jeudi 20 octobre 2016

Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message

Souvenez-vous, je vous avais parlé de Vincent Message à l'occasion de son intervention lors d'une table ronde au salon du livre de Paris (Livre Paris, selon la nouvelle appellation) en mars dernier. Et d'ailleurs, je m'étais montrée moqueuse (ce qui ne me ressemble pas, je me demande bien ce qui m'avait pris).
Depuis, son roman, Défaite des maîtres et possesseurs, a rencontré un beau succès, et a même reçu le prix Orange du livre.
Il était grand temps de me plonger dans ce livre au titre sibyllin...


Le synopsis

Dans un monde aux accents étrangement familiers, des extraterrestres ont supplanté les hommes sur terre, ces derniers ayant été confrontés aux limites de leur cohabitation et de leur consommation à outrance des ressources naturelles disponibles. Les hommes existent toujours, et ont été domestiqués par ces êtres supérieurs qui gèrent l'environnement de manière raisonnable et efficiente ; ils sont devenus pour ces êtres ce qu'étaient, jadis, les animaux pour eux, et sont élevés en fonction de leur finalité : soit pour être mangés, soit pour tenir compagnie.
Malo Claeys est l'un de ces extraterrestres. Lorsque Iris, son humaine de compagnie sans papiers, est hospitalisée après un accident, un choix s'impose à lui.

Mon avis

La lecture de Défaite des maîtres et possesseurs a été enrichie par les éléments apportés par l'auteur lors de la table ronde de mars, et que je me suis remémorée en relisant mes notes.

Si les cinquante premières pages m'ont semblé ardues, tant l'environnement décrit était froid, j'ai ensuite été happée par le roman, alors que je commençais à me morfondre, et ne l'ai plus lâché jusqu'à la fin. L'atmosphère qui y règne, il faut le dire, est très singulière : il faut s'acclimater pour comprendre qui sont les protagonistes en présence, les espèces cohabitant sur terre, leur mode de fonctionnement, et le parallèle qui peut être fait avec la toute-puissance actuelle présumée des hommes, qui traitent avec arrogance les autres espèces vivantes sans s'interroger sur le bien-fondé de leur prétendue supériorité.

Comme l'expliquait Vincent Message lors de la fameuse table ronde, le roman nous force à sortir de nos réflexes de pensée ordinaire, et à accepter de concevoir le monde sous un autre angle, où nous apparaissent alors toute la vanité et l'orgueil humains. C'est pourtant simple, il ne s'agit que d'imaginer subir à notre tour ce que nous faisons subir aux autres espèces, pourtant, lorsqu'un auteur nous y amène et nous décrit factuellement cet univers à la fois étrange et familier, l'horreur et le dégoût nous prennent facilement à la gorge, et nous percevons alors l'étendue de notre cruauté.

Dans l'ensemble du récit, l'auteur ne se contente d'ailleurs pas de décliner cette vision altérée de la réalité, il parsème son texte de réflexions attenantes qui n'appellent pas de réponse toute faite ou évidente, d'où leur grand intérêt ; on pense en pointillé à certains débats actuels, comme le droit de mourir dignement, ou d'autres encore.

Le style au demeurant distant se révèle très adapté à l'histoire qu'il véhicule, raffiné et précis, quasiment chirurgical, à l'image de l'intelligence logique clamée de ces êtres venus sauver la terre de l'inconscience des hommes.

Beaucoup de matière, donc, dans Défaite des maîtres et possesseurs, qui rend le roman atypique et riche : il est absolument manifeste qu'il ne ressemble à aucun autre, et qu'il est porté par une ambition louable ; un roman, en somme, qui ne se contente pas de faire de la littérature.


Pour vous si...
  • Vous aimez les romans ayant une portée philosophique, qui vous conduisent à interroger l'état actuel des choses et vous proposent de considérer le monde autrement, pour mieux le comprendre et l'appréhender.
  • Vous soutenez bec et ongles le combat de BB, et le revendiquez fièrement.

Morceaux choisis

"Jusqu'à quand une vie d'homme mérite-t-elle d'être vécue? Qui peut savoir cela? Qui a le droit d'en décider? Nous sommes pris dans ce questionnement permanent, au comité d'éthique, et les années passées là-bas ne m'ont pas donné les bonnes réponses, juste des manières moins grossières d'exposer les dilemmes. Autrement dit, je n'ai pas attendu un accident de ce genre pour être quelqu'un qui doute, mais le voilà qui déboule, renverse quelqu'un que j'aime et vient donner à ces questions un tour plus personnel, le tranchant effilé de la vie et de la mort. Je raisonnais sur ces sujets et j'étais fier de ma raison. Maintenant c'est le cœur qui bat, insupportable comme sont les cœurs."

"Cent milliards sur la terre, mille milliards dans les mers : ils tuaient, chaque année, beaucoup plus d'animaux qu'il n'était mort d'hommes au cours de toutes les guerres depuis le début de leur histoire, mais ils ne les appelaient pas victimes, n'appelaient pas ça la guerre, et ne voyaient dans ce système qu'un moyen de se nourrir."

"Est-ce que l'on est censé défendre les actes de ses parents comme si on avait vécu avec eux et décidé comme eux? [...] Est-ce qu'exercer le droit d'inventaire, ne pas accepter que l'héritage fasse bloc, cela s'appelle trahir? Et si tel est le cas, par quel mystère au monde trahir ses ascendants doit-il être jugé pire que de faire faux bond au sentiment du juste qui charpente notre conscience?

"Ils aimaient la victoire. C'était leur petit fétiche, espéré, désiré avec une intensité qui était une folie. Ils se sentaient tous faibles, à leurs heures, trop vulnérables pour la condition que le hasard leur avait réservée, mais la victoire quand elle venait les nourrissait de l'impression contraire, les rassurait, leur assurait qu'ils avaient un destin, qu'ils n'étaient pas là par erreur, que des forces plus grandes et illisibles tenaient le compte de leurs exploits comme des parents qui s'extasient devant l'enfant qui marche ou parle, que la mort ne finirait rien, et que si les perdants n'avaient peut-être pas fait les efforts nécessaires pour mériter une autre vie, les battants, eux, se tiendraient dans me soleil et un jour seraient sauvés."

"Ce qui les mettait à part, c'était, disaient-ils, leur intelligence redoutable, leur maniement fin du langage, leur créativité. Ne pas être capable de réguler pour de bon sa démographie, déterrer et brûler le carbone jusqu'à rendre l'air irrespirable, c'était pour eux le signe d'une intelligence redoutable. Réduire de force plusieurs milliards de leurs propres congénères à une vie de quasi-esclaves pour qu'une minorité concentre les richesses, c'était l'indice certain de leur inventivité exceptionnelle. Ils ne se demandaient presque jamais si le fondement de l'intelligence ne consiste pas à se donner les moyens de survivre sur le long terme, si la capacité à une autoconservation durable n'est pas le premier signe de la raison."

Note finale
4/5
(excellent)

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