mercredi 12 octobre 2016

Les rendez-vous de l'Histoire 2/4 // Partir en mer

Je ne vous l'ai peut-être pas dit dans mon dernier article, mais le sujet de cette dernière édition des rdv de l'Histoire était "Partir". J'aurais rêvé d'un thème "Partir un jour", qui aurait été une opportunité sublime pour les historiens de révéler leur grand sens de l'humour, malheureusement, il n'en a rien été.

Je me suis donc rabattue sur "Partir en mer".


Animée par Christine Bousquet, maîtresse de conférences à l'université de Tours, la table ronde a pris une forme très sympathique, chacun des intervenants étant amené à s'exprimer sur quatre sujets passés en revue.

Il y avait donc : 
  • Dominique Barbe, maître de conférences à l'université de Nouméa
  • Marie-Françoise Couvenhes, professeur d'histoire en classes préparatoires à Lorient
  • Philippe Chassaigne, professeur d'histoire à l'université de Bordeaux
Quant aux thèmes abordés, ils furent précisément les suivants : 
  • Qui part en mer?
  • Comment part-on, quels sont les rituels de départ?
  • Quelles sont les routes maritimes?
  • Comment établit-on une puissance maritime?
Malheureusement, faute de temps, le dernier item a été assez rapidement évoqué, à mon plus grand regret, car c'est sans doute ce qui m'interpellait le plus.

Néanmoins, la séance a été très riche d'enseignements.

1/ Qui part en mer?
D. Barbe : pour les Polynésiens (NDLR : sujet dont il est spécialiste, vous l'aurez compris), la mer est naturelle, et c'est l'île qui va vers le bateau. Les îles étant petites, s'est mis en place un système d'échanges entre les archipels, très codifiés, conduisant les hommes à partir en mer (voir le livre de Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental).  Les couleurs des pirogues annoncent ce qu'elles contiennent. On partait aussi pour découvrir d'autres terres.

C. Bousquet : dans l'imagerie médiévale (NDLR : sujet dont elle est spécialiste. Vous allez voir, c'est facile de se repérer), les marins étaient rarement représentés, alors qu'ils étaient toujours présents dans les embarcations. Elle mobilise une citation qui fait sourire : "entre la vie et la mort, il n'y a qu'une planche", la planche étant le bateau, dans le cas sus-cité. 

MF Couvenhes : l'exemple pris ici est celui de Saigon, où des coloniaux attendaient le bateau pour rejoindre un poste, seul ou en famille. Le bateau incarnait le lien avec la métropole. Dès la révolution de la vapeur, le voyage n'a plus représenté la même incertitude, car on pouvait prévoir le jour d'arrivée du navire. 

P. Chassaigne : les Anglais partent à la conquête de la mer au XVIe siècle. Au XIXe siècle, les Britanniques peuplent le monde. Ils se dirigent surtout vers les Etats-Unis, mais aussi vers l'Australie, la Nouvelle-Zélande... Il y avait aussi une colonie anglaise à Buenos Aires, en Argentine. Une soif de départ, d'aventures animait ceux qui partaient, on recensait donc des "push factors" (famine, pauvreté) mais aussi des "pull factors". 
A noter sur l'Australie : en 1788, des hommes libres aussi s'étaient retrouvés sur ce territoire, pas uniquement des forçats. Il y a donc eu une immigration libre en Australie en même temps qu'une immigration contrainte. Mais alors, on notait une très faible représentation des femmes, d'où des campagnes par la suite pour encourager les femmes à aller peupler l'Australie (à ce stade, Philippe Chassaigne nous montre une affiche publicitaire, et c'est réellement édifiant). En 1928, le gouvernement encourage l'immigration d'hommes et de femmes, et promet du travail et un salaire garanti. Cette présentation idyllique n'est pas très éloignée de la réalité, car au lendemain de la Première Guerre Mondiale, le niveau de vie en Australie est supérieur d'un tiers au niveau de vie en Grande-Bretagne. On n'y trouve pas d'aristocratie, mais pas non plus de très pauvres.

2/ Comment part-on?
D. Barbe : l'exemple d'une pirogue des îles Salomon est détaillé ; elle est très décorée pour partir en guerre. Il s'agit d'une pirogue de chasseurs de têtes. En Océanie, on considère que la puissance de l'homme est dans sa tête, il faut donc couper la tête d'un ennemi pour s'approprier sa puissance. La chasse aux têtes constitue une opération rituelle. On prenait pour le voyage des denrées alimentaires, comme par exemple des pythons (dans mon esprit, tout l'attrait du voyage s'est instantanément dissipé). Cette technique polynésienne permet de savoir quelles îles ont été touchées par les polynésiens, car il arrivait qu'ils relâchent les pythons sur les îles atteintes. A noter, les océaniens se perdent peu en mer et ont de grandes connaissances pour s'orienter. Les pirogues étaient d'ailleurs plus sophistiquées que ce que l'on s'imagine parfois : en arrivant à Hawaï, Cook a découvert que son bateau était plus petit que les pirogues locales.

C. Bousquet : au Moyen-Âge, les bateaux étaient mal calfatés, et pouvaient s'ouvrir en deux (un menu inconvénient fort fâcheux...). Les marins naviguaient par ailleurs dans des mers où ils n'avaient aucune visibilité. Il existait donc des rituels de départ au cours desquels les évêques bénissaient les bateaux. 
Un problème se posait alors : comment accéder à la résurrection si l'on mourait en mer et que son corps était disparu?
Les Vénitiens l'ont résolu ainsi : lors de la résurrection, les anges souffleraient vers la mer, et les morts en mer seraient recrachés par de gros poissons pour pouvoir participer eux aussi à la grande fête. Du coup tout le monde partait beaucoup plus serein. 

MF Couvenhes : on assiste au XIXe au gigantisme naval. Exemple du Yarra, de 130 mètres de long et 13 de large, qui est néanmoins un bateau "moyen" comparé à ce qui s'est fait à la fin du siècle et début XXe.
L'équipage était ainsi constitué : 
- Les gens des machines (importance nouvelle de la salle des machines)
- Les marins du pont
- Le personnel dédié au service des passagers
La partie noble du navire était l'arrière, où se déplaçaient les passagers de première classe. A l'avant, on retrouvait l'équipage, et l'Arche de Noé (comprendre : tout un tas d'animaux, visiblement). 
La sociabilité se met en place à bord de ces navires. 

3/ Création des routes maritimes
D. Barbe : donne l'exemple des lignes dans les Carolines, et précise que les Polynésiens ont touché les Etats-Unis en trois endroits. Cela était possible du fait de la circulation des vents et des courants marins pendant le siècle de Saint Louis, juste avant la période de glaciation qui a tout modifié.

MF Couvenhes : exemple de la ligne de Chine et du Japon. 
Avec la création de la ligne de Suez, des gains de parcours considérables ont été rendus possibles, mais le voyage restait très long. 
En 1872, il fallait 1.5 mois pour atteindre Shanghai depuis l'Europe. Les escales servaient principalement à ravitailler le navire en combustibles.
La vapeur a permis de rapprocher les continents au XIXe siècle, et le paquebot est devenu l'ambassadeur des mers. 
En 1868, le Canal de Suez a ainsi été inauguré.
Les trains et les paquebots à vapeur permettaient alors de faire le tour du monde. C'est dans ce contexte qu'a été publié le roman de Jules Vernes.

D. Barbe : les océaniens utilisaient leur connaissance des nuages pour s'orienter en mer, ainsi que de la couleur de la mer, ou encore des oiseaux. Il arrivait également qu'un cochon ou un chien soit lancé à l'eau, car alors il se mettait instinctivement à nager en direction de la terre, ce qui constituait un bon moyen de la repérer.
Les enfants étaient formés dès leur plus jeune âge. 
La rencontre de Cook et Tupaia a permis à Cook de découvrir les îles ensuite nommées "Cook". La connaissance des polynésiens était critique : ils savaient par exemple sur quelles îles il y avait des cannibales, et sur lesquelles il n'y en avait pas.

4/ Puissance maritime
D. Barbe : exemple de thalassocratie avec Tonga. Mise en place de routes fortifiées pour asseoir la puissance des tongiens.

P. Chassaigne : La Grande-Bretagne se caractérisait par une supériorité des effectifs et des navires sur les autres puissances, jusqu'à la Première Guerre Mondiale. soit équivalente à la somme des deuxième et troisième flottes les plus nombreuses (à l'époque, la France et les Etats-Unis).
Avec la montée en puissance de la flotte allemande, l'ambition a été d'être équivalente à la somme accrue de 10%. 
La Royal Navy était positionnée à différents points du globe, permettant aux britanniques de toujours pouvoir mener des expéditions pour défendre leurs intérêts où ils étaient menacés.
Aujourd'hui, la Royal Navy n'est plus que l'ombre d'elle-même, il n'y a pas même eu de passage en revue lors du jubilé d'Elizabeth II.

C. Bousquet : la France se dit la deuxième puissance maritime du monde en étendue, mais ne dispose que d'un porte-avions, qui va être immobilisé pendant 18 mois pour révision. La marine est aujourd'hui moribonde.
Par puissance maritime, on peut entendre flotte de guerre, mais aussi flotte de commerce (95% du commerce mondial passe par la mer), la marine de pêche, la marine de plaisance.

En conclusion, Christine Bousquet souligne que la mer rend humble, de par la vie avec l'équipage, l'éloignement, l'ennui aussi, l'égalité devant les risques, les maux, les rituels. 
Elle note également que s'il y a eu dans l'Histoire beaucoup de généraux dictateurs, il n'y a guère eu qu'un amiral dictateur (en Hongrie), ce qu'elle lie à l'humilité évoquée. 
Pourtant, la mer est l'espace de fracas qui résonne des grandes batailles navales (je suspecte cette phrase d'avoir été préparée à l'avance).

Ça tombe bien, j'ai prévu de me plonger bientôt dans un atlas de l'histoire maritime, je vous en dirai des nouvelles!


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