mercredi 31 août 2016

Un été à Cold Spring, Richard Yates

Une excursion à Cold Spring, USA, le temps d'un été ou de quelques années, qu'en dites-vous? 
Pour ma part, la perspective était trop alléchante pour ne pas y céder...



Le synopsis

Au début des années 1940, Evan Shepard rencontre Rachel Drake. Il a déjà une fille d'un premier mariage, survenu tôt, et qui s'est noué en échec. Rachel représente dans sa vie un nouveau souffle, une promesse, si bien qu'il l'épouse.
Il doit néanmoins compter avec la famille de Rachel, en particulier sa mère Gloria, fantasque et en mal d'amour, et son frère Phil, étudiant brillant et manquant d'assurance.
Alors qu'Evan est confronté au refus de l'armée de l’enrôler, Rachel tombe enceinte. Le couple emménage bientôt avec Gloria et Phil dans une maison à Cold Spring, près des parents d'Evan.

Mon avis

Un été à Cold Spring est en quelque sorte un roman de mœurs : on y découvre la famille Shepard, les errances d'Evan, sa rencontre anecdotique avec les Drake, son rapprochement avec Rachel, et son quotidien avec eux.

Chaque personnage se caractérise par des fêlures propres, et tâche de trouver son compte dans leur vie commune dans la bourgade de Cold Spring.
Rien d'exceptionnel ne leur arrive, pour finir, et leur particularité est plutôt d'être épargnés par la guerre, et d'en souffrir dans une certaine mesure (le père d'Evan voit comme une humiliation le fait que son fils soit réformé), à une époque où l'on sait davantage les pertes causées par l'envoi des soldats sur le front.

Le récit est donc à considérer comme le portrait de deux familles à l'écart de l'agitation mondiale, et qui sont néanmoins en proie à leurs préoccupations quotidiennes, avides de trouver un équilibre et une satisfaction dans leurs choix.

L'écriture est simple, et sert agréablement l'histoire qui se déroule sans accroc.

Un été à Cold Spring n'a pas été une révélation littéraire, mais a constitué une lecture limpide.
Ce n'est déjà pas si mal!


Pour vous si...
  • Vous vous plaisez à lire des histoires familiales et n'attendez pas d'un roman qu'il soit construit à la façon d'un thriller. 

Morceaux choisis

"_En réalité, il n'y a jamais rien de risible chez une femme assoiffée d'amour.
Evan réfléchit à ces paroles, impressionné par la clairvoyance de son père, et reconnut qu'il avait sans doute raison."

"Était-il possible qu'aucun être ne soit vraiment en mesure de déterminer ses vrais motifs? Et si les hommes et les femmes s'unissaient tous de manière aussi aléatoire et irréfléchie que les oiseaux, les cochons ou les insectes, si tout appel à la "raison" était forcément vain,, un leurre, un non-sens. Oui, c'était sans doute une manière d'appréhender les choses. L'autre manière exigeait de convoquer des souvenirs trop vifs et trop douloureux pour qu'elle envisage de le faire la plupart du temps : l'autre manière consistait à reconnaître que Curtis Drake avait gagné son cœur."


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 30 août 2016

Le temps de l'innocence, Edith Wharton

Pour cette fin de mois d'août, je vous ai concocté un classique de-tou-te-beaû-té : un incontournable d'une grande dame américaine, j'ai nommé, Edith Wharton et son Temps de l'innocence!
De nouveau, une prose à laquelle je n'avais jamais goûté, et qui s'est révélée fort riche...



Le synopsis

A la fin du XIXe siècle, un jeune homme de bonne famille, Newland Archer, projette d'épouser la douce et jeune May Welland, issue comme elle de la haute société new-yorkaise, et qui incarne toutes les valeurs attendues chez une jeune fille de son rang.
Cependant, lorsque la cousine de cette dernière, la comtesse Ellen Olenska, rentre d'Europe après avoir fui son époux, et que la rumeur se répand qu'elle envisage de demander un divorce, l'opprobre menace de s'étendre aux Welland, et les talents d'Archer sont sollicités pour tâcher de convaincre Ellen d'éviter le scandale à sa famille.
Peu à peu, Newland découvre la personnalité colorée, anti-conformiste et spontanée de la comtesse, et se laisse troubler.
Entre May et Ellen, il doit choisir à quelle femme se lier, et auprès de laquelle il va passer le reste de sa vie.

Mon avis

Lire Edith Wharton m'a rappelée à une littérature exigeante, où il faut dénicher le sens derrière les sous-entendus propres à la bienséance mondaine : il y a, dans les interactions des personnages, dans leurs pensées et leurs actes, un code propre à la société fermée dans laquelle ils évoluent, si bien que tout semble politique, et rien spontané ou authentique.

C'est en cela que tranche le personnage d'Ellen Olenska : plus libre de par son expérience européenne et les chaînes qu'elle a brisées envers et contre les règles bourgeoises, elle se caractérise par une vivacité de paroles et lorsqu'elle s'exprime, elle ne le fait pas dans le style ampoulé propre aux autres protagonistes.

A l'inverse, May est une jeune fille que l'on découvre être ce que l'on attend d'elle, de bout en bout : douce et dévouée, elle se révèle aussi conformiste et soucieuse de la tradition le demande, et alors qu'elle incarnait l'idéal de Newland, cet attrait se dissipe au fil du temps, lorsque le vernis social ne suffit plus à contrebalancer l'ennui qui peuple leurs jours ensemble.

Car l'intérêt majeur du roman, au-delà de la peinture qu'il offre d'une époque et d'un milieu particuliers, réside dans le choix de Newland, ce dilemme et cette tension qui l'habitent et le poussent un temps à considérer l'abandon de tout ce qu'il a toujours connu et a appris à convoiter, puis, à s'en retourner à la raison, et à ne pas poursuivre son élan de folie - à moins qu'il ne se soit agi d'un élan de conscience?

Le temps de l'innocence est un récit tragique, qui se pare des atours de la haute société, et n'en laisse rien paraître, pourtant le sort de Newland n'a rien d'enviable, et génère un sentiment de gâchis terrible.

Seul petit bémol : un peu à la manière de l'Aurélien d'Aragon, le roman ressemble à une succession de sorties mondaines, d'entrevues et de conversations qui confinent à une élite new-yorkaise, et si l'on se détourne de l'intérêt historique/sociologique, il est possible d'être gagné par la langueur qui semble occuper ces gens qui s'ennuient. 

Pour vous si...
  • Vous ne vous laissez pas impressionner par les récits mondains, et trouvez justement passionnants les codes qui régissent le microcosme social formé par l'élite du pays.

Morceaux choisis

"Loin de vouloir que la future Mrs. Newland Archer fît preuve de naïveté et d'ignorance, il désirait qu'elle acquît à la lumière de sa propre influence un tact mondain et une vivacité d'esprit la mettant à même de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage : car dans ce milieu c'était un usage consacré d'attirer les hommages masculins, tout en les décourageant."

"_Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le sommes, déclara-t-il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son irritation, mesurer les redoutables conséquences."

"Archer songeait. Il songeait à la platitude de l'avenir qui l'attendait et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre image, l'image d'un homme à qui il n'arriverait jamais rien."

"Il était las de vivre dans la fiction d'une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en avoir la chaleur."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 29 août 2016

Wild, Cheryl Strayed

Un roman que je voulais lire de longue date... A l'occasion de l'adaptation cinématographique qui m'avait plutôt plu, quelques amies s'y étaient plongées, et m'en avaient dit du bien.
Il faut cependant toujours vérifier par soi-même pour se faire une idée!


Le synopsis

Affectée par la mort de sa mère, son divorce et une période de toxicomanie, Cheryl Strayed entreprend spontanément de parcourir le PCT, le Pacific Crest Trail, long de près de 1800 kilomètres. Une aventure à laquelle elle est peu préparée, puisqu'elle n'a jamais réellement réalisé de randonnée, et que ses connaissances pour survivre dans la nature sont limitées. Néanmoins, armée de sa détermination pour mener à bien cette quête de sens, elle franchit les obstacles un à un, et progresse le long de ce parcours sauvage et solitaire.

Mon avis

Après avoir découvert l'Appalachian Trail à travers le regard humoristique de Bill Bryson, me plonger au cœur du PCT m'a donné comme une impression de déjà-vu (dans les galères de la survie au quotidien), combiné à l'originalité de l'approche de Cheryl Strayed.

Comme Bill, Cheryl ne semblait pas prédisposée à parcourir le PCT et à en devenir la reine, et c'est sans doute ce qui fait que la recette prend immédiatement : n'importe quel quidam peut s'identifier.
Pour partie, en tout cas. Parce qu'au-delà de son manque d'expérience, l'histoire de Cheryl accompagne sa progression le long du PCT, et l'on a toujours à l'esprit combien il le motive.

Et c'est aussi ce qui porte le lecteur : ce sentiment d'authenticité qui émane de Cheryl, et de son entreprise. Lorsque Cheryl recueille ses souvenirs, elle aborde sans détour les derniers mois de la vie de sa mère, sa responsabilité dans l'échec de son mariage et la souffrance causée à son ex-mari, mais aussi sa chute ponctuelle dans la drogue, et son aveuglement.

De la même façon, elle ne raconte pas d'histoire ou n'enjolive ce qui l'a conduite au pied du PCT : l'idée semble la prendre un beau jour, sans qu'elle sache expliquer pourquoi, elle n'exprime pas de quête de vérité qui aurait pu sonner faux ou, pour le moins, aurait paru grandiloquente.

Le récit nous emporte donc, le ton franc de Cheryl et ses anecdotes nous la rendent proche et sympathique, et la construction du roman, alternant son quotidien rude le long du PCT, et les épisodes du passé qui resurgissent peu à peu et contribuent à nous donner d'elle un portrait de plus en plus complet, fonctionne très bien, maintenant l'intérêt du lecteur.
Il n'y paraît pas, mais cela n'a rien d'évident : après quelques dizaines de pages, les journées peuvent se ressembler, les difficultés aussi, si bien que certains lecteurs pourraient être lassés. Les passages dédiés à l'histoire de Cheryl injectent donc du dynamisme, de la profondeur, et tranchent de par les émotions qu'ils véhiculent, avec le traitement factuel de la randonnée.

J'ai donc été séduite par Wild, qui constitue à mes yeux un récit intéressant sur le deuil et son dépassement, au-delà de ce qu'il dit bien sûr de l'un des trails les plus ardus au monde.

Pour vous si...
  • Vous avez aimé l'Appalachian Trail de Bryson, et n'êtes pas contre une version plus sérieuse sur le Pacific Crest Trail
  • Un bon roman ne peut pas se passer, à vos yeux, d'un serpent à sonnette (ou même de plusieurs)

Morceaux choisis

"Une terre que je ne connaissais pas mais qui avait toujours existé, et où le chagrin, la confusion, la peur et l'espoir avaient fini par me conduire. Une terre où je comptais devenir la femme que je voulais être, et retrouver la petite fille que j'avais été. Une bande de terre de soixante centimètres de large sur quatre mille deux cent quatre-vingts kilomètres de long."

"Il ne m'était jamais venu  l'esprit que ma mère puisse mourir. Jusqu'à sa mort, cette idée était restée inconcevable. Ma mère était un monolithe incontournable, le gardien de mes jours. Elle vieillirait et continuerait à travailler dans son jardin."

"Ce matin-là, quand je me suis éloignée de la source avec mes dix kilos d'eau fraîchement puisée, j'ai réalisé que d'une manière étrange, abstraite et rétrospective, je m'amusais. Malgré la torture que j'endurais, je remarquais par moments la beauté du paysage, je m'émerveillais des petites choses comme des grandes : la couleur d'une fleur du désert au bord du chemin, l'immense étendue du ciel où le soleil descendait derrière les montagnes."

"Pour moi, la solitude avait toujours été un lieu plus qu'un sentiment, une petite pièce dans laquelle je pouvais me réfugier pour être moi-même."

"Peut-être qu'en effet j'étais la personne la plus seule au monde. Mais peut-être que c'était bien."


Note finale
3/5
(très cool)

jeudi 25 août 2016

Le nouveau nom, Elena Ferrante

Dès le début de l'été, j'ai pris soin de réserver à un moment propice la lecture du Nouveau nom, le second tome de la saga entreprise par Elena Ferrante et qui fait suite à l'excellent L'amie prodigieuse, l'une de mes grandes découvertes de l'année
Le moment propice, fait de gyros et de mer céruléenne à perte de vue sous un ciel immaculé, est enfin arrivé. 


Le synopsis

A Naples, Lila a épousé Stefano, qui, lors de son voyage de noces, a dévoilé son véritable visage, en tâchant de la "mater" et en n'hésitant pas à user de la force pour cela.
Lorsque Lena la revoit, elle découvre la vie de son amie, faite d'opulence matérielle et de violence conjugale, tandis que le quartier voit grossir les rumeurs de toutes sortes, le ventre de Lila tardant à s'arrondir.
La relation des deux amies évolue à présent que Lila connaît les choses de l'amour toujours inconnues de Lena, et de par le statut social de Lila, devenue la femme de l'épicier, jouissant ainsi de sa richesse. Lena, pour sa part, poursuit ses études, mais peine à s'y intéresser, taraudée de questions concernant son avenir. Elle quitte bientôt Antonio, et retrouve, avec le soutien de Lila, goût aux études, parvenant même à se distinguer auprès de la professeur qu'elle estime le plus.
Un été, elle accompagne son amie à Ischia où Lila doit prendre des bains de mer supposés favoriser la fertilité. Elles y croisent Nino Sarratore, que Lena aime secrètement depuis son enfance. Cette rencontre vient bouleverser la relation entre les deux amies, et l'existence agitée de Lila.

Mon avis

Comme je m'y attendais, j'ai retrouvé avec beaucoup de plaisir les personnages peuplant la fresque imaginée par Elena Ferrante.

Tout est tel que je l'avais laissé à la fin de L'amie prodigieuse, la relation entre Lila et Lena est toujours aussi ambiguë, et les événements qui surviennent dans ce tome ne sont pas pour simplifier les choses.

Le récit du Nouveau nom est aussi prenant qu'espéré, et consiste pour une grande partie en interactions entre les différents protagonistes, qui se précisent et que l'on voit évoluer vers l'âge adulte, non sans intérêt.
La même violence qui émanait du premier tome hante les pages du roman, caractérisant Naples et le milieu social dont proviennent Lila et Lena, et dont elles peinent à s'extraire, chacune ayant suivi pourtant un chemin différent.
L'été à Ischia est bien sûr au cœur de l'intrigue de ce tome, et fait naître de nombreux sentiments contradictoires, envers Lila, Nino, mais aussi Lena, que l'on croyait connaître et dont on découvre aussi le caractère, les paradoxes.
A cet égard, l'auteur livre une peinture psychologique autant que sociale de ses personnages, qui est absolument passionnante.

Une certaine attente grandit peu à peu, et l'on a hâte de voir se concrétiser le passage à l'âge adulte, dans la mesure où nombre de réactions des deux jeunes filles sont tout à fait adolescentes, et que leur situation respective exalte la rivalité tirée de l'enfance. A mesure qu'elles s'éloignent, la curiosité croît concernant l'état possible d'une amitié adulte.

De la même façon que l'auteur qualifie de "coloré" le dialecte employé par Lila, la langue est dans le récit elle-même colorée, riche, elle donne du relief à l'intrigue, et retranscrit avec beaucoup de finesse les différents états d'esprit de Lena, en particulier, dans lesquels on note des variations parfois à peine perceptibles, parfois brutales, notamment dans son appréhension de son amitié avec Lila.

L'auteur parvient à créer un sentiment d'authenticité qui emplit le lecteur, comme s'il avait accès aux pensées y compris les plus inavouables de Lena : rien ne nous semble dissimulé, il est question de jalousie, de mépris, de haine parfois, tout autant qu'il est question d'amour et d'admiration.

Une lecture tout aussi électrisante que celle du premier tome de la saga, captivante et dérangeante. Le prochain tome sera publié en janvier par Gallimard. Autant vous dire que je vais trouver le temps long...


Pour vous si...
  • Vous voulez connaître la suite de l'histoire de Lila et Lena, bien sûr.

Morceaux choisis

"Certes, il y avait une explication simple à cela : depuis l'enfance, nous avions vu nos pères frapper nos mères. Nous avions grandi en pensant qu'un étranger ne devait pas même nous effleurer alors qu'un parent, un fiancé ou un mari pouvaient nous donner des claques quand ils le voulaient, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer."

"Quand je leur dis au revoir en leur adressant mes meilleurs vœux, je souhaitai pour mon propre bien ne plus les revoir."

"Et bien que, nous les filles du quartier, nous voulions depuis notre enfance devenir des épouses, de fait en grandissant nous avions presque toujours eu de la sympathie pour les maîtresses, qui nous semblaient des personnages plus passionnés, plus combatifs et surtout plus modernes."


Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 24 août 2016

La ville orpheline, Victoria Hislop

Et voilà le tant attendu Victoria Hislop de l'été! Cela fait quelques années que j'aime agrémenter mes vacances d'un de ses romans, où l'on a toujours le plaisir de découvrir l'histoire d'un pays à travers l'approche divertissante d'une histoire de famille, car c'est un peu la marque de fabrique de l'auteur. Voyons voir ce qu'il en est lorsqu'elle s'attaque à Chypre!

Le synopsis

En 1972, à Famagouste, en Chypre, Aphroditi est l'épouse de Savvas, et régente à ses côtés l'hôtel Sunrise, avec l'aide de Markos, avec lequel elle se montre distante, et qui se comporte comme le bras droit de son mari.
Dans la ville, grecs et turcs vivent côte à côté dans une relative harmonie, jusqu'au putsch grec conduisant à l'invasion de l'île par la Turquie, soucieuse de protéger sa minorité locale. Famagouste est bombardée, et la population s'enfuit, à l'exception des familles Georgiou et Ozkan, qui se cachent chez elles et tentent de survivre dans une ville devenue déserte.

Mon avis

Ce qui est à la fois appréciable et regrettable avec Victoria Hislop, c'est que ses romans ne sont jamais très surprenants : les ingrédients sont toujours les mêmes, et nonobstant, cela fonctionne! Dans une certaine mesure, en tout cas.

L'intérêt majeur d'Une ville orpheline réside dans l'épisode du putsch grec et l'invasion turque relatés dans une version romancée. Avec un certain talent, l'auteur parvient à faire vivre les faits et à leur donner du relief, suffisamment en tout cas pour intéresser un public a priori plutôt attiré par la distraction des intrigues relationnelles.

Comme avec la Crète, la Grèce et l'Espagne, les événements se succèdent et prennent une certaine résonance, étant donné que l'on pressent l'impact qu'ils peuvent avoir pour les protagonistes rencontrés dès les premières pages, et auxquels on s'attache habituellement.

Le bémol dans ce dernier roman tient justement à ce que, selon moi, les personnages sont peut-être plus distants que dans ses précédents ouvrages : le trio formé par Savvas / Aphroditi / Markos est, pendant la première partie du roman, au cœur du récit, puis l'on se désintéresse graduellement d'eux pour se fixer sur les familles Georgiou et Ozkan, le lien étant fait par Markos, qui est le fils Georgiou. Si les membres des deux familles se révèlent touchants, j'ai trouvé peu de consistance au trio principal : Savvas se définit avant tout par son obsession pour les affaires et la rentabilité économique, les actes de Markos sont les seuls permettant véritablement de comprendre sa personnalité, et ses affres intérieurs, s'il en est, nous sont occultés, seuls les états d'âme d'Aphroditi nous sont accessibles, ce qui donne du relief aux péripéties rencontrées.
Hüseyin, qui devient peu à peu central, m'a paru à peine ébauché, on suit ses allers et retours, sa suspicion grandissante à l'égard de Markos, mais je ne suis pas parvenue à m'inquiéter de son sort.

C'est assez dommage, car l'intrigue qui se noue entre Aphroditi et Markos en particulier est somme toute intéressante, et sort des sentiers battus, ou à tout le moins, déjoue ce à quoi l'on aurait pu s'attendre.

De bonnes intentions donc dans ce nouveau récit qui a le mérite de sensibiliser le lectorat à un épisode peut-être méconnu de l'histoire chypriote, et qui présente certaines des qualités déjà éprouvées dans les autres romans de l'auteur, à l’instar de la structure et du rythme, qui portent le lecteur sans trop d'efforts. Néanmoins les protagonistes m'ont paru manquer d'aspérités et du piquant motivant une proximité et une sorte d'attachement.

Une ville orpheline demeure toutefois une lecture toute indiquée pour accompagner le farniente estival.


Pour vous si...
  • Vous êtes un inconditionnel de Hislop
  • L'histoire de Chypre vous intéresse

Morceaux choisis

"Chypre était pareille à une feuille de vigne : elle paraissait verte et opaque, cependant il suffisait de l'étudier à contre-jour pour découvrir qu'elle était parcourue de veines. La menace infiltrait l'île, et si la promesse de sensualité ensoleillée continuait à attirer des visiteurs, des complots étaient ourdis derrière les portes closes."

"Chypre était un sujet de grande nostalgie pour eux tous. Les souvenirs de leurs existences merveilleuses restaient vivaces. L'air, le parfum des fleurs, l'arôme des orangers. Aucune de ces choses ne pourrait plus jamais être aussi douce."


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 23 août 2016

Une Antigone à Kandahar, Joydeep Roy-Bhattacharya

Un petit retard à combler sur la rentrée littéraire 2015, je vous parle donc aujourd'hui d'un roman paru l'an passé chez Gallimard, dont le titre présage à juste titre de la grosse marrade qui attend le lecteur. 


Le synopsis

A Kandahar, Nizam quitte la montagne à découvert en se traînant sur un chariot devant une base américaine pour réclamer le corps de son frère Youssouf, chef tribal pachtoun abattu lors d'une attaque lancée avec ses hommes contre la base.
Mais pour les Américains, Youssouf faisait partie des talibans, et ils comptent transporter son corps pour l'exposer à la télévision et attester ainsi de sa mort.
Par ailleurs, Nizam incarne pour eux une menace et un mystère : est-elle un terroriste déguisé en femme, est-elle une kamikaze, a-t-elle pour rôle de les occuper pour faire diversion ? Peuvent-ils extraire des informations en l'interrogeant? Ou se pourrait-il qu'elle dise la vérité?
Le doute s'installe à mesure que les heures passent. 

Mon avis

Une Antigone à Kandahar est un roman qui m'a désarçonnée et dépaysée, comme on pouvait s'y attendre.

Son thème, bien sûr, n'est pas des plus guillerets, mais permet de se pencher sur un sujet qui m'est resté somme toute assez lointain : la guerre d'Afghanistan.

La construction du roman est, par ailleurs, originale : dans un premier chapitre, Nizam relate les quelques heures cruciales qui vont déterminer de son sort, puis, les protagonistes du côté américain prennent à leur tour la parole pour dire leur point de vue, et leur vision du déroulement des événements sur la même période de temps.
Ce qui déroute et néanmoins apporte de la profondeur au roman, réside dans l'attention que l'auteur apporte à ces protagonistes : on appréhende dans chaque chapitre ses préoccupations, son parcours, ses angoisses et son état d'esprit, notamment concernant son engagement dans la guerre et les traumatismes que cela cause. De la sorte, pour certains, la présence de Nizam devant les murs de la base n'est qu'anecdotique, tout en constituant une curiosité qu'ils ne savent résoudre, et pour d'autres, il s'agit véritablement d'une énigme insoluble. Bientôt, Nizam devient l'objet de dissidence, et les Américains s'opposent entre eux au sujet de sa véritable identité, et de la raison de sa venue en fauteuil roulant.
Si les théories du complot sont d'abord très ancrées, à mesure que le doute s'instaure, une proximité s'établit, qui se traduit lorsque les hommes se demandent s'ils n'auraient pas, en lieu et place de Nizam, accompli la même démarche qu'elle. Pour autant, la méfiance reste de mise.

La tension du roman se concentre notamment dans la chute amorcée à la fin du chapitre raconté depuis le point de vue de Nizam, qui ouvre le livre : on part donc avec une théorie sur ce qu'il advient, mais la réponse n'est délivrée que dans les dernières pages.
Ce premier chapitre est celui qui m'a le plus ébranlée, et je n'ai pas retrouvé ensuite cette même pureté de ton dans le reste du roman, il agit en cela comme un chapitre fondateur.

Quant à l'intertextualité au regard de la tragédie antique, ainsi qu'y fait référence le titre du roman, on peut la deviner à travers les thèmes évoqués, mais elle demeure, à mon sens, relative. Il y a une fatalité en ce que Nizam ne peut renoncer à sa requête, et doit enterrer son frère, quoi qu'il lui en coûte : elle est en cela Antigone. Cependant, il plane dans le roman comme une possibilité, et l'on se prend à penser qu'elle pourrait obtenir gain de cause : Nizam n'est pas résolue à mourir et ne pense pas que c'est à cela qu'elle est condamnée. A cet égard, l'issue n'est pas semblable à celle que l'on connaît, et si l'histoire semble se répéter, les variations introduites permettent de percevoir la singularité et la complexité actuelles.

Une Antigone à Kandahar est un roman brillant et terrible, qui éveille à l'absurde de guerre.

Pour vous si...
  • Vous êtes curieux de revisiter le mythe d'Antigone
  • Vous vous intéressez aux romans de guerre

Morceaux choisis

"Nous ne sommes pas entièrement nous-mêmes tant que nous ne nous confrontons pas à la longueur de la nuit, à la réalité de sa finitude, à ses nuances protéennes et distinctes, à son inévitable fin."

"J'ai tellement changé, qui eût cru que ce fût possible? Moi qui pensais tellement ne jamais changer. Regardez-moi maintenant : je suis étranger à moi-même. Je porte les morts en moi. Mes yeux se ferment, mais le sommeil ne vient pas."

"Des milliers d'étoiles viennent remplacer le soleil liquéfié. Elles compensent l'absence de lune. Le fort est suspendu dans une volute de brouillard vespéral, ses toits en pente s'effacent peu à peu dans l'obscurité. Le labyrinthe de sentiers que j'ai dû parcourir pour arriver ici, avec ses longs passages périlleux truffés de mines, me paraît déjà appartenir à une autre vie."

"Je pince les cordes et elles résonnent en moi, remplissant le vide infini qui m'entoure."


Note finale
4/5
(très bon)

lundi 22 août 2016

Les humeurs insolubles, Paolo Giordano

Rappelez-vous, le premier roman incroyable de Paolo Giordano : La solitude des nombres premiers. Un livre dont on se souvient par-delà les années.
Je suis tombée (presque) par hasard sur son dernier roman, Les humeurs insolubles (si l'on considère que se retrouver chez Bookoff un vendredi soir à 18h est entièrement le fruit du hasard, position pour le moins contestable). Et j'avais hâte de vous en parler.


Le synopsis
Madame A., autrefois femme de ménage et nourrice dans le foyer du narrateur et de sa compagne Nora, se meurt, gravement atteinte par un cancer.
Elle affronte seule la maladie et la fin de sa vie, tenant à distance ceux qui tiennent à elle.
Face au mal qui la ronge, le couple se retrouve démuni, en proie aux humeurs qui dévastent l'un et l'autre alors qu'ils prennent conscience de leur impuissance.

Mon avis

Le récit de Paolo Giordano prend pour objet un sujet grave, à travers la maladie incurable.
Cela tombe bien, car Paolo est l'un des écrivains qui peuvent se permettre de s'attaquer à un tel sujet. Il démontre ici qu'il est capable de le traiter avec toute la délicatesse et l'intelligence indispensables pour ne pas sombrer dans le grotesque ou l'impudique.

La petite touche Giordano réside, à mon sens, dans la puissance de ses analogies. Ici, il est question des humeurs qui affectent les différents protagonistes et, au lieu de les rapprocher dans un contexte où chacun est bouleversé par l'inéluctable, les éloignent et les isolent : elles sont en cela insolubles, comme des substances liquides.

Au-delà de cette comparaison, l'auteur met en parallèle le cancer qui ronge Madame A. et la distance qui s'installe, du fait de cette épreuve, dans le jeune couple formé par le narrateur et Nora. L'auteur excelle à rendre poétique ce qui, au demeurant, ne s'y prête pas, et fait ainsi émerger un sens, une signification qui était jusque-là cachée, dont on n'avait pas pleinement conscience. La réalité du cancer, obscène lorsqu'elle est observée sans détour, n'est jamais aussi bien appréhendée que lorsqu'elle vient se superposer à l'évolution du couple, à travers les métastases qui se répandent peu à peu, au point qu'il ne reste un jour rien à sauver.

J'aime la pudeur employée par l'auteur pour dire le quotidien de la mort qui s'empare de Madame A., les réflexions que la situation fait naître, pour le narrateur comme pour son entourage, et la façon dont se côtoient les joies et les peines, sans retenue, parce que cette proximité hallucinante est terriblement réaliste.

Ainsi, si le roman ne m'a pas autant intimement bouleversée que La solitude des nombres premiers, il m'a émue et m'a renvoyée à des situations connues, en m'aidant à les lire. Le genre de lecture dont on sort un peu grandi.


Pour vous si...
  • Vous vous faites une joie de retrouver l'auteur de La solitude des nombres premiers
  • Vous êtes intéressé par les récits qui parlent du deuil

Morceaux choisis

"Nous nous fabriquions donc, tous les deux, une petite consolation personnelle. Face à la mort d'autrui, il ne nous reste qu'à inventer des circonstances atténuantes, à attribuer au défunt un dernier geste d'empressement à notre égard, à disposer les coïncidences selon un fil logique."

"Ses seize mois de calvaire ne m'avaient pas permis de déterminer si le meilleur service à lui rendre consistait à la rapprocher de la vérité ou, au contraire, à encourager chez elle un espoir imaginaire, mais je penchais davantage pour un réalisme cru."

"Tout enfant est aussi un sismographe exceptionnel."

"Il arrive même à un jeune couple de tomber malade - d'hésitation, de répétition, de solitude. Les métastases éclosent, invisibles, et les nôtres ont bientôt atteint notre lit."

"La vie se resserre parfois à l'image d'un entonnoir, et des strates jaillissent de l'émulsion initiale des humeurs. [...] En dépit de nos espoirs, nous étions insolubles l'un dans l'autre."

"La pensée de la mort est réservée à ceux qui sont capables de lâcher prise, à ceux qui l'ont fait au moins une fois : plutôt qu'à une pensée, cela ressemble à un souvenir."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 19 août 2016

Désolée, je suis attendue, Agnès Martin-Lugand

I know. I KNOW.
Depuis que j'ai découvert son roman Les gens heureux lisent et boivent du café, je me suis évertuée à en dire le plus grand mal, au point que son auteur est devenu un point de repère dans ma vie et sur le blog, incarnant la littérature actuelle que je n'aime pas.
Et cependant, malgré cela, j'ai décidé de découvrir son dernier né, dont le titre était certes un peu moins pénible que ceux de ses derniers livres, mais ne laissait pas présager que les travers du passé avaient été surmontés.



Le synopsis

A trente-cinq ans, Yael ne vit que par et pour son travail. Interprète dans une agence en forte croissance, elle n'aime rien tant que passer ses journées entre rendez-vous client et prospection, et déborde d'ambition pour le futur. Ses amis et sa sœur, Alice, ne reconnaissent plus en elle la jeune fille enjouée et légère qu'elle était à vingt ans, et se montrent critiques envers son choix de vie, qui ne fait aucune place à la détente, à la famille, au temps passé avec ses proches.
Cependant, son obstination la pousse dans ses retranchements, si bien que son patron l'oblige bientôt à prendre des vacances. Durant la même période, elle tombe par hasard sur Marc, un ancien ami qui avait disparu sans laisser de trace dix ans plus tôt, laissant Yael et leur bande d'amis dans une grande détresse. Ces deux événements vont concourir à transformer peu à peu sa vie et la conception qu'elle en a.

Mon avis

Il faut donner des secondes chances. Très honnêtement, je n'avais pas le sentiment que c'était ce que je faisais en m'attelant à Désolée, je suis attendue, mais c'est là un tort de ma part.
Je dois l'admettre, j'aurais mis ma main au feu que ce roman était du même acabit que les précédents; néanmoins, force est de constater qu'il ne m'a pas prodigieusement énervée, et qu'en fait, il était même plutôt cool.

Le topo de départ est assez simple, et l'on peut d'entrée de jeu deviner où l'auteur va nous emmener : une business girl complètement workaholic, que la vie va se charger de rappeler à l'ordre en lui envoyant un souvenir d'amour d'antan, qui seul sera capable de lui faire comprendre qu'en réalité la vie n'est pas résumable au travail.

Le point très positif par rapport aux Gens qui lisent consiste dans le choix de cette trame qui n'inclut que des éléments "dramatiques" mineurs : Marc a disparu un beau jour, et l'on peut s'imaginer la difficulté de cet épisode pour ses amis, mais il n'est pas question de la mort brutale d'un mari et d'un enfant, comme dans son premier roman, où un traitement léger était, à mon sens, déplacé, du fait de la gravité du sujet.

Par ailleurs, l'auteur a significativement amélioré son sens de l'intrigue, apportant de la profondeur à son roman, et ménageant les transitions. Ce qui m'avait le plus choqué dans son premier livre concernait en particulier les transitions, le fait que la psychologie ne soit pas suffisamment travaillée et rende l'ensemble peu crédible : d'une protagoniste éplorée par la perte, on passait à une protagoniste dont les réflexions se cristallisaient sur son voisin de palier avec une facilité déconcertante, semblant oublier au passage la tragédie qui l'accablait.

Ici, on est d'emblée plongé dans le quotidien de Yael, qui est détaillé de telle sorte que l'on parvient facilement à en saisir le contenu, et à s'y intéresser.
La progression du récit est maîtrisée, et tient le lecteur en haleine, c'est d'ailleurs ce qui constitue, à mon sens, le talent de l'auteur.

De même, les personnages sont plus profonds que ce que proposait Les gens heureux, et convainquent pour cela beaucoup plus : le départ de Marc, au demeurant surprenant, est expliqué de telle sorte que le lecteur y croit, de la même façon, les échanges entre Yael et Bertrand concernant la compatibilité vie privée/vie professionnelle donnent aussi de la densité, en faisant se confronter deux visions qui ne se sont pas comprises, et qui pourtant reposent sur la même finalité professionnelle.
De manière générale, les dialogues permettent de creuser les sujets, grâce à de nombreuses confrontations qui sont relativement habiles, et qui tâchent d'aller au-delà de platitudes ou d'évidences. On sent bien sûr le biais adopté par l'auteur, et l'on devine, au choix des mots employés par exemple, qu'elle avalise peu la posture de Yael : dans ses épisodes proches du burn-out, Yael "crache", "siffle", là où les autres protagonistes parlent, tout simplement. L'usage de ce vocabulaire connoté laisse transparaître une volonté d'orienter la pensée du lecteur, mais globalement il n'est pas excessif, si bien que l'on adhère toutefois à l'histoire sans avoir trop le sentiment d'être forcé dans une direction ou une autre.

Seul bémol : certaines réactions ou modes de pensée de Yael sont parfois trop exacerbées, et font craindre le stéréotype, car bien sûr, il faut que Yael atteigne ces extrémités pour pouvoir ensuite remettre les pieds sur terre, mais tout cela ne semble pas toujours absolument motivé. Son échange violent avec Marc une fois qu'elle obtient son Graal professionnel (remarquez, je fais tout pour ne pas trop vous spoiler...) est surprenant, et m'a rappelé certains romans que j'apprécie peu, où les protagonistes, ayant, entre les mains tout ce qui peut faire leur bonheur, choisissent néanmoins de donner une inflexion inattendue notamment à leur relation amoureuse : cela donne le sentiment qu'ils cherchent à créer du drama sans que ce ne soit nécessaire. De même, certaines phrases dans la bouche de Yael manquent parfois de nuance, et m'ont fait penser que l'on pouvait se rapprocher d'une image collectivement intériorisée de la business woman sans cœur et dont l'acharnement n'a pas de sens. A cet égard, la conclusion, certes pleine de sens, m'a paru un peu lisse.

En tout cas, je dois donc faire amende honorable et classer ce dernier roman d'Agnès Martin-Lugand dans les bonnes surprises de l'été. Bien sûr, il y a des passages qui m'ont laissée circonspecte, et m'ont fait craindre certaines faiblesses rencontrées dans Les gens heureux, cependant le récit se tient, il est très bien structuré, harponne le lecteur, et aborde un sujet somme toute intéressant et actuel.


Pour vous si...
  • Vous vous demandez comment une femme peut combiner une vie professionnelle stimulante et une vie privée épanouie
  • Vous êtes du genre à donner des deuxièmes chances

Morceaux choisis

"Ma sœur... nos différences se gonflaient avec le temps et la vie qui avançait, mais elle restait mon point de repère, mon ancrage. Je ne pouvais pas concevoir un monde, une vie sans elle. Il fallait que je la sache pas trop loin de moi, même si je ne la voyais pas. Je n'avais pas de temps à lui consacrer, mais elle devait être là. Nous avions toujours été comme les deux doigts de la main, notre petit écart d'âge n'avait jamais eu d'importance; toujours à tout faire ensemble...ou presque." (j'ai toujours été un peu désarçonnée par l'expression "les deux doigts de la main". Et les trois autres, qu'est-ce qu'on en fait?)

"Foutez-moi la paix! Laissez-moi mener ma vie et mon travail comme je l'entends! Mes nerfs allaient lâcher s'ils continuaient ainsi. Ils n'avaient aucune idée de ce que je vivais."


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 18 août 2016

Les heures silencieuses, Gaëlle Josse

Gaëlle Josse doit être sur ma PAL depuis deux ou trois ans, j'étais donc particulièrement enthousiaste à l'idée d’œuvrer en faveur de sa réduction (de la PAL, pas de Gaëlle bien entendu).
Et j'ai choisi pour cela Les heures silencieuses, son premier roman.


Le synopsis

A partir d'un tableau de De Witte, l'auteur explore la vie de Magdalena, épouse de Pieter Van Beyeren, administrateur de la Compagnie des Indes orientales à Delft.
Le roman raconte ses souvenirs, son mariage, son quotidien, ses états d'âme. 

Mon avis

Ce premier roman m'a séduit de par ses nombreuses qualités, mais avant tout, du fait de son originalité : entreprendre de relater la vie d'une femme à partir d'un tableau où elle est représentée de dos, voilà qui est audacieux et intriguant!

Et lorsque l'auteur parvient à décrire avec précision le contexte de l'époque et la psychologie de sa protagoniste, il y a de quoi être soufflé.

En effet, on devine derrière l'écriture un travail de documentation qui transparaît dans la façon dont sont détaillés le commerce d'antan et les occupations professionnelles de Pieter, le mari de Magdalena.
Cette dimension dans le récit est tout à fait intéressante, au-delà de la crédibilité évidente qu'elle apporte à ce qui, au demeurant, pourrait se contenter d'être un exercice de style.

Car le style, justement, serait suffisant à justifier l'oeuvre : très littéraire, il est empreint d'une richesse de vocabulaire et d'un sens poétique qui se décline merveilleusement dans les scènes décrites par Magdalena, narratrice du roman, scènes d'intérieur ou d'extérieur.

Enfin, l'introspection réalisée par ce personnage est également très bien menée, révélant l'attachement à l'époux dont la protagoniste interroge le caractère amoureux, ou, à tout le moins, passionnel, lorsqu'elle constate l'attrait qui existe entre sa fille Elisabeth et Nicholaes, qui ne la laisse pas elle-même indifférente. Le lien qui la lie à ses deux filles, et son rôle dans le foyer, sont également disséqués, donnant de la profondeur au récit, et permettant de se représenter ce que pouvait véritablement être la vie d'une femme comme Magdalena à l'époque évoquée, tout comme ses aspirations et ses pensées secrètes.

Beaucoup de subtilité, donc, dans ce roman court mais impeccable, qui traduit, à mes yeux, un talent littéraire incontestable.

Pour vous si...
  • Vous êtes séduit par l'idée d'une littérature puisant dans la peinture

Morceaux choisis

"Dans la joie comme dans la peine, la musique demeure notre campagne. Elle embellit ce qui peut l'être, et console, lorsque cela est possible. Mais des trop grandes peines, elle ne distrait pas. La vraie tristesse s'accompagne de silence, mais c'est autre chose."

"En si peu de temps une destinée s'engage, et de cet instant dépend tout le cours d'une vie."

"Avec le temps, ce sont nos joies d'enfant que nous convoquons le plus facilement dans nos souvenirs, elle nous accompagnent avec une rare fidélité. Retrouver ce que nous avons éprouvé dans ces moments demeure une source de félicité que nul ne pourra nous ravir. Le cours de nos vies est semé de pierres qui nous font trébucher, et de certitudes qui s'amenuisent. Nous ne possédons que l'amour qui nous a été donné, et jamais repris."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 17 août 2016

Pars avec lui, Agnès Ledig

Promesse tenue!
Suite à la déception générée par la lecture de On regrettera plus tard, je m'étais engagée à donner une deuxième chance à Agnès Ledig, largement plébiscitée par la blogosphère.
C'est à présent chose faite, grâce à la lecture de Pars avec lui.



Le synopsis

Romeo, pompier, fait une chute du huitième étage d'un immeuble au cours d'une intervention. A l'hôpital, il est soigné par Juliette, infirmière dévouée et généreuse, en couple avec Laurent, un banquier arrogant et macho, avec lequel elle essaie d'avoir un enfant.
Durant la convalescence de Romeo, Juliette se montre présente et encourageante, et n'hésite pas à lui venir en aide lorsque sa jeune sœur, Vanessa, se retrouve dans une posture difficile.
Après son départ de l'hôpital, Romeo débute une correspondance avec Juliette, car ils se montrent tous deux attachés l'un à l'autre. Jusqu'au jour où Laurent trouve une lettre de Romeo, et demande à Juliette de choisir entre eux deux. 

Mon avis

Je ne poursuis volontairement pas le synopsis, mais celui-ci se déroule encore ensuite, dans la mesure où il ne couvre jusque-là que la première partie du roman.

Que vous dire, si ce n'est ma lassitude extrême?

Il faut reconnaître que ce qui doit faire sourire certains lecteurs a le don de m'exaspérer.
Le choix des prénoms, d'abord (de toute évidence, l'auteur a un gros problème avec ça).
Romeo et Juliette .
A ce stade, j'ai déjà envie de m'ouvrir les veines, ce qui n'est pas bon signe.
Comprenez : je n'aime pas beaucoup que l'on se permette de puiser dans l'oeuvre de grands écrivains pour distordre leur héritage en tâchant de le mettre à la sauce actuelle.
Pars avec lui ne déroge pas à la règle : la référence, sans doute, a pour but de charmer, mais faire de Romeo un pompier en mal d'amour et de Juliette une infirmière maso, cela m'agace un peu. Alors que je commençais, croyez-le bien, dans d'excellentes dispositions!

Passons.
Donc, Romeo est tombé du huitième étage, mais, grâce à Dieu et grâce aux arbres, il s'en sort avec un bras cassé, et va donc se remettre. Gros gros coup de bol.
Juliette, pour sa part, n'hésite pas à ne pas le ménager, lui reprochant de sombrer dans la victimisation. Il y a des gens que ça booste, faut-il croire. Ce qu'il faut discerner, c'est que la vraie victime de l'histoire, c'est elle, Juliette, mais qu'elle ne se plaint jamais et se montre bienveillante envers les autres.

Cela m'amène au ressort dramatique central du roman : les violences dont elle fait l'objet.
Car si Juliette ne se ramène pas toute couverte d'ecchymoses au boulot, elle est de toute évidence en proie à un harcèlement moral lourd de la part de son conjoint, qui n'hésite pas à faire dans le viol conjugal de temps en temps.
Vous vous rappellerez sans doute le roman d'Angélique Barbérat, L'instant précis où les destins s'entremêlent, qui évoquait plutôt la violence conjugale physique, mais dont les deux protagonistes présentaient des psychologies assez semblables à celles des deux héros d'Agnès Ledig.

Sur un sujet pareil, je vous dirai donc : pourquoi pas?
L'intention est louable, excellente même, et il n'est pas facile de décrire les rouages pernicieux de la violence morale, qui ne laisse pas d'hématome pour prouver qu'elle existe.

Cependant, et l'on en revient au travers principal qui caractérisait, selon moi, On regrettera plus tard, l'auteur opte pour un traitement excessif, qui devient rapidement très caricatural, et, partant, pénible.

Ici, les choses sont simples, on se demande même pourquoi les protagonistes ne les décryptent pas plus tôt :

Infirmière = gentille
Pompier = gentil

Banquier = très méchant

De même, un personnage comme Vanessa qui se montre directe et peu portée sur la mode est sans cesse comparée à un homme / garçon manqué, dans la mesure où, c'est entendu, une femme est forcément douce, fragile, et férue de fringues.
On retrouve d'ailleurs des réflexions liées au fait que les hommes sont démunis lorsqu'il s'agit de s'occuper d'un enfant de l'autre sexe, puisque, comme Eric "incapable de transmettre des éléments de féminité à sa fille Anna-Nina",  Romeo a eu des périodes de creux lorsqu'il s'est retrouvé avec sa sœur sur les bras, car certaines choses ne se transmettent que de femme en femme, c'est bien connu.

Bref, revenons-en au manichéisme exacerbé qui fleurit dans le roman.
Le personnage de Laurent en est emblématique : y a-t-il en lui une once de bonté? Pas la moindre. Tout est à jeter. Du début à la fin, sans un seul relâchement, il se conduit comme la dernière des raclures.
Est-ce crédible?
Pas trop trop, malheureusement. Attention, je ne nierai pas l'existence de tels individus. Cependant, je suis assez persuadée qu'ils agissent, dans la vie, avec un peu plus de nuance, et c'est d'ailleurs cette nuance-là qu'il serait intéressant de voir à l'oeuvre : comment un homme peut se montrer parfois infâme et parfois tendre, donnant ainsi à sa compagne des raisons de croire qu'il y a du bon en lui, qu'il peut changer.
Au-delà de ce qu'il y a de dommage à créer un personnage qui manque à ce point de nuance, ce qui m'ennuie, c'est la dimension "prêt-à-penser" que véhicule, de facto, le roman.
Il est impossible de ne pas s'insurger contre Laurent, ou même de lui trouver des circonstances atténuantes. Dès lors, l'auteur nous montre sans finesse ce qu'il nous faut penser : le banquier est méchant, il traite mal sa femme, sa femme doit trouver un moyen de fuir, mais comme elle est gourdasse loyale, elle reste avec lui jusqu'à ce qu'il commette l'irréparable.
Ce qu'il y a de bien, c'est qu'une fois ce point atteint, elle qui se montrait si faible face à lui, elle n'a aucune difficulté à rentrer prendre trois pulls et à disparaître dans la nature. En un claquement de doigt. Après des années de soumission.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais pour ma part, c'est amené un peu trop grossièrement à mon goût, et me semble de fait peu crédible.

L'issue est attendue et sans surprise, car quel autre bonheur possible que de vivre tous ensemble dans une grande maison? (une perspective qui pourtant me semble toujours stimulante lorsque c'est amené par Nombre Premier, comme quoi, c'est sans doute une question de contexte)

Autre point marquant : chez Agnès Ledig, on trouve quelques récurrences qui servent de points de repère (certes, je base ce commentaire uniquement sur la lecture de deux bouquins, mais tout de même, sur deux coups, c'est confondant!) : un vieux qui transmet des vérités sur la vie (c'est important les vieux, ça attendrit), et tous les personnages finissent par former un couple. Dans Pars avec lui, il y a en gros 7 personnages principaux, et on se retrouve en fin de roman avec pas moins de 3 couples (le seul personnage seul ayant été en couple avec un autre des personnages, je vous laisse deviner comment s'imbrique tout ça).

Pour finir, la langue est celle que j'avais découverte dans le dernier roman de l'auteur, elle véhicule une histoire et n'a pas d'autre prétention.

En conclusion, Pars avec lui est un roman qui est débordé par son ambition, car il aborde de nombreux thèmes à la fois actuels et importants, et tente de transmettre des messages forts : il est question du désir d'enfant, qui, devenant viscéral, peut conduire une personne à tout accepter pour le combler, il est question de la violence conjugale, notamment de la violence morale infligée à l'autre, mais aussi, en pointillé, de la différence d'âge, à travers le couple de Vanessa.

Malheureusement, les personnages versent parfois dans la caricature et desservent ainsi l'aspiration présumée de l'auteur, et le sentiment d'être sans cesse aiguillé dans ce que l'on doit penser d'eux et de ce qui leur arrive est gênant.

Ce roman-ci est donc, à mon sens, moins décevant que le précédent, en ce qu'il a, au moins, une certaine ambition, mais les choix faits par l'auteur dans le traitement ne m'ont pas convaincue. 

Pour vous si...
  • Le style Ledig fonctionne pour vous
  • Vous aviez aimé L'instant précis où les destins s'entremêlent, de Barbérat 

Morceaux choisis

"Elle me quitte par SMS. La honte!" (true story, cette phrase figure dans le roman, page 12. De la grande littérature.)

"Je suis motivée pour aller prendre ma garde ce soir, car il y a le mystère Josiane, et rassurée de travailler avec Guillaume, l'infirmier de l'équipe. Il est gentil, grand et musclé, vraiment musclé, ce qui permet de passer une nuit agréable et sécurisante dans les couloirs sombres du service." (et oui, de nouveau, les femmes sont de pauvres êtres fragiles...)

"Je ne sais pas qui était la plus abandonnée de nous deux, mais bizarrement, alors que je n'avais aucune raison, j'ai ressenti un grand moment de solitude et j'ai regardé longuement dans le vide, sans savoir quoi penser.
Sans savoir quoi penser."
(Nouvelle marotte de l'auteur: répéter les fins de phrase. Je ne vous recommande pas d'employer ce procédé, ça devient vite agaçant. Agaçant.)

"Parce qu'elle sait que c'est avec lui qu'elle finira, quoi qu'il arrive.
Quoi qu'il arrive."
(Qu'est-ce que je vous disais! Et ce passage intervient tout juste deux pages après le précédent. Le précédent. Y'a pas à dire, ça met les nerfs. Nerfs.)

"Je m'en fous de l'égalité des sexes. C'est de la foutaise, ça. Sous prétexte qu'elles veulent les mêmes droits, elles revendiquent le même traitement. Mais nous, les femmes, on a besoin d'attention, de douceur, de tendresse, de ces petits riens qui font tout." (Une idée fixe, visiblement, cette dichotomie caricaturale entre hommes et femmes. Première nouvelle : beaucoup d'hommes ont aussi besoin de tout ça... Oui, je sais, la violence du choc est transcendante. Transcendante.)

"Il viendra demain matin, avant d'aller à l'agence. Un autre aurait annulé sa réunion pour venir me prendre dans ses bras.
Un autre ne m'aurait pas fait ce qu'il m'a fait.
Mais je n'ai pas d'autre.
Les seuls bras auxquels j'ai droit me frappent."

"Parce que les filles me saoulent. Les filles, ça se plaint tout le temps pour des broutilles, genre parce que la meuf que tu détestes le plus au lycée a le même pantalon que toi, parce  que ton vernis à ongles a pris un jeton, parce que t'as pas eu la meilleure note de la classe, parce que t'as tes ragnagnas et que ça fait mal, parce que les filles, ça fait des coups de travers, parce que c'est pernicieux et rancunier." (Mais...mais...tant de clichés en quatre lignes?! Comment se peut-il...? D'une débilité profonde, je ne vous le fais pas dire. Et je défie n'importe quel mec de supporter la douleur des "ragnagnas" tous les mois, parce que pour certaines, l'intensité de la douleur est du genre à provoquer des évanouissements. Évanouissement.)

"J'ai dormi comme une masse. Une enclume. Peut-être bien comme la tour Eiffel tout entière." (Passage que l'on pourrait intituler : Du sens poétique dans l'oeuvre d'Agnès Ledig)


Note finale
2/5
(pour l'intention louable)

mardi 16 août 2016

Un membre permanent de la famille, Russell Banks

La Bibliothèque me met entre les pattes le dernier Russell Banks, youhou!!!


Le synopsis

Douze nouvelles racontent les aventures de personnages aux prises avec des préoccupations propres, et leur quotidien.
Ainsi, il est question d'un ancien Marine qui braque une banque pour ne pas révéler son dénuement à son fils, d'un père dépassé qui écrase accidentellement le chien que ses filles chérissent, d'une femme qui se retrouve bloquée dans le parc d'un concessionnaire en pleine nuit pour échapper à un chien enragé qui menace de la mettre en charpie, ou encore d'une femme qui recherche désespérément Veronica, une femme qu'elle a hébergée il y a des années, et qui s'est un beau jour volatilisée dans la nature. 

Mon avis

Retrouver la prose de Russell Banks a été un plaisir!

L'auteur peint à la perfection la psychologie de ses personnages, et donne corps à leur environnement avec beaucoup de talent.

Sous sa plume, les histoires rapportées prennent vie, on partage l'angoisse de Ventana, et l'on fait avec elle l'acte de foi final; on est troublé par Dorothy, on voit se superposer dangereusement son identité avec celles de Veronica et d'Hélène; on est mortifié par l'impuissance qui étreint le père de famille tâchant d'enterrer le corps encore chaud de Sarge, et qui se heurte à la terre glacée.

Il n'est question que de choses du quotidien, de protagonistes parfois singuliers, le plus souvent ordinaires, mais, à travers l’œil de l'auteur, leur condition nous touche et nous concerne, elle prend de l'importance. Les difficultés qu'ils rencontrent, parce qu'elles sont pragmatiques, se révèlent très humaines.

Il n'y a rien, dans ces courts récits, d'extraordinaire ou d'inouï, l'intrigue ne repose pas sur le destin hors du commun qui y serait relaté, pourtant, cette lecture enveloppe et captive, et nous en dit beaucoup, je pense, sur nous-mêmes et nos semblables.

En cela, l'auteur sait écrire en faisant preuve d'une grande intelligence, laquelle se traduit par le réalisme qui transparaît dans le recueil, et par la force qui se dégage de ces épisodes anecdotiques.

Sans prétention, et cependant réussi. 

Pour vous si...
  • Vous avez aimé Affliction ou Sous le règne de Bone
  • Vous appréciez le format de la nouvelle, et appréciez la plongée au cœur de l'Amérique, de ses mœurs et de ses fêlures.

Morceaux choisis

"Papa, tu peux pas regretter ce qu'un autre a fait ou n'a pas fait. Seulement ce que toi t'as fait ou pas."


Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 15 août 2016

Le grand marin, Catherine Poulain

Il y a longtemps que j'avais envie de lire le premier roman de Catherine Poulain. Encensé par la critique, vanté par les lecteurs, son synopsis était aguicheur, et peu de temps après la lecture du marin de Gilbraltar de Duras, il faut croire que j'étais prête à repartir en mer.

La mer, oui, mais dans mon canap.

Le synopsis

Lili quitte la France et rejoint l'Alaska dans le but de pêcher.
Elle n'y connaît personne et n'a pas de ressources, seulement ce besoin irrépressible de partir en mer. Elle embarque bientôt à bord du Rebel pour faire la saison de la morue noire. Elle y fait la rencontre de marins expérimentés, doit faire ses preuves, s'accroche envers et contre tout à sa place en s'acharnant à se montrer aussi résistante et endurante qu'eux.
Plus tard, elle ira à Point Barrow.
Mais en attendant, rien d'autre ne compte que la pêche.
C'est à bord qu'elle fait la connaissance du Grand Marin. 

Mon avis

Le roman de Catherine Poulain est un trésor à ne manquer sous aucun prétexte.

Principalement pour son sujet : une femme dont on ignore l'histoire, veut à tout prix partir en mer, pêcher en Alaska, et qu'aucun traitement de faveur ne lui soit réservé.
C'est un sujet incongru, étonnant, qui dénote dans le paysage des romans actuels.

La première partie, consacrée à la saison de morue noire, m'a fait l'effet d'un ovni (ou d'une gifle, au choix) : il y est question du quotidien en mer, sans fard ni détours, des conditions et de la promiscuité, des blessures, des menaces, de tout ce qui rythme les jours des marins. Le personnage de Lili se révèle peu à peu, au compte-gouttes : d'elle, on ne saura véritablement que sa volonté d'embarquer à bord du Rebel, pour aller pêcher.
On sait ensuite ses efforts pour dissimuler ses faiblesses, ses échecs et ses victoires, sa fierté quelquefois, les obstacles auxquels elle se heurte pour parvenir à se faire accepter par les hommes bourrus qu'elle côtoie sans discontinuité, et qu'elle admire profondément.
Et, graduellement, on se prend au jeu, les lignes et les pages nous brûlent, on partage avec l'équipage l'adrénaline, la concentration, les émotions puissantes qui déferlent, car c'est la vie brute et pure qui se joue à chaque instant.

Les parties qui suivent voient se nouer la relation entre Lili et le grand marin, et sa force tient sans doute à ce qu'elle n'a rien d'entendu, ou de convenu : c'est le corps à corps, les divergences irréconciliables, le manque, l'irrépressible nécessité, cet équilibre fragile à la fois universel et rare, précieux.

La même franchise et la même tension vers l'absolu se déclinent dans leur histoire que celles qui caractérisaient la saison de pêche. A l'instar des personnages que croise Lili, le grand marin est de ceux qui brûlent la chandelle par les deux bouts, il ressemblerait en cela à un personnage de Kerouac: l'intensité de la pêche se retrouve dans son goût immodéré pour l'alcool et l'amour, rien n'est réserve ou patience, rien n'est tempérance, les hommes se consument sans chercher à se préserver, leur vie est cette matière brute entre leurs mains qu'ils pétrissent insatiablement, démesurément, jusqu'à ce qu'il n'en reste rien.

Le style de l'auteur est singulier, les tournures de phrase ne sont pas communes, j'ai eu le sentiment à la lecture de rencontrer une voix plutôt que d'avoir à faire à une écriture neutre comme on en lit beaucoup, notamment lorsque l'écriture est un moyen pour véhiculer une histoire, sans que ne lui soit attribuée une portée particulière.

Le grand marin est un roman extrême, qui se détache de ce que l'on connaît car il ne repose pas sur une trame classique, et ce n'est pas l'issue qui compte : c'est l'expérience de lecture qu'il nous propose, authentique et résonnante. 

Pour vous si...
  • Vous êtes passionné par les romans qui racontent la confrontation de l'homme et de la nature : ceux de Jon Krakauer, de David Vann, TC Boyle, Jim Harrison...
  • Vous êtes en manque de personnages atypiques
  • Vous vous intéressez à la pêche au flétan

Morceaux choisis

"Il me montre les cicatrices blanches de ses doigts noueux. Il me raconte les hameçons plantés, coups de couteau, blessures de pêche et de mer. Je regarde ces mains qui lui font si mal qu'elles le réveillent la nuit. Je ne suis pas fière de moi, petite femme maigre échappée d'un bourg poussiéreux et lointain. Je cache ma main dans une manche sale. Pour être digne de rester à bord près de Jude, je ne me plaindrai jamais. Pour son respect plutôt mourir."

"Je baisse la tête, je regagne la couchette. La mer me berce. J'ai tout perdu. Loin du bateau et de la chaleur des hommes je vais me retrouver bête orpheline, feuille au vent dans l'insupportable froid du dehors. J'entends les hommes sur le pont. Je ne les ai pas encore perdus. Je songe à me cacher... Cela ne changerait rien, on ne me veut plus à bord. On ne garde pas une incapable qui crèverait dans un placard. Mais peut-être vais-je mourir avant. Si la ligne atteint le cœur avant qu'ils terminent de virer les palangres."

"Ma couchette. Je m'allonge, le dos tourné au reste du bateau. Je me recroqueville. Je suis une tueuse comme les autres, j'ai éventré mon premier flétan. J'ai même mangé son cœur encore vivant. C'est moi qui tue à présent. Le sel me brûle le visage, le sang a durci mes cheveux, collé mes mèches entre elles. Je m'endors sous mon casque baroque, le feu aux joues, au coin de mes lèvres un peu de sang séché."

"J'suis pas une fille qui court après les hommes, c'est ça que je veux dire, les hommes je m'en fous, mais il faut me laisser libre autrement je m'en vais... De toute façon je m'en vais toujours. Je peux pas m'en empêcher. Ça me rend folle quand on m'oblige à rester, dans un lit, une maison, ça me rend mauvaise. Je suis pas vivable. Etre une petite femelle c'est pas pour moi. Je veux qu'on me laisse courir."

"Ils ne sont pas venus chercher la mort, enfin, pas forcément. Nature is the best nurse. Ce qu'ils ont retrouvé ici, en pêchant, le désir de vivre, brutal, le vrai combat avec la nature vraie... rien ni personne n'aurait pu le leur rendre. Nulle part ailleurs sans doute."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

samedi 13 août 2016

Un an de lecture avec Romanthé

Et oui, voilà déjà un an que le blog existe!
Un peu plus de 250 chroniques, des hauts et des bas, et une PAL qui semble suivre une évolution exponentielle... En bref, une bien belle aventure!


Je profite de l'occasion pour vous parler d'un sujet qui m'a préoccupée ces derniers jours, suite à l'article d'une auteur invitant les blogueurs à ne chroniquer que les livres qu'ils ont aimés.

Comme vous vous le figurez sans mal, la blogosphère a réagi au quart de tour, et certains blogueurs ont mobilisé des arguments très pertinents face à la posture de Roznarho : Lili lit, et Sybelline notamment.

Je n'ai pas vraiment envie de rentrer dans cette guerre larvée en vilipendant l'une ou l'autre, et peux entendre les positions qui s'affrontent.
Cependant, j'ai bien envie de partager avec vous les raisons qui me poussent à parler y compris des livres qui ne m'ont pas plu.

De même que certains blogs revendiquent comme marque de fabrique de ne parler que des romans appréciés, ma ligne de conduite est au contraire de vous parler des livres que je lis, qu'ils me plaisent ou non.

Mon but n'est en rien de pourrir un auteur pour le plaisir (sauf peut-être Michel, mais soyons honnêtes, la probabilité est infime que Michel prenne un jour connaissance de ma hargne à l'égard de sa misogynie son oeuvre, et plus encore, qu'il y accorde une once d'intérêt ou s'en offense).
Le blogueur n'est pas critique littéraire, il se contente donc de donner son avis, d'exprimer son ressenti. Evidemment, cela va avec une certaine responsabilité (qui, à mon sens se décline dans l'importance d'étayer sa position, au lieu de ne livrer que deux lignes abruptes), en particulier lorsque l'on lit des auteurs qui sont peu chroniqués sur le web, car il n'y aura alors pas pléthore d'autres chroniques pour contrebalancer le jugement d'un seul.

Cependant, il ne faut pas non plus donner plus de crédit aux blogs qu'ils n'en ont réellement : l'influence est, à mon sens, toute relative, et une critique, même négative, peut donner envie de découvrir un livre. Les articles de blogs ont à mes yeux un rôle de motivation, mais pas nécessairement de découragement (contrairement à la rémunération, soit dit en passant) : une critique dithyrambique me donnera envie d'ajouter un roman à ma PAL, en revanche, une critique négative n'aura pas pour effet de rayer définitivement un roman de mes projets de lecture, en ce que je ne possède pas de blacklist de livres! Si je croise une autre critique cette fois positive, il est possible alors que le livre rejoigne ma PAL, non sans une certaine méfiance bien entendu, mais la critique négative n'aura pas joué le rôle de veto (cela est très personnel bien sûr, l'impact d'une critique négative est peut-être plus significatif pour d'autres lecteurs). 

Partager ses déceptions et coups de gueule fait selon moi partie du jeu, et c'est aussi l'occasion d'affirmer son goût : un lecteur qui aime tout ce qui lit, je dois en convenir, me semble suspect, tant la variété des romans est grande. Pour ma part, je me trouve des affinités avec d'autres lecteurs tant par les livres que j'ai aimés que par ceux que je n'ai pas aimés.

D'ailleurs, si l'on va par là, un blogueur qui ne s'exprime que sur ce qu'il a aimé me fait toujours une drôle d'impression : on finit par se demander quelle authenticité il y a dans son jugement, est-ce par égard pour les maisons d'édition qui lui confient des livres? Lorsque certains livres qui me déçoivent sont plébiscités par des blogueurs avec lesquels je partage d'habitude des opinions, il m'est difficile de ne pas présumer d'une "faiblesse", et la frontière entre pub et partage est alors interrogée.

Je passe sur la dimension condescendante de Roznarho qui suggère de ne pas chroniquer les livres que l'on n'a pas "compris" : est-ce à dire que les blogueurs sont de regrettables grosses nouilles, et les auteurs de pauvres incompris ? De vous à moi, soyons sérieux : n'est pas John Kennedy Toole qui veut.

Car si les blogs littéraires fleurissent sur le net, avec leur lot d'avis positifs et négatifs, force est de constater qu'il en va de même côté auteurs : la quantité de romans édités lors des rentrées littéraires est assommante, et l'auto-édition permet par ailleurs à nombre d'auteurs en herbe de faire lire leurs écrits, et d'accéder à un certain lectorat.

Tous ces romans ont-ils pour autant un intérêt?
Au risque de heurter, ma réponse est la suivante : je n'en suis pas persuadée (tout comme certains blogs, me direz-vous, mais être écrivain réclame plus d'exigence que d'être blogueur). Il m'est arrivé à quelques reprises de tomber sur des ouvrages raisonnablement bien écrits, avec une histoire qui tenait la route, pour autant, ma conviction était qu'il ne s'agissait tout au plus que d'un livre destiné à l'entourage de l'auteur. 

On en arrive donc au rôle que l'on considère être celui de la littérature, et sa vocation.
Si la littérature n'a d'autre but que de distraire, alors, en effet, dès lors qu'un roman distrait un lecteur, son rôle est rempli, et sa raison d'être attestée. 
J'ai pour ma part à cœur d'encourager la littérature qui va au-delà de la simple distraction, et suis toujours inquiète de voir un jour cette littérature-là disparaître au profit de celle, plus commerciale, qui fleurit dans les rayons des librairies, et qui, en fin de compte, raconte toujours la même histoire (qui, en plus, est une insulte à la réalité) : fille + garçon = sexe/bébés/bonheur. Fin de l'histoire avant que n'arrivent les emmerdes, et surtout les vrais sujets. Cette littérature-là, je pense, véhicule une image d’Épinal en rupture avec la société actuelle (et de tout temps, à vrai dire...), et entretient les lecteurs dans de tristes illusions : de là à dire qu'elle est nocive, il n'y a qu'un pas.

En outre, un auteur, de tout temps, a dû se confronter à des opinions négatives concernant son oeuvre, y compris certaines grosses pointures de la littérature française. Un auteur qui n'est pas prêt à entendre des retours qui ne vont pas lui faire plaisir ne peut pas blâmer le lectorat insatisfait ou déçu: ce n'est pas sa valeur intrinsèque dont il est alors question, mais simplement les réactions provoquées par sa création, qui est, somme toute, limitée, et n'englobe pas sa personnalité ou la richesse de son imagination. Un auteur doit accepter que certains lecteurs détesteront ses livres pour des tas de motifs, qui n'ont parfois qu'un lien éloigné avec son ambition initiale. 

Pour cela, il est aberrant, à mon sens, de suggérer à des blogueurs de n'écrire que des louanges. Certaines critiques positives ne sont pas plus élaborées que celles, négatives, que Roznarho déplore, et, en tant que lectrice, tomber sur un livre qui me déçoit alors que j'en avais lu une critique positive (de deux lignes) est tout aussi frustrant, je pense, que lorsqu'un auteur tombe sur une critique négative (de deux lignes) de son oeuvre.

Ma maman m'a toujours dit : ma liberté s'arrête où celle d'autrui commence.
Nous avons donc sur les bras une joute de blogueurs, tous revendiquant leur liberté d'expression.
Cependant, à bien y regarder de plus près, leur position n'est pas semblable : un blogueur qui donne un avis négatif sur un livre ne fait rien de plus : il ne dit pas quoi faire aux lecteurs, car ces derniers, s'ils décident de lire le livre en question, ne s'opposeront pas en cela au blogueur (dire qu'un livre ne nous a pas plu ne revient pas à dire qu'il ne faut pas le lire!).
En revanche, un blogueur/auteur qui dit aux autres blogueurs de n'écrire que des critiques positives leur dit clairement quoi faire, et dépasse en cela ses prérogatives en allant au-delà de ce que sa liberté lui permet, dans la mesure où un blogueur qui persisterait à écrire des avis négatifs s'opposerait à la posture de l'auteur. 
Quoique nous en pensions, le monde hyper-connecté qui est le nôtre est aussi celui où chacun est libre de donner son avis, ce qui est différent de revendiquer le droit de dire aux autres ce qu'ils doivent faire. C'est ennuyeux, certes, car cela implique que l'on risque en permanence de se retrouver confronté à des opinions exprimées par toutes sortes de gens, ayant toutes sortes de goûts. De la même façon, tout le monde peut s'improviser auteur et abreuver le net de sa production.

Vous pouvez donc vous laisser aigrir par ce constat, et décider de vous retrancher chez vous en vous cantonnant aux chroniques de Gérard Collard et de François Busnel (cœur cœur love), mais en toute logique, vous vous restreindrez donc aussi aux romans d'écrivains approuvés (Orsenna et Ormesson, donc).

Ou alors, vous en prenez votre parti, en y voyant l'opportunité d'exercer votre esprit critique et de goûter à un foisonnement stimulant, tant du côté des romans de nouveaux auteurs que des chroniques de blogueurs.

Quoi qu'il en soit, je souffle ma bougie, et vous fais des bisous.