vendredi 22 janvier 2016

Today we live, Emmanuelle Pirotte

On a entendu parler d'Emmanuelle Pirotte il y a quelques mois, avec la parution de son premier roman, Today we live. Emmanuelle est scénariste, mais elle est toujours et avant tout présentée dans les médias comme la fille du poète Jean-Claude Pirotte, disparu en 2014.
Face à l'écho très positif qu'a reçu son roman, je me suis dit que j'allais à mon tour tenter l'expérience.



Le synopsis

En décembre 1944, dans les Ardennes, une petite fille juive, Renée, est confiée par un curé à deux soldats américains; En réalité, il s'agit de deux SS infiltrés (bravo monsieur le curé, en matière de bonne intention qui se termine en eau de boudin, ça se pose là). Alors qu'ils sont sur le point d’exécuter la fillette, son regard croise celui de l'un des soldats, Mathias, et le conduit à commettre un geste inexplicable : retourner l'arme contre son acolyte.
Dès lors commence leur cavale dans la campagne française, et leur lien tout à fait improbable et cependant instinctif et puissant. 

Mon avis

Le synopsis m'a d'abord laissée suspicieuse tout autant que curieuse, comme vous l'imaginez. Un SS qui se prend de, de quoi au juste? de pitié? d'attachement? de fascination? bref, pour une gamine juive, c'était un topo inattendu.
Et bien figurez-vous que j'ai vite laissé au placard mes réserves et mes objections rationnelles, pour me plonger corps et âme âme dans cette histoire captivante.

Pour ceux qui ont déjà lu quelques-unes de mes chroniques, vous aurez compris que la première épreuve qu'un roman doit surmonter pour me plaire, c'est celle du style : une histoire passionnante relatée dans un style déplorable aura raison de toute ma bonne volonté, et si je saurais - du moins je l'espère - reconnaître ses mérites, il ne pourra pas entrer dans mon panthéon personnel (ce qui devrait être l'ambition de tout roman, non?).
Today we live a passé l'épreuve avec succès : il y a beaucoup de franchise dans la plume, le patois local se marie à quelques mots d'anglais, quelques autres d'allemand, et pour le reste, l'écriture m'a semblé lumineuse et vivante.

Deuxième épreuve : l'intrigue. Cela inclut, pèle-mêle, l'intérêt du contexte, de l'environnement, et, bien sûr, de l'histoire que l'auteur nous raconte.
Globalement, je ne vois pas d'un bon œil les récits sur la Seconde Guerre Mondiale. Je suis très favorable au fait que les horreurs perpétrées ne soient pas oubliées et se maintiennent dans les mémoires, mais en matière de littérature, je trouve que beaucoup choisissent ce cadre-là par facilité, par manque d'imagination peut-être aussi, et au bout du compte, on peut lire tant de récits plus ou moins dignes d'intérêt qu'un ennui mortifère me gagne chaque fois qu'un synopsis place là une intrigue.
Cependant, ici, l'idée saugrenue de confronter deux personnages aux antipodes l'un de l'autre, et que se passe l'inattendu, m'a aguichée.
C'est ainsi que Today we live a surmonté également la deuxième épreuve, alors qu'elle aurait pu lui être fatale.

Troisième épreuve enfin : les personnages. Sont-ils intéressants, sont-ils consistants ? Évitent-ils l'écueil méprisé du manichéisme ?
Ici, il y a Renée, petite fille juive surprenante, à l'instinct de survie aiguisé, à qui la vie, comme on peut se le figurer, n'a pas fait de cadeau. Elle n'est pas simplement la gentille petite fille incarnant la pureté de l'enfance : elle est dure, elle peut être cruelle avec les autres enfants, notamment lorsqu'elle estime qu'il faut qu'ils sachent la vérité et qu'elle se fait un devoir de les en informer (du style : "Tes parents sont morts. Pas la peine d'attendre qu'ils viennent te chercher." Ouh la sale gosse...).
Et puis, il y a Mathias, la machine à tuer, l'allemand caméléon, qui a vécu au Canada parmi les Iroquois, ce qui lui permet de parfaire sa double identité, et de mener à bien sa mission d'infiltration - et surtout, de se tirer d'affaires, parce que, bon, Monsieur a un côté impulsif aussi). Il est beau et animal, mais il est aussi un SS, de ceux qui savaient ce qui se passait dans les camps sans y avoir pris part directement, mais la responsabilité indirecte est là (et oui, quand on laisse faire, il faut assumer une part de responsabilité).
Ce qui se joue entre Renée et Mathias est fascinant : ils se captivent l'un l'autre, s'apprivoisent alors même qu'ils se sont liés l'un à l'autre tacitement et immédiatement.
Les personnages secondaires ne manquent pas non plus de sel : Jules Paquet, le propriétaire de la ferme, bon gars qui déborde un peu parfois, et qui pressent les choses sans mettre le doigt dessus, sa fille Jeanne, qui vit avec transport les sensations qui la tiraillent, les excellents Françoise et Hubert, un peu lâches, qui ont surtout peur pour eux et ne manquent pas de faire ce qu'il faut quand ils pensent qu'en dépend leur survie, et les Américains, Dan, aigri de jalousie et de désir non partagé, Pike, Max, et j'en passe et des meilleurs.
Bref, pas besoin de vous faire un dessin : les personnages de Today we live sont parfois complexes, agités d'intentions parfois paradoxales, au point de questionner leur crédibilité, et c'est là que naît, selon moi, leur part d'humanité. La réaction de Mathias lorsqu'il s'apprête à fusiller Renée est irrationnelle, invraisemblable, comme peuvent l'être certaines réactions que l'on ne s'explique pas, au quotidien, et plus encore dans un contexte où tous les codes sont chamboulés. C'est pour cela, en réalité, que je crois à cette action, que je crois à la scène, et qu'elle scelle, dès les premières pages, mon intérêt farouche pour le roman.

Et puis, ensuite, c'est comme en amour, il y a ou n'y a pas ce petit truc particulier, la fameuse étincelle (ou attraction charnelle, dans le cas de l'amour, mais bon, on ne peut pas vraiment parler de ça ici ou la métaphore tombe à l'eau, donc je reste sur le terme "étincelle" - quoique, je dois dire que la police utilisée par les éditions du Cherche-midi a quelque chose de singulier et de dansant qui me trouble et me séduit assez)
Difficile de décrire ce point, sachez simplement que, dans mon cas, l'étincelle s'est produite, et je n'ai pas lâché le bouquin jusqu'à la dernière page.

Je suis donc absolument convaincue par ce premier roman, et le recommande chaleureusement.
Et, bien sûr, je suivrai avec attention les prochains pas d'Emmanuelle dans le monde merveilleux de la littérature de fiction.


Pour vous si...
  • Vous aimez les figures de grands méchants (mais vraiment méchants) qui ont, quelque part au fond d'eux, une sorte de conglomérat rocheux qui leur sert de cœur 
  • Vous savez intimement que la description de la pureté et de la candeur des enfants, c'est du blabla : certains peuvent être sacrément coriaces et féroces
  • La perspective d'un coït dans une étable vous émeut

Morceaux choisis

"La plupart des enfants dans sa situation se seraient fabriqué des souvenirs à partir de lambeaux de vie confus, recousus et idéalisés par la suite pour former un écran de beauté et de douceur destiné à les protéger de l'enfer de leur réalité. Mais Renée n'était pas faite de cette étoffe-là ; elle faisait preuve d'une lucidité qui avait souvent effrayé les rares personnes qui avaient pris la peine de la connaître. Elle était dure avec elle-même, et tout autant avec autrui. Elle ne négociait pas avec la réalité. En revanche, elle se plongeait avec passion dans les légendes et les contes, des histoires anciennes très éloignées de son présent. Elle les percevait confusément comme les seuls vrais remèdes à la laideur du monde ; et, paradoxalement, comme les éblouissants reflets de sa fulgurante beauté."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

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