mercredi 30 novembre 2016

La fille de Brooklyn, Guillaume Musso

Je sais ce que vous pensez.
D'ailleurs, vous avez raison de penser ça.
Je cède à un plaisir coupable, et c'est MAL.
Car, peut-on s'attendre à une quelconque objectivité de ma part quand je vous annonce que j'ai lu le dernier Musso?
Et bien, la réponse est sans équivoque : non.
Quant à la question, faut-il lire le dit-bouquin, la réponse est tout aussi négative.


Le synopsis

Raphaël va épouser Anna, qui est enceinte de leur enfant.
Pourtant, à la faveur d'une douce après-midi, un sujet délicat vient sur le tapis : un couple ne peut souffrir aucun secret, il faut tout dire de soi à l'autre (ça commence bien, gros niveau).
Raphaël défend ardemment le "no secret" tandis qu'Anna est favorable à un jardin intime. Raphaël insiste, et pour lui clouer le bec, Anna lui montre une photo troublante qui fait perdre son sang-froid à Raphaël, lequel quitte la résidence et va se changer les idées en faisant un petit tour de voiture.
Au bout de quelques kilomètres, il réalise qu'il a perdu les pédales, fait demi-tour, mais oh surprise, Anna s'est barrée entre-temps, et a pris un avion pour rentrer à Paris. Raphaël essaie de l'y retrouver, mais découvre qu'elle a disparu. Pour la sauver (puisque bien entendu le dindon s'est débrouillé pour devoir être sauvé, comme toute fille dans la littérature de cet ordre - ouch, ça pique de dire littérature), Raphaël doit élucider les mystères qui  recouvrent le passé d'Anna. Pour cela, il peut compter sur l'aide de Marc Caradec, un ex flic pas très à cheval sur les protocoles. Le compte-à-rebours est en marche, il ne reste qu'à tout mettre en oeuvre pour sauver la bonne femme. 

Mon avis

Croyez-vous vraiment que cette chronique puisse vous ménager le moindre effet de surprise?
Si c'est le cas, je suis au regret de vous décevoir.
La lecture de ce bouquin constitue une forme moyennement sophistiquée et extrêmement sournoise de torture que tout quidam un tant soit peu rousseauiste dans l'âme rechignerait à infliger à quiconque, fut-ce à sa belle-mère.

Vous l'avez sans doute pressenti dans votre grande sagacité à la lecture du synopsis : les rebondissements m'ont bien souvent paru rocambolesques, le récit, s'il est construit à la manière d'un thriller, n'est néanmoins guère intéressant, et l'écriture est d'une pauvreté notoire.

Nombre de lieux communs parsèment les pages du roman, les mystères ménagés par l'auteur ne sont pas vraiment captivants, en clair, on se fiche comme d'une guigne de ce qu'il a bien pu advenir d'Anna. En réalité, la scène d'ouverture, qui se veut certainement théâtrale et dramatique, est d'une bêtise à fendre l'âme : la jeune dame balance une photo odieuse à la tête du jeune monsieur, qui, au lieu de réclamer quelque explication, se barre sans sommation. Est-ce réaliste? Point du tout.
Ce n'est là qu'un exemple parmi de nombreux autres, tout aussi affligeants et agaçants.

Je peux imaginer qu'un lecteur peu exigeant trouvera là de quoi le satisfaire, car le roman suit une recette bien établie (et les fils sont gros...), toutefois, j'ose espérer qu'un tel ramassis d'âneries heurtera le bon sens et le goût de tout être doué de raison. 

Pour vous si...
  • Vous avez autant d'esprit critique qu'un pigeon biset
  • Vous n'accordez guère de crédit à mon avis ma foi fort partial, ou êtes du genre à vouloir vous faire votre opinion par vous-même (mais ne venez pas vous plaindre, je vous aurais prévenu)

Morceaux choisis

"_Pourquoi tu bottes en touche chaque fois que je t'interroge sur ton passé?
_Parce que, par définition, le passé est passé. On ne peut plus le changer." (grosse réflexion métaphysique, y'a du niveau...)

"Au dernier rang, je reconnus tout de suite "mon" Anna. Tout en réserve et en retenue. Le regard un peu détourné, les yeux légèrement baissés. Sourire sage, pull marine en V sur un chemisier blanc fermé jusqu'au dernier bouton. Toujours cette volonté de se rendre transparente, de gommer sa sensualité pour faire oublier sa beauté saisissante." (mouiiiiii, on y croit, c'est ce que font toutes les jeunes filles en fleur)

"Immédiatement, le souvenir de l'odeur entêtante du corps de la jeune femme revint flotter dans son esprit. Des effluves de mandarine, de poire et de muguet. Une lueur dans la nuit de son âme." (Une femme qui sent les fleurs et les agrumes, quelle originalité. Dommage, un parfum mêlant des effluves de rat mouillé, de désodorisant chimique et de courant d'air du métro aurait ajouté une touche humoristique appréciable.)

"Je rendis l'appareil à son propriétaire et restai un instant groggy, malheureux comme un enfant, avec le sentiment d'avoir été abandonné." (voilà, c'est écrit. Le monsieur utilise des mots comme "groggy" dans son texte. Mais quelle nullité, c'est gênant. J'espère qu'à ce stade, vous avez honte de laisser vos connaissances se méprendre entre les lignes de Musso)

"Je m'appelle Florence Gallo. J'ai vingt-neuf ans et je suis journaliste. Dans huit heures, je serai morte, mais je ne le sais pas encore". (je vous laisse savourer cet effet narratif de haute volée)

"Je tombe.
Et je ne pense même pas à crier.
D'abord, la terreur m'empêche de penser.
Puis les quelques secondes que dure la chute se dilatent.
Et, peu à peu, je me fais plus légère.
La peur se transforme en nostalgie. Je ne revois pas ma vie en accéléré. Je repense juste à tout ce que j'aimais : la clarté du ciel, le réconfort de la lumière, la force du vent.
Je pense surtout à mon bébé.
Le bébé que je porte dans le ventre et qui va mourir avec moi.
Pour ne pas pleurer, je me dis qu'il faut que je lui trouve un prénom."
(La dame tombe dans le vide et a le temps de penser à tout ça. Moui moui moui. Je suis béate d'effroi. C'est tout bonnement ridicule.)

 "J'ai toujours pensé que surmonter ensemble une épreuve fondatrice liait à jamais les gens, et les couples encore plus." (vous êtes certainement impressionné par l'audace révolutionnaire de la réflexion du narrateur. Pour ma part, j'ai toujours pensé que travailler était fatiguant, et manger agréable. Épatés, hein? \o/)

Note finale
1/5
(flop)

mardi 29 novembre 2016

Les soeurs savantes, Natacha Henry

La Bibliothèque Orange a encore frappé, et m'emmène ce mois-ci sur les traces de Marie Curie et de sa sœur Bronia Dluska. Et donc, par extension, vous également. Et oui, c'est ça la solidarité ; si je trime, vous aussi, y'a pas de raison. Dois-je vous rappeler pour qui je fais tout ça? (cette question est rhétorique, s'entend)


Le synopsis

Le roman retrace les parcours (ou les destins, d'après la première de couverture, ça fait plus chic) des deux sœurs Skłodowska, polonaises, devenues à la faveur de leurs mariages respectifs Bronia Dluska et Marie Curie.
L'auteur raconte brièvement leur enfance en Pologne, avant de relater leur venue à Paris, Bronia d'abord puis Marie, et les tribulations qu'elles ont connues, chacune étant sérieusement investie dans son domaine d'activité, et tâchant de mener de front cette contribution et les affres de leur vie personnelle (surtout pour Bronia, mais bon, Marie a eu ses périodes aussi. Spoiler alert : je fais allusion à une liaison avec un scientifique de renom et marié de surcroît, à une grosse relou visiblement ; en tout cas l'auteur ne fait rien pour nous la rendre sympathique. Pauvre Jeanne.). 

Mon avis

La couverture aux tons grisâtres hérités des vieilles photographies laissait présager une autobiographie un peu austère.
Et bien, à cet égard, le lecteur n'est pas trompé sur la marchandise.

N'allons pas trop vite en besogne : je n'entends pas par là que le livre est mauvais ou inintéressant, bien au contraire, il est passionnant de découvrir l'histoire de Marie Curie ainsi que celle de Bronia Dluska, à laquelle l'auteur rend un bel hommage en ne la consignant pas à l'ombre de sa sœur. Néanmoins, il faut bien constater que l'auteur ne s'autorise pas de fantaisie de style, et si l'exercice est réussi, il faut donc s'attendre en entreprenant la lecture à un classique du genre.

Il est ingénieux d'avoir songé à construire en parallèle les deux histoires de Marie et de Bronia, en les appréhendant depuis le prisme de leur relation très proche, privilégiée, et en exploitant pour cela leur correspondance, qui semble avoir été abondante. Ainsi, le lecteur sait d'elles avant leur carrière éblouissante, les vicissitudes de leur quotidien, leurs doutes, leurs espoirs, leurs déceptions, à l'instar du  premier amour de Maria (car Marie est en réalité Maria), confrontée à de potentiels beaux-parents qui refusent que leur fils épouse une fille sans biens (le garçon est devenu ensuite un mathématicien de renom, mais tout de même, on imagine la contrition des parents quelques décennies plus tard...Et oui, c'était une bourde!).
L'entraide entre les sœurs n'est pas anodine : alors que Bronia fait ses études à Paris, elle subsiste grâce à l'argent que lui envoie Maria, qui enchaîne les petits boulots en Pologne. Une fois que Bronia est diplômée et a une situation, Maria, d'abord découragée par ses déboires amoureux qui la plongent dans un état proche de la dépression, rejoint sa sœur, et mène ses propres études à son tour.

Elle fait donc de la physique, et rencontre Pierre Curie, qui tombe amoureux d'elle. Ils mènent leurs travaux conjointement, mais Pierre est systématiquement nommé seul, tant il est inusuel qu'une femme officie dans ce domaine et se voie décerner des honneurs. Pourtant, peu à peu, la renommée de Marie grandit également.
Un jour, Pierre meurt bêtement (désolée, je ne vois pas d'autre qualificatif...) sous les roues d'un camion (épisode intéressant où l'on voit que le conducteur manque de se faire lyncher par la foule, lorsque le bruit se répand que c'est Pierre Curie qui vient d'être écrasé) et précocement.
La vie de Marie ne s'arrête pas là pourtant, puisqu'elle obtient la chaire occupée par Pierre, et continue les travaux entrepris.
J'ignorais l'inflexion prise par sa vie après la mort de son époux, son rapprochement avec Paul Langevin, et le dénigrement que cela lui avait valu dans la presse et l'opinion publique.

Quant à Bronia, elle rédige une thèse sur l'allaitement, s'implique dans la médecine, met sur pied un sanatorium, aide Marie à créer l'institut du radium... Sa vie est trépidante, ponctuée de drames personnels (la mort de sa fille Helena), elle reflète son intelligence, sa volonté et sa hardiesse. Une figure imposante, qui n'a pas à rougir de ses accomplissements en comparaison de ceux de sa sœur.

J'ai donc été convaincue par l'approche choisie, qui met en avant l'humanité et les faiblesses de ces deux femmes dépassées par leur mythe, que l'Histoire a retenu, et leur tendre complicité, immuable à l'épreuve du temps. Une lecture, donc, fort instructive!

Pour vous si...
  • Vous savez l'empreinte laissée dans l'Histoire par Marie Curie, sans toutefois connaître l'histoire de la femme derrière la physicienne

Morceaux choisis

"Le refus des parents de Casimir Zorawski terrasse Maria comme la foudre. Parce qu'elle vient d'une famille désargentée, elle ne pourrait pas vivre sa vie? A dix-neuf ans, elle comprend qu'elle ne connaîtra jamais le bonheur. Son avenir est tracé : elle donnera des cours tant bien que mal et les années s'écouleront platement, sans réalisation personnelle. Adieu les ambitions. Adieu l'amour. C'est comme ça. C'est fini."

"[Bronia Dluska] insiste : allaitement oui, de la mère vers son enfant. Il faut contrer le système des nourrices. C'est un scandale qu'elles donnent leur lait au lieu de le garder pour leurs propres nouveau-nés : "Il est d'intérêt capital pour toute la société, pour l'humanité entière, que tous les enfants soient élevés au sein. Mais pour que l'allaitement atteigne ce degré de généralisation, il faut qu'il soit maternel ; en effet, quel profit pour la société, si un enfant riche est élevé aux dépens de la vie d'un enfant pauvre? Elles prennent des nourrices sans songer que souvent elles signent un arrêt de mort pour les enfants de ces malheureuses victimes de l'injustice sociale."

"Pierre Curie est amoureux. Il destine à Marie une cour discrète et commence par lui offrir son article: "Sur la symétrie dans les phénomènes physiques. Symétrie d'un champ électrique et d'un champ magnétique." (Un grand sens du cadeau, ce Pierre)

Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 28 novembre 2016

Tout n'est pas perdu, Wendy Walker

Je termine la sélection de novembre du Grand Prix des Lectrices de Elle par la lecture d'un thriller, Tout n'est pas perdu. Un peu refroidie par Station Eleven, j'ai tâché de mettre de côté mes a priori comme le gras dans le bourguignon, ce qui n'est pas toujours chose aisée. Mais je sais m'entêter, vous savez, quand les circonstances l'exigent!


Le synopsis

A quinze ans, Jenny Kramer subit un viol extrêmement brutal dans la petite ville de Fairview, où elle vit avec sa famille. Afin de diminuer le choc, on lui administre un traitement visant à affecter sa mémoire. Mais si les souvenirs précis lui échappent, Jenny se montre émotionnellement fragile et marquée. Un thérapeute de renom, Alan Forrester, qui est aussi le narrateur, relate le travail fait avec Jenny, tandis que l'émoi qui règne dans la ville des mois après l'agression, et l'acharnement de certains à vouloir démasquer le coupable. 

Mon avis

Tout n'est pas perdu se distingue ostensiblement d'un thriller classique, et c'est certainement ce qui me l'a rendu captivant.

Dans les romans noirs, le scénario est souvent similaire : un ou plusieurs meurtres sont commis, et tout l'enjeu du récit est de conduire à l'identification du meurtrier, du "méchant". Le sel réside en général dans les efforts déployés par le narrateur pour amener le lecteur sur de fausses pistes, tout en maintenant une crédibilité de l'issue, de sorte qu'en y parvenant, le lecteur soit frappé par son évidence.

Ici, le mystère lié à l'identité de l'agresseur plane, bien sûr, néanmoins, l'approche est moins standardisée, car les découvertes faites en chemin ont finalement plus d'intérêt que de savoir qui a violé Jenny. La personnalité du narrateur dévoile bientôt tout ce qu'elle a d'inquiétant et d'inhabituel, qui nous porte à douter de ce qui est analysé depuis cet angle : quel est véritablement le but d'Alan Forrester? Quelle est la nature de la relation qui le lie à Jenny? Quelle est l'éthique à laquelle il se range?

Par ailleurs, tout au long du roman, la description et les évocations du viol initial ont le mérite d'échapper à une vision véhiculée par les thrillers, la littérature (coucou Philippe Djian) ou le cinéma qui l'apparente à un fantasme présent dans l'imaginaire collectif. Le récit insiste sur les séquelles physiques et mentales, sur le déchirement de la famille, la solitude de Jenny, et interroge la légitimité du traitement que les parents de Jenny ont choisi de lui faire administrer. Est-il juste de retirer à Jenny ses souvenirs de ce moment traumatique sans égal? Quelle est l'intention derrière cette décision, et quelle est la part d'intérêt personnel? Est-il acceptable de tenter de supprimer le problème au lieu de soigner Jenny, faut-il y voir une tentative de nier le viol et prétendre qu'il n'est jamais arrivé?

Le suspense noue l'intrigue, grâce à des personnages secondaires qui rendent le récit dense et nous projettent dans une situation réaliste : contrairement à ce que l'on voit beaucoup dans les policiers, il est possible que l'agresseur ne soit pas un proche de la victime, même si les statistiques (ah, les statistiques, que ferait-on sans elle... Sans doute un peu moins de sondages bidons... Qui a dit ça??) n'ont de cesse de rappeler que le coupable est souvent à chercher dans l'entourage de la victime.

J'ai apprécié de réfléchir à un sujet grave grâce à ce livre qui ne payait pas de mine, et qui tient néanmoins les promesses inhérentes à tout roman noir. 

Pour vous si...
  • Vous vous laisseriez tenter par un roman policier au style un peu novateur
  • Vous êtes exaspéré de voir comment le viol est abordé dans la littérature, objet de tabou ou de fantasme, souvent loin de sa sinistre réalité

Morceaux choisis

"Cette enfant parfaite, son corps profané, violé. Sa vertu volée. Son élan brisé. J'ai l'air mélodramatique. Cliché. Mais cet homme s'est introduit dans son corps avec une telle violence qu'elle a dû être opérée. Pensez-y."

"Même une fois le traitement administré, chaque rêve romantique de sa première fois, chaque histoire d'amour qui aurait flotté dans sa tête et l'aurait fait sourire en songeant qu'elle était adorée par quelqu'un comme nulle autre au monde. Ces choses avaient probablement disparu pour toujours. Et alors que resterait-il à cette jeune fille quand elle deviendrait une femme? Ces choses qui font battre notre cœur pendant l'essentiel de notre vie pouvaient bien être définitivement perdues pour elle."

"Aucune relation ne peut survivre à la vérité pure, à la vérité absolue. Non. Une fois que les membres d'un couple ont confessé leurs véritables sentiments envers l'autre, que ce soit en privé ou lors d'une thérapie de couple, ou même auprès d'amis à la langue bien pendue, la partie est finie. Ne le voyez-vous pas? Ne le savez-vous pas en votre for intérieur? Nous aimons les gens pour ce qu'ils sont et ce qu'ils nous font ressentir. Nous pouvons d'ordinaire tolérer leurs défauts et les passer sous silence. Mais une fois que nous voyons dans leurs yeux le moindre reflet de nous-mêmes qui n'est pas celui que nous voulons voir, celui que nous avons besoin de voir pour nous sentir bien, le pilier de l'amour est brisé."

"J'aime ma femme. Ça semble malhonnête d'utiliser cette expression après avoir tellement insisté sur l'aspect nébuleux de l'amour. Sur le fait qu'il ne signifie rien hormis dans le contexte de la personne qui le "ressent". Sur le fait qu'il signifie quelque chose de différent pour chacun d'entre nous et ne veut donc à certains égards rien dire."

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 25 novembre 2016

La valse des arbres et du ciel, Jean-Michel Guenassia

Que celui qui n'a jamais cédé à la vue d'une couverture jaune et bleue me jette la première pierre! (Ouch...Arh... Mais... AÏÏEEUUUHH!!!)



Le synopsis

Marguerite Gachet mène une vie stricte mais paisible, jusqu'à sa rencontre avec un homme bohème qui a vingt ans de plus, et dont la peinture la subjugue : Vincent Van Gogh. Désargenté, original, il souffre d'un manque de popularité, mais s'emploie à peindre sans relâche. Marguerite et Vincent nouent une relation amicale puis amoureuse, qui n'est pas pour plaire au père de la jeune fille, le célèbre docteur Gachet. Leur liaison connaîtra une issue terrible. 

Mon avis

La valse des arbres et du ciel m'a offert un doux moment de lecture.

La narratrice est Marguerite, jeune fille à l'éducation très réglementée par son père, médecin célèbre pour avoir été un généreux mécène des peintres impressionnistes.
Ce qui frappe en premier, c'est la distance entre l'image que l'on peut se faire du docteur, et le portrait qui en est proposé à partir de la relation qu'il entretient avec sa fille.
Personnage central de l'intrigue, il brille par sa fatuité et son tempérament colérique et borné, n'inspirant pas la moindre sympathie, bien au contraire. Ses traits sont sans doute un peu excessifs, comme on peut s'imaginer que les perçoit une jeune fille de seize ans, mais ce que l'on peut dire, c'est que ce bon docteur ne bénéficie guère de circonstances atténuantes!

Par ailleurs, du fait du point de vue adopté, qui est donc celui d'une jeune fille très romantique et pleine d'imagination, le récit peut paraître par moment un peu mièvre. Rien que je reproche lourdement au roman, cela fait partie de son charme, et est très cohérent avec le personnage de Marguerite, mais c'est néanmoins un point qui mérite d'être souligné.

Vincent Van Gogh, pour sa part, est présent sans vraiment l'être, car s'il est au cœur des pensées de Marguerite, les scènes l'impliquant ne sont pas systématiques, et montrent une personnalité moins affirmée que celle du docteur Gachet, par exemple : le peintre est lunaire, insaisissable, un peu perdu, d'une certaine façon. Comme il est intéressant, pourtant, de le voir dans son quotidien, lui dont on ne sait que trop bien qu'il a vécu toute son existence durant sans la moindre reconnaissance, et que son oeuvre n'a été consacrée qu'à sa mort! Vincent subsiste grâce à son frère, il se caractérise par son acharnement à peindre, par cette préséance qu'il accorde dans sa vie à la peinture avec laquelle rien ni personne ne peut rivaliser.

En revanche, je préfère vous prévenir, la quatrième de couverture fait un teasing qui n'est pas tout à fait en phase avec le roman ; le mystère évoqué autour des faux à Orsay m'a semblé relativement secondaire, et le roman n'est pas construit comme un thriller!

C'est sans doute pour cela, d'ailleurs, qu'il m'a plu, pour finir. Mention spéciale aux articles de l'époque insérés dans le texte, et qui sont d'une richesse et d'une truculence sans pareilles ; je vous invite à en lire des extraits ci-dessous! L'idée aurait eu de quoi dérouter, mais le résultat est très réussi, car l'astuce facilite l'immersion dans la France de la fin du XIXe siècle plus que de longues descriptions verbeuses.

Comme quoi, la couverture ne ment jamais! (ou presque...)

Pour vous si...
  • Vous aimez rencontrer dans les romans des figures connues, sans pour cela devoir passer par l'austérité de certains romans historiques
  • Vous vous intéressez au contexte d'une intrigue, suffisamment pour ne pas trouver loufoque l'idée d'inclure dans le récit des articles de la presse de l'époque

Morceaux choisis

"Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire française menacés, contre l'érection, en plein coeur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel...
Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils, Emile Zola, Gounod, Charles Garnier figurent parmi les trois cents artistes signataires de cette pétition, d'autres comme Gauguin, Verlaine, les Goncourt, Alphonse Allais et bien d'autres, dénigrent la tour."

"Comment avais-je pu? Comment avais-je osé? C'était le plus grand peintre de notre époque, le plus novateur, et moi, petite prétentieuse, je lui donnais la leçon, comme un maître à un élève, moi qui suis incapable de dessiner une rose ou une pomme. Je me suis crue autorisée à lui dire cela parce qu'il n'était rien, un pauvre peintre obscur à qui personne n'avait jamais acheté le moindre tableau et à qui personne n'en achèterait jamais. S'il avait été connu, je ne me serais jamais permis de le juger. C'est ainsi qu'on agit en ce monde. Vous n'existez pas pour ce que vous faites, mais pour la place que vous occupez dans la société."

"Le tribunal de Nîmes vient d'élever un monument juridique qui est pour faire la joie des générations à venir. Deux époux, qui plaident en divorce, se disputent la propriété d'une bague de 2000 francs que le mari a donnée à la femme au cours du mariage... La bague reste la propriété du mari. Le tribunal a jugé que le mari avait donné la bague à sa femme pour qu'elle s'en parât dans l'intérêt et la gloire du ménage... Du moment que la femme s'en va, il faut qu'elle rende la bague, comme un domestique rend le tablier dont on lui permettait de se servir pour l'honneur de la maison."

"Je ne sais pas combien de temps je suis restée ainsi à considérer l'homme de ma vie, à essayer de comprendre pour quelles raisons je m'étais entichée de ce peinturlureur. Comment avais-je pu tomber amoureuse d'un individu comme lui? Et abandonner tout orgueil et tout amour-propre pour quelqu'un qui me repoussait et m'ignorait, qui n'était ni beau ni prévenant, pauvre comme Job, et qui ne s'intéressait, ne parlait que de peinture, comme si c'était la seule chose sur cette terre qui méritait une conversation."

"Vincent n'était pas prêt à se laisser aimer. Il m'aimait à sa façon, je ne la comprenais pas ou ne l'admettais pas. Il aurait fallu qu'il m'aime plus que la peinture, et cela, c'était inimaginable."


Note finale
2/5
(mignon)

jeudi 24 novembre 2016

Histoire du lion Personne, Stéphane Audeguy

Le roman de Stéphane Audeguy s'est vu remettre il y a peu le prix Wepler.
Il faut dire qu'il figurait dans nombre de listes de sélectionnés de cette rentrée littéraire!
Je vous invite donc à découvrir cette histoire peu commune, dont le protagoniste, comme le laisse entrevoir le titre, n'est autre qu'un lion!



Le synopsis

Le roman relate l'histoire du lion nommé Personne, qui vécut entre 1786 et 1796, fut domestiqué par un jeune garçon répondant du nom de Yacine au Sénégal, protégé par le gouverneur Pelletan, avant d'être envoyé en France pour rejoindre la ménagerie royale, conservée en dépit de la Révolution, où il finira ses jours auprès d'Hercule, un petit chien devenu son ami le plus loyal. En toile de fond, une période mouvementée et passionnante de l'histoire de France. 

Mon avis

L'auteur affiche dès les premiers mots son ambition peu commune : proposer une histoire dont le protagoniste est un lion.
L'entreprise est audacieuse, car il y a fort à parier qu'un tel récit aurait pour prime effet d'être le plus barbant qui soit, n'est-ce pas? Et bien, détrompez-vous : le roman d'Audeguy est absolument passionnant.

Et pour cause : le contexte choisi n'est ni banal, ni négligé, car les enjeux sociaux et politiques de l'époque transparaissent dans les événements auxquels prend part le lion Personne.

Le rapport de l'homme aux animaux est au cœur du roman, et est exploré à travers les différents protecteurs du lion Personne. La responsabilité des hommes envers les animaux qu'ils domestiquent est interrogée en filigrane, notamment lorsque Pelletan décide de relâcher Personne dans la nature, et que l'entreprise se solde par un échec, le lion faisant à rebours tout le chemin pour rejoindre ce qui s'apparente à son foyer. A travers cette anecdote, le lecteur prend la mesure de l'attachement du lion pour l'homme, mais également de son inadaptation à l'environnement sauvage dont on l'a extrait dans son jeune âge, et dont il méconnaît les règles : il n'est plus possible, une fois le lion adulte, de s'en débarrasser par lassitude ou pour tout autre motif, car sa survie alors est en jeu.

Le contexte historique est par ailleurs très présent, dans la deuxième partie du roman notamment, lorsque le lion Personne rejoint la ménagerie royale, à la veille de la Révolution Française : le lion devient lui-même la cible du peuple en colère, qui réclame sa tête, comme homologue du roi régnant sur le monde animal. Il faut alors tout l'acharnement d'un botaniste à le défendre pour le soustraire à la vindicte populaire, et le garder en vie.

Ainsi, le récit est un conte envoûtant, dans lequel on s'attache au lion Personne et à son fidèle compagnon, le chien Hercule, on constate les conséquences désastreuses de la domestication peu réfléchie d'un animal sauvage, on voyage en mer à fond de cale privé de la lumière du jour et de toute nourriture saine, et on plonge dans l'apathie, à l'ombre des barreaux d'une cage à Versailles. Il y a du merveilleux dans tout cela, de l'empathie, le spectacle de la bonté comme de la cruauté humaine, et l'empreinte de l'Histoire dont est témoin le lion.
Savoureux!


Pour vous si...
  • Vous êtes persuadé qu'un roman ne peut décemment avoir pour protagoniste un animal, et si vous êtes un tantinet joueur (mais pas mauvais perdant)

Morceaux choisis

"Yacine n'avait pas treize ans, mais il avait déjà compris tout cela. Et encore ceci : le gros des hommes ignore qu'il va mourir ; ceux qui le savent ne veulent pas, pour la plupart, le comprendre, et n'en tirent aucune conséquence pratique. Seule une poignée d'êtres vit sa vie, sa seule vie ; rien qu'une vie, mais toute entière."

"Car Yacine, qui ne croyait en rien, croyait à son destin, comme un enfant aux fées."

Note finale
4/5
(très bon)

mercredi 23 novembre 2016

De nos frères blessés, Joseph Andras

De nos frères blessés a reçu, en mai dernier, le Goncourt du premier roman. 
Comme on n'en finit pas des prix qui fusent dans tous les sens, je poursuis donc sur ma lancée, et vous raconte ce que j'ai pensé de ce livre de Joseph Andras. 


Le synopsis

En 1956, à Alger, Fernand Iveton, jeune indépendantiste communiste, pose une bombe dans son usine, détectée avant d'exploser.
Un procès s'ensuit, au cours duquel il est clairement indiqué que la bombe n'avait pour but que de causer des dégâts matériels, et n'aurait pu attenter à la vie de quiconque.
Pourtant, dans un contexte politique agité, Iveton cristallise la colère de l'opinion publique, et, pour servir d'exemple, est condamné à mort.

Mon avis

Dans ce premier roman, Joseph Andras fait la lumière sur un triste épisode de l'Histoire, qui a conduit à l'exécution d'un homme davantage en raison de tensions politiques qu'en raison de sa faute, "le seul Européen guillotiné de la guerre d'Algérie".

L'angle adopté se centre sur la personnalité de Fernand Iveton, sur sa subjectivité, au lieu de privilégier une approche politique dans laquelle l'humain se serait dilué : le lecteur appréhende la vision des choses de Fernand, ses revendications, mais avant même cela, l'homme derrière l'accusé, sa relation avec ses proches et avec Hélène, très présente dans le récit.

Le récit est construit autour du procès qui se déroule en 1956, parsemé donc de souvenirs qui nous dépeignent peu à peu Fernand.
Au ressenti et à l'histoire personnels d'Yveton se superpose, au fur et à mesure de la lecture, la compréhension des enjeux qui le dépassent, et mettent en marche la machine judiciaire contre lui.
Car ce contexte est oppressant : la guerre d'Algérie s'esquisse peu à peu, elle couve, et à travers le châtiment imposé à Fernand Iveton, on devine que c'est le mouvement anti-colonialiste que l'on voudrait mâter. A cela s'ajoute la lâcheté (la seule alternative possible étant l'incompétence) du médecin mandaté, qui botte en touche et ne met pas le tribunal face à la réalité des actes de torture subis par Fernand lors de son arrestation.
L'épisode résonne, l'auteur affirme l'impact qu'il aurait eu sur l'abolition de la peine de mort lors de l'arrivée au pouvoir de Mitterrand dans les années 80, voyant là une volonté de rachat notamment par rapport à Iveton qui, s'il était coupable, ne l'était pas d'une faute punissable de la peine capitale. 

Bien entendu, la démarche de Joseph Andras m'a fait penser à celle de Philippe Jaenada dans La petite femelle, tâchant de réhabiliter, des décennies plus tard, une femme écrasée par la vindicte populaire puis par l'Histoire qui l'avait fait sombrer dans l'oubli, et n'avait conservé d'elle que la vérité construite lors de son procès, celle d'une femme froide et manipulatrice.
Durant cette décennie des années 1950, extrêmement complexe, Fernand comme Pauline servent d'exemples, sont les victoires collatérales d'une société qui menace d'imploser, tentant de se relever de la guerre encore récente, et d'endiguer les menaces qui s'annoncent derrière les portes qu'elle a enfoncées.

Le récit émeut, un peu facilité en cela par la tendresse qui émane de la relation entre Fernand et Hélène, et l'écriture, quelle écriture! Non pas de celles qui se font oublier, elle a du caractère, on se plaît à lire et à entendre pour la première fois la voix de Joseph Andras, en attendant vivement la prochaine.

Pour vous si...
  • La démarche de réhabilitation de personnages que l'Histoire a engloutis et brisés vous interpelle.
  • Vous n'avez jamais entendu parler de Fernand Iveton, il y a des épisodes historiques qu'il est intéressant au plus haut point de se remémorer.

Morceaux choisis

"Fernand a été torturé toute la journée ; il en a donné trois. De quelles matières sont donc faits les héros, se demande-t-il, attaché au banc, la tête en arrière? De quelles peaux, de quels os, carcasses, tendons, nerfs, étoffes, de quelles viandes, de quelles âmes sont-ils fichus, ceux-là? Pardonnez, les camarades..."

"Le président Roynard prend la parole : Fernand Iveton, ici présent, est condamné à la peine capitale. [...]
La Justice goûte son triomphe. Hélène se retient de ne pas fondre en larmes. Elle mord l'intérieur de ses joues pour ne pas leur offrir le spectacle de leur défaite. On ne jette pas ainsi la viande aux chiens."

"Hélène...
Un prénom comme une démangeaison. Plaie dans le palais qui n'entend pas se faire oublier."

"Tu es français, tu as mis une bombe, pour eux c'est impardonnable : tu meurs à cause de l'opinion publique... "

Note finale
3/5
(cool)

mardi 22 novembre 2016

California Girls, Simon Liberati

A la faveur de la rentrée littéraire, la Famille Manson se retrouve sur le devant de la scène, grâce à deux romans qui ressuscitent cette inquiétante communauté et dissèquent, chacun à leur façon, son fonctionnement, la vision et les aspirations véhiculées par Charles Manson, l'influence du leader en particulier sur les jeunes filles dont il s'entoure, et les assassinats perpétrés. 
Le premier, The girls, est le premier roman d'Emma Cline, qui propose une version romancée qui parle plus largement de la société américaine de l'époque ; je vous en dirai davantage très vite.
Le deuxième, dont je vous parle aujourd'hui, s'appelle California girls, et est signé Simon Liberati.



Le synopsis

California girls relate le meurtre brutal de Sharon Tate et des quatre autres personnes qui se trouvaient avec elles dans sa villa, le soir où la Famille Manson y a fait irruption.

Mon avis

Le premier constat qui m'a frappé est la distance qui existe entre California girls et le dernier roman de Simon Liberati, Eva, dont j'avais fait la chronique l'an dernier : loin du romantisme exacerbé qui imprégnait les pages d'Eva, le dernier roman de Liberati se présente au contraire dans un style qui confine au journalisme, constitué de trois parties chronologiques, analysant heure par heure la succession des événements et le comportement des acteurs, à la manière d'une enquête criminelle.

Les premières pages nous familiarisent avec la communauté, figurant les jeunes filles qui fouillent les poubelles pour ramener à manger à la Famille, soulignant les étranges relations qui les lient, et la fascination que tous éprouvent pour Charlie.

Je ne connaissais pas dans les détails les faits racontés dans le roman, mais ce dernier m'a donné envie de me renseigner sur le sujet, notamment pour pouvoir comprendre la part issue du travail de documentation que l'on devine derrière le livre, et la part romancée. Lorsque l'on se perd un peu sur internet, l'emprise de Charles Manson sur les membres de la Famille est largement évoquée, certainement parce qu'elle est étourdissante, incompréhensible.
L'auteur restitue de manière confondante ce magnétisme de Manson considéré comme une réincarnation du Christ par certains, ses pouvoirs inexpliqués, de même que le mode de vie de la communauté hippie, entre sexe et drogues, et la vision quasiment prophétique que Manson propage autour de lui, son obsession des "cochons" qu'il faut tuer, et dont les jeunes filles en particulier se font les réceptacles et les messagères.
La curiosité m'a également poussée à rechercher les visages de ces personnages minutieusement décrits, que l'on croirait connaître en refermant le livre : Sexy Sadie, Katie, Leslie, Linda et Tex, protagonistes récurrents au sein de la communauté, Charlie en personne, mais également Sharon Tate et les autres victimes dont on assiste aux derniers moments.

Le lecteur se retrouve immédiatement absorbé dans cet environnement à la fois proche et lointain (la Californie des années 1960), et partage bientôt l'intérêt sordide de l'auteur pour cet épisode sanglant qui dépasse la seule catégorie des faits divers, de par sa violence, mais aussi ce qu'il incarne. Car le contexte est important : on est en 1969, le mouvement des droits civiques a battu son plein pendant près de dix ans, Luther King a été assassiné l'année précédente, le Black Power prend de l'importance, et Manson commandite les meurtres dans le but de faire accuser des Noirs, afin de provoquer une confrontation majeure entre Blancs et Noirs et ainsi précipiter la réalisation de la prophétie qu'il porte, selon laquelle les Noirs domineraient bientôt les Blancs, sous sa propre direction. Tout cela se dessine en toile de fond, dans le roman de Liberati, qui se concentre néanmoins sur la communauté, sur l'attraction des jeunes filles pour Charlie, sur leur rivalité, et sur ce qui les anime la nuit du 9 août 1969.

Car l'empathie de l'auteur pour Sharon Tate est tout aussi sensible, et transparaît dans la peinture qu'il en fait, en rupture avec celle de Sadie ou des autres filles : Sharon, si elle incarne une certaine société hollywoodienne fort éloignée de la communauté hippie et en particulier de la Famille Manson, se caractérise par sa beauté, qui traverse les âges y compris après sa mort, immortalisée sur les photographies qui capturent sa jeunesse et la perfection de ses traits, et que l'on ne peut regarder qu'avec un certain effroi, celui qui accompagne le choc de la mort brutale et injuste.

Ce qui est intéressant, dans ce roman de Liberati, au-delà du travail de documentation évident, réside dans la démarche volontaire de tâcher de saisir les motifs, les individualités qui constituaient la Famille, et de ne pas se contenter d'une incompréhension horrifiée. Les actes parlent pour eux-mêmes, et à cet égard, Sadie et Tex effraient bien sûr, cependant l'auteur en propose un portrait qui n'est pas simplement monstrueux. On devine la révolte qui couve chez Tex, qui pourrait s'ériger contre Charlie en échappant peu à peu à son emprise, on voit également grandir les doutes de Linda, en marge de la Famille, et qui, pour finir, en livrera les membres lors du procès retentissant qui s'ensuivra.

California girls réussit admirablement le pari de dépoussiérer un pan d'histoire qui, un demi-siècle plus tard, rode encore dans la mémoire collective, sans se contenter de faire du sensationnel (et le risque était grand de sombrer dans cet écueil), mais en investiguant les aspects psychologiques et sociologiques au cœur de cette nuit du 9 août 1969.
Vous pouvez sans scrupule le faire rejoindre votre PAL.

Pour vous si...
  • Le souvenir de la folie de la Famille Manson vous a toujours glacé, et vous souhaiteriez exorciser tout ça.
  • Vous êtes du genre à vouloir tâcher de comprendre les motifs derrière les actes les plus incompréhensibles, parce que visiblement inhumains.

Morceaux choisis

"Allongée sur la large banquette crevée de la vieille Ford, la tête posée sur les longues cuisses de Leslie qui lui tressait des nattes d'Indienne, Sadie jouait à monter et à descendre la manivelle de la vitre avec ses pieds nus. Quand la vitre se baissait on respirait l'air brûlant venu des poubelles du supermarché et on entendait les grognements de Katie qui continuait toute seule de fouiller un dernier container. Elle était complètement défoncée."

"Elles étaient si pures... La puissance de leurs hormones, la capacité d'amour et d'abnégation des jeunes filles d'alors, élevées pour un homme unique et donc d'une ferveur à son égard supérieure à celle des filles d'aujourd'hui, confluaient autour de cet homme divin dont elles avaient fait grandir la force grâce à leur désir partagé. Aucun étranger ne pouvait comprendre ça. Aux yeux des cochons ordinaires, les flics, les cow-boys, les psychiatres, leur dévouement pour Charlie qui les poussa à commettre des crimes inutiles, à gâcher leur vie et à braver la chambre à gaz resterait un mystère. On accuserait l'hypnose ou la drogue mais il ne s'agissait que d'amour. Elles avaient trouvé en Charlie l'époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toutes les guerres depuis l'Antiquité."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 21 novembre 2016

Le Grand Jeu, Céline Minard

Le dernier roman de Céline Minard a recueilli des réactions partagées dans la presse, ainsi que dans mon entourage. Une occasion en or d'avoir de quoi gloser en soirée, je ne pouvais raisonnablement pas manquer ça : c'est un peu l'impératif social qui pousse à tester le dernier Five Guys à Bercy, ou à voir l'expo Chtchoukine (apparemment il ne faut pas prononcer le "cht" du début) à la Fondation Louis Vuitton. 
Ou presque. 


Le synopsis

Une femme entreprend une vie en solitaire, dans un refuge à flanc de falaise, où ses journées sont une succession de gestes destinés à assurer sa survie, entrecoupées de réflexions existentielles. 

Mon avis

Curieuse lecture que celle du Grand Jeu!

Le récit propose d'explorer l'expérience d'un retour à la nature, à une condition presque primitive dans la mesure où la protagoniste doit subvenir à ses besoins en semant et cultivant, à cela près que le refuge dans lequel elle vit abrite des dispositifs technologiques utiles à son quotidien.

On trouve dans ces gestes répétés et presque mécaniques une routine rassurante, une réconciliation avec la terre, en quelque sorte : l'isolement de la narratrice est complet, la description de son environnement et de ses moindres mouvements retranscrit l'ambiance particulière qui règne dans ce coin de montagne à l'écart des hommes, et le lien qui se forge entre la femme et son habitat.

La solitude qui l'enveloppe est, comme on l'imagine, propice à la réflexion, si bien que les interrogations de la narratrice parsèment le récit, et touchent à des sujets graves, métaphysiques. Récit qui m'a semblé, de fait, plutôt abrupt, alternant les paragraphes descriptifs et les questions philosophiques, échappant à une structure progressive classique.

Les questions que pose le roman, récurrentes dans la littérature du nature writing, concernent le rapport de l'homme à la nature, mais aussi les possibilités d'existence en marge de la société, ce qui peut faire penser notamment au Voyage au bout de la solitude, dans un style différent bien entendu, et à d'autres livres encore.

A noter, cependant, que l'abord n'est pas si aisé, et que le roman peut donner le sentiment d'être un peu lunaire, une sorte d'ovni littéraire. Il faut passer outre, pour y discerner l'intérêt qu'il présente, à condition de concevoir une curiosité pour le sujet. 

Pour vous si...
  • L'idée d'un roman au croisement du nature writing et de l'anticipation vous intrigue
  • Vous n'êtes pas allergique aux récits descriptifs

Morceaux choisis

"Je ne suis pas millionnaire. Je ne m'en soucie pas. La forme de la question n'est supportable que lorsqu'on se l'applique à soi-même. Tous les matins, il faut se souvenir qu'on rencontrera un ingrat, un envieux, un imbécile - tant qu'on est en position de croiser un homme.
Tous les matins, il faut se demander : qui suis-je? Un corps? Une fortune? Une réputation? Rien de tout cela. Qu'ai-je négligé qui conduit au bonheur?"

"Ni la menace ni la promesse ne peuvent être ignorées. C'est le putsch de l'autre contre soi. Ou de soi contre soi. Une prise de pouvoir.
Une menace est un guide précis. Et une promesse?"

"J'ai essayé. On ne peut pas jouer seul aux échecs. On ne peut pas s'oublier au point de se surprendre. Peut-on s'oublier au point de s'accueillir?"


Note finale
2/5
(pas mal)

vendredi 18 novembre 2016

Voici venir les rêveurs, Imbolo Mbue

Après la lecture d'Americanah, j'étais bien partie pour poursuivre dans la veine de la littérature afro-américaine, ou plutôt la littérature prenant pour objet la société américaine abordée depuis le prisme d'un regard étranger, en particulier africain.
Ce deuxième roman de la sélection mensuelle du Grand Prix des Lectrices nourrissait tous mes espoirs, tant par son synopsis que par les critiques élogieuses abondant sur le net (même si, nous l'avons vu récemment, cela ne veut rien dire... Bisous Emily St John Mandel).
Un petit gâteau, et en voiture Simone!


Le synopsis

Jende et Neni, camerounais, ont immigré aux Etats-Unis pour y construire une vie meilleure pour leur fils. Lorsque Jende décroche le poste de chauffeur auprès de Clark Edwards, banquier fortuné officiant à la Lehman Brothers, il touche son rêve du doigt. Au fil des jours, sa relation avec ses employeurs se développe et devient bientôt ambivalente. Alors que Neni est employée à son tour par Cindy, l'épouse de Clark, pour être temporairement femme de ménage, elle découvre l'état de fragilité dans lequel se trouve cette femme d'origine modeste fière d'avoir acquis un statut social grâce à la richesse de son mari. Cette dernière, jalouse, menace bientôt de renvoyer Jende s'il refuse de lui remettre un inventaire des sorties de son époux, qu'elle soupçonne d'adultère. Jende et Neni, aux prises avec les services de l'Immigration qui menacent de les expulser et les difficultés de leur quotidien, tentent tant bien que mal de maintenir des relations de confiance avec les Edwards, sans risquer de perdre leur poste, lorsque éclate le scandale financier de 2008.  

Mon avis

Ce mois de novembre est tout à fait prolifique en matière de lectures, je suis réjouie!

Voici venir les rêveurs est un roman vénéneux, qui lève le voile sur le visage blafard du rêve américain, à travers le parcours de Jende et Neni, immigrés camerounais qui voient leurs espoirs d'intégration s'effondrer après des années de travail, d'obstination et de sacrifices.

L'écriture rappelle celle de Chimamanda Ngozi Adichie, elle a cette même vivacité qui génère un sentiment de proximité et suscite l'adhésion dès les premières pages, mais les thèmes abordés le sont de manière plus pondérée et progressive que dans Americanah. A travers les relations nouées entre les différents protagonistes, le récit donne à voir le sexisme qui transparaît dans les rapports conjugaux, d'une part entre Jende et Neni, qui incarnent un couple où les rôles traditionnels et le rapport de force entre l'homme et la femme sont affirmés, et d'autre part entre Clark et Cindy, d'une manière plus insidieuse.

Mais, bien entendu, ce sont les rapports sociaux qui restent au cœur du roman, et qui en font l'attrait: la relation entre Clark et Jende, puis entre Cindy et Jende, et enfin entre Cindy et Neni, reflète une violence sociale exacerbée, la condescendance des nantis à l'égard des immigrés envers lesquels ils se montrent volontiers paternalistes, attentifs au discours attendu qu'ils se doivent de prononcer, célébrant la grandeur de l'Amérique et les chances qu'elle leur offre.
L'auteur excelle à livrer des portraits de protagonistes nuancés, loin de tout manichéisme qui serait, dans ce contexte en particulier, tout à fait dommageable.  

Les thèmes abordés à travers le quotidien des personnages sont nombreux et captivants : il est question d'exil, bien sûr, d'intégration, mais aussi des relations ambiguës entretenues par Jende et Neni avec leur famille restée au Cameroun, des espoirs qui portent ces aventuriers modernes, dont le courage est souvent vu comme une menace ; il est aussi question d'identité, de transmission, des inégalités sociales flagrantes...

Le roman est très riche, plus abordable sans doute qu'Americanah auquel il est souvent comparé, porté par une écriture franche et fluide.

N'hésitez pas une seconde à vous laisser tenter!


Pour vous si...
  • Vous avez aimé Americanah
  • Vous vous intéressez aux thèmes de l'immigration et de l'assimilation sociale (comme on dit en sociologie)

Morceaux choisis

"Les gens comme lui n'allaient pas aux Etats-Unis pour un séjour provisoire. Ils y allaient pour s'installer, pour y rester jusqu'à ce qu'ils puissent rentrer chez eux en conquérants - détenteurs d'une green card ou d'un passeport américain, les poches remplies de dollars et de photos de leur vie heureuse. Voilà qui expliquait pourquoi, le jour où il avait embarqué sur le vol Air France Douala-Newark avec correspondance à Paris, Jende était persuadé qu'il ne reverrait pas le Cameroun avant d'avoir gagné sa part du lait, du miel et de la liberté dont regorgeait cette Terre promise que l'on appelait Amérique."

"Etre pauvre en Afrique, cela n'a rien d'exceptionnel. Tout le monde ou presque est pauvre là-bas. La honte d'être pauvre n'est pas la même là-bas." (affirmation de Cindy à Neni, avec grâce)

"Pour la première fois de leur longue histoire, elle craignit qu'il ne la batte.
Et elle aurait reçu ces coups comme une bonne épouse, parce que ces coups-là n'auraient pas été assénés par Jende, mais par un monstrueux personnage né de toutes les souffrances inhérentes à la vie de l'immigrant américain."

Note finale
4/5
(excellent)

jeudi 17 novembre 2016

Station Eleven, Emily St John Mandel

L'un des deux romans faisant partie de la sélection du Grand Prix des Lectrices ce mois-ci est Station Eleven. Je n'avais jamais entendu parler d'Emily St John Mandel, mais le titre et la couverture me tentaient bien, et les lecteurs sur le web criaient au génie. 
Autant vous dire que tous les ingrédients étaient réunis pour titiller mon esprit de contradiction. 


Le synopsis

Station eleven raconte le monde en proie à une pandémie meurtrière, qui décime la population et transforme la civilisation.
Le roman s'ouvre sur la mort d'un acteur sur scène, quelques heures avant que la pandémie ne soit déclarée, et se centre sur l'évolution de plusieurs personnes de son entourage, entre les années précédant la catastrophe et les décennies suivantes, notamment une troupe d'artistes qui joue Shakespeare pour cultiver le souvenir du monde d'avant, et transmettre de l'espoir.

Mon avis

La lecture de Station Eleven s'est révélée laborieuse, non du fait de la prose ou de la structure, car la recette est assez bonne, mais sans doute du fait d'un sujet que j'ai le sentiment d'avoir déjà beaucoup vu dans la littérature : la situation n'est pas sans évoquer de nombreuses œuvres plus ou moins classées dans le genre science-fiction, depuis Barjavel à, plus récemment, Emmanuelle Pirotte, sans parler de la littérature anglo-saxonne abondante qui fleurit sur ce thème (coucou Cormac McCarthy et Laura Kasischke).

Ainsi, en dépit d'une approche intéressante, qui met l'accent sur l'art comme vecteur de la civilisation, incarnant la grandeur passée et la grandeur possible dans un monde en déréliction, et en dépit d'un premier chapitre très accrocheur mettant en scène (au sens propre) la mort de l'acteur Arthur Leander, personnage qui servira de fil rouge à la construction du roman, je n'ai pas ressenti d'entrain à poursuivre, ni de curiosité.

Le seul personnage ayant piqué mon intérêt est celui de Miranda, l'ex-femme d'Arthur Leander, que l'on découvre principalement avant la pandémie, et qui rencontre des affres finement retranscrits, bien que n'ayant rien à voir avec le cœur de l'intrigue (un peu comme si vous alliez au ciné, et que votre moment préféré de la séance tenait dans une bande-annonce avant le film : a priori, vous êtes un peu à côté de la plaque).

C'est dommage, et je regrette beaucoup de ne m'être pas laissé prendre au jeu : les allers et retours entre les différents temps de la narration créent des échos et des effets de rupture, les scènes sont visuelles, l'écriture fluide, autant d'atouts qui auraient pu me séduire.

Néanmoins, le sentiment ne me quitte pas que la lecture manquait de corps et d'envie ; le récit propose de partager l'expérience des protagonistes, mais il est difficile de dire ce que l'on en tire. Pour ma part, Station Eleven m'a fait l'effet d'un roman esthétique, qui n'a pas l'audace que l'on pourrait attendre d'un tel projet, et ne présente en fin de compte guère d'intérêt.
Un peu comme Cara Delevingue : c'est joli, ça pourrait être intéressant, oui, mais au final ça sert pas à grand chose.

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas contre un énième roman qui figure la fin du monde.

Morceaux choisis

"Elle sait qu'il y a partout des pièges qui peuvent la faire pleurer, elle sait que si elle meurt un peu chaque fois que quelqu'un lui demande une pièce et qu'elle ne la donne pas, cela signifie qu'elle est trop douce pour ce monde - ou peut-être simplement pour cette ville, elle s'y sent si petite. Les larmes lui montent aux yeux. Miranda est une personne qui a très peu de certitudes, mais l'une d'entre elles est que seuls les gens indignes se dérobent quand la situation devient difficile."

"Il savait, depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n'en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j'ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j'ai dansé dans une boîte de nuit. La dernière que j'ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n'avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j'ai mangé une orange."

"Vers la fin de sa deuxième décennie à l'aéroport, Clark se prit à réfléchir à la chance qu'il avait eue. Non seulement de survivre, ce qui était déjà extraordinaire en soi, mais d'avoir assisté à la fin d'un monde et au début d'un autre."


Note finale
2/5

mercredi 16 novembre 2016

Madeleine project, Clara Beaudoux

Le document du mois sélectionné par le Grand Prix des Lectrices est présenté comme un reportage, et sa couverture me laissait fort perplexe : difficile de deviner de quoi il en retournerait! C'est à double tranchant : les couvertures et les titres un peu énigmatiques peuvent intriguer, sans doute, mais aussi laisser de marbre. 
Spoiler alert : je suis bien contente, en fin de compte, d'avoir eu à m'y plonger quand même...


Le synopsis

Le Madeleine project est initié par Clara Beaudoux lorsqu'elle emménage dans un appartement dans lequel, apprend-elle, vivait avant elle une dame du nom de Madeleine, décédée un an plus tôt. Dans la cave, elle découvre toutes sortes d'objets et de souvenirs, à travers lesquels elle décide d'essayer de reconstituer l'histoire de Madeleine, et de venir à sa rencontre. Pour cela, elle utilise un véhicule inattendu : Twitter.

Mon avis

Voici une expérience absolument insolite, et que je vous recommande chaudement.

Le format, bien sûr, dépayse : le livre est constitué de la succession des tweets réalisés par Clara Beaudoux et qui suivent la progression de son exploration de la cave de Madeleine.
Des phrases courtes, donc, et des photographies de tout ce qu'elle inspecte : voilà qui semble éloigné des formes classiques de la littérature!

Il n'en est pas moins que l'entreprise de Clara Beaudoux intrigue, amuse, émeut, et que l'on a tôt fait de s'habituer aux tweets, qui transmettent de manière concise une description, une curiosité, ou encore l'émotion brute.

D'entrée de jeu, une proximité peut s'établir avec l'auteur, qui ne déguise pas son identité et s'implique personnellement dans ce projet : qui n'a jamais trouvé des reliques d'anciens propriétaires en emménageant dans son nouveau logis?
La particularité réside sans doute dans la quantité d'effets délaissés à la mort de Madeleine, mais surtout, dans le regard que l'auteur décide de porter dessus : elle n'y voit pas, comme beaucoup l'auraient fait (dont votre serviteuse, il va sans dire - je ne me suis même pas fendue d'une visite dans la cave de mon dernier appartement, où j'ai pourtant végété 4 ans. Ce penchant vicieux pour l'aventure aura raison de moi.), une abondance de détritus sans intérêt, mais des indices menant à Madeleine, des énigmes à décrypter, patiemment, au gré des pièces découvertes et qui s'assemblent peu à peu pour former la vie de Madeleine, partielle, imaginée en partie bien sûr, mais sur la base d'éléments tangibles.
Ainsi, le livre prend bientôt l'allure d'une enquête où tout est à résoudre : qui était Madeleine? Que faisait-elle, qu'aimait-elle, qu'a été son existence, qu'ont été ses rêves, ses amours, ses occupations? La cave engorgée fourmille de réponses, encore faut-il se donner la peine de s'y pencher et de faire parler ces objets d'un autre temps.

Peu à peu, on voit l'auteur se prendre à son propre jeu, exprimer l'empathie que l'on sent également grandir pour Madeleine, tandis que le portrait se précise et que l'on apprend ses origines, son métier, ses goûts...

Certains passages sont drôles, car il y a parmi les affaires de Madeleine des vieilleries que l'on garde tous dans nos placards mais qui nous feraient honte, si elles étaient exposées au grand jour, certains sont bouleversants, concernant Loulou par exemple, l'amour de jeunesse de Madeleine, d'autres encore sont instructifs, du fait de l'époque finalement récente dont ils témoignent, mais que les jeunes générations ont surtout appréhendée à travers leurs livres d'histoire (il y a notamment de vieux tickets de rationnement).

Et puis, l'Histoire se croise, et un tel format était par nature disposé à le laisser entrevoir : lorsque surviennent les attentats du 13 novembre, l'auteur parle de ses doutes, et de sa décision de poursuivre le projet. Les mots mêmes de Madeleine la guident dans cette direction, et, à plusieurs décennies d'écart, lui semblent exprimer son état d'esprit.

On termine la lecture avec l'envie de poursuivre (car le projet continue ici), un enthousiasme fou pour cette enquête improbable, et l'envie d'aller fouiller dans son grenier. 

Pour vous si...
  • Vous êtes friand d'expériences de lecture en dehors des sentiers battus.

Morceaux choisis

"En même temps, j'ai été très touchée que de si petites choses puissent tant intéresser des internautes de tous âges. Ces petits détails infimes, ces microsouvenirs, ces pétales séchés, ces crayons vieillis... Toute cette beauté du quotidien, qu'on oublie souvent de regarder, pouvait se révéler. Le fait que l'infime puisse ainsi toucher tant de personnes, m'a redonné un peu confiance en ce que nous sommes, en ce que nous pouvons aimer."


Note finale
4/5
(très bon)

mardi 15 novembre 2016

Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie

Il y a longtemps que je devais lire Americanah
D'abord, parce que le roman a été plébiscité par la critique et le lectorat, et ensuite, parce que son auteur (au nom difficile à retenir pour la lectrice sédentaire et étriquée que je suis), Chimamanda Ngozi Adichie (n'y voyez pas quelque crânerie de ma part, j'ai copié collé) m'avait bluffée dans son intervention sur le féminisme dans cette géniale vidéo de TED, je l'y avais trouvée charismatique, drôle, fine, pertinente.
Bref, je ne pouvais pas continuer à être fan sans avoir lu au moins l'un des romans qui l'a consacrée sur la scène littéraire internationale. 


Le synopsis

Ifemelu a quitté le Nigeria pour faire ses études aux Etats-Unis. Au gré des rencontres, elle porte un regard extérieur et néanmoins acéré sur la société américaine. Le blog qu'elle tient autour des sujets liés à la race obtient bientôt une notoriété, et relate son expérience quotidienne, ainsi que les préoccupations actuelles d'une femme africaine dans le pays de tous les espoirs.

Mon avis

Pffffffff....... Vraiment, quel bouquin!!!
Voilà un roman qui a de l'envergure, de l'ambition, de l'insolence, et un sens aiguë des réalités sociales.

La forme est relativement novatrice, puisqu'elle intègre certains articles du blog dont Ifemelu est l'auteur, qui illustrent le récit et donnent directement accès à ses pensées, à ses réflexions, à ce qui l'indigne en particulier, ou nourrit chez elle une certaine colère.
Car la personnalité d'Ifemelu est extrêmement intéressante, de par ses opinions parfois tranchées, une intransigeance qui la caractérise, et sa façon naturelle de parler de ce qui la préoccupe, sans chercher à ménager quiconque, en utilisant un registre presque oral, qui retranscrit bien sa spontanéité.

Le récit, par ailleurs, relate les tribulations quotidiennes d'Ifemelu, ses amours bien sûr, qui occupent une place importante dans sa vie, le regard porté sur les questions liées à la race, à l'immigration, les liens entretenus avec sa famille demeurée au Nigeria, et sa relation ambiguë avec son pays d'origine, qui n'a rien de simple, y compris une fois qu'elle y retourne pour s'y installer.

Le sujet de la race est abordé dans Americanah en déjouant le piège du politiquement correct, car l'auteur n'hésite pas à prêter à Ifemelu des postures que j'ai pour ma part peu l'habitude de croiser dans la littérature, et à mobiliser pour cela y compris des figures politiques actuelles identifiables par les lecteurs (à l'instar de Barack Obama, pour le plus abordable, mais d'autres également).

A titre d'exemple, Ifemelu revendique à plusieurs reprises avoir découvert la race en arrivant aux Etats-Unis, et explique qu'elle ne se sentait pas noire avant de mettre le pied en Amérique. 

Autre point intéressant, Ifemelu dénonce l'indulgence à laquelle l'invitent certains de ses comparses, considérant que les inégalités observées par le passé n'ont plus cours, et que la situation s'est améliorée durant les dernières décennies pour les noirs en Amérique : elle souligne que ces inégalités n'auraient simplement pas dû exister, et qu'un tel constat n'est donc ni suffisant, ni satisfaisant. 

Le style est très vivant, riche, il nous introduit dans le quotidien d'Ifemelu et nous emporte avec lui. 

Il va sans dire que je vais m'atteler aux autres romans de Chimamanda prochainement, dont je n'ai pas fini de vous parler!


Pour vous si...
  • Vous êtes curieux de découvrir ce qui sera sans doute l'un des grands romans du XXIe siècle
  • Cerise sur le gâteau, si vous êtes amateur de littérature africaine actuelle, vous ne serez pas déçu!

Morceaux choisis

"Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina, comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l'âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d'échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n'avaient pas manqué d'eau, mais étaient englués dans l'insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd'hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu'aucun d'entre eux ne meure de faim, n'ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d'avoir le choix, avide de certitude."

"Seul un Nègre Magique peut gagner une élection américaine. Mais qu'est-ce qu'un Nègre Magique, me demanderez-vous? L'homme noir qui est constamment sage et bon. Qui ne réagit jamais malgré de grandes souffrances, ne se met jamais en colère, ne profère jamais de menaces. Il pardonne toujours toutes les insultes racistes. Il enseigne au Blanc comment briser le triste mais compréhensible préjugé qui est dans son cœur. Vous voyez un tel homme dans de nombreux films. Et Obama sort directement de ce casting."

"Quantité de gens - généralement non noirs - disent qu'Obama n'est pas noir, qu'il est biracial, multiracial, noir et blanc, tout sauf simplement noir.  Parce que sa mère était blanche. Mais la race n'est pas de la biologie ; la race est de la sociologie. La race n'est pas un génotype ; la race est un phénotype. La race compte à cause du racisme. Et le racisme est absurde parce qu'il concerne uniquement l'apparence. Pas le sang qui coule dans vos veines. C'est une question de couleur de peau, de forme du nez, de cheveux crêpus. Booker T. Washington et Frederick Douglass avaient des pères blancs. Imaginez-les disant qu'ils n'étaient pas noirs."

"Americanah! la taquinait Ranyinudo. Tu vois les choses avec des yeux américains. Mais le problème est que tu n'es même pas une véritable Americanah. Si au moins tu avais un accent américain, nous pourrions tolérer que tu te plaignes."

Note finale
4/5
(excellent)

lundi 14 novembre 2016

Ouragan, Laurent Gaudé

Un Gaudé de temps en temps, voilà qui fait le plus grand bien!
(Les anciens d'écoles de commerce pourront sourire -> et voilà une blague qui contribue à faire de ce blog du grand n'importe quoi, après le sérieux de ma précédente lecture)


Le synopsis

Alors qu'un ouragan menace la Nouvelle-Orléans, les habitants s'enfuient, laissant derrière eux quelques naufragés, qui s'apprêtent à affronter la tourmente.
Parmi eux, une "négresse depuis presque cent ans", Joséphine Linc. Steelson, Rose et son fils Byron, un homme à la recherche de son passé, un prêtre en transe, et des prisonniers de l'Orleans Parish Prison. 

Mon avis

Laurent Gaudé fait partie de ces auteurs que l'on identifie aisément, de par leur style.
Dans Ouragan, on retrouve la construction qui lui est chère, alternant des paragraphes qui se centrent chacun sur un protagoniste, de sorte que le récit progresse en parallèle pour tous les personnages que l'on apprend à connaître.

Personnages qui, à mon sens, ne sont pas égaux, dans ce roman multiple : Joséphine Linc. Steelson a une envergure incroyable, servie par une rhétorique qui imprègne le lecteur ("Moi, Joséphine Linc. Steelson". Toute ressemblance avec un débat hors contexte est fortuite, car Ouragan a été publié en 2010... Ou alors... Mais...François se serait-il inspiré de Laurent??...), et une voix qui domine l'oeuvre.

L'atmosphère, pesante, apocalyptique, en serait presque érigée en personnage à elle seule, tant elle joue un rôle central dans l'intrigue, et se transforme à mesure que se rapproche la tempête.

Si Laurent Gaudé excelle à peindre les états d'âme et les troubles intérieurs, à l'instar de ceux qui habitent Rose ou Keanu, le décor qu'il plante nous projette dans un cadre de plus en plus présent dans la littérature, un milieu urbain qui pourrait sembler familier, et qui soudain révèle un nouveau visage, à la faveur d'un événement qui dérègle l'organisation sociale. Cette vision proposée dépasse l'individu en mettant en lumière les inégalités sociales qui imprègnent la collectivité : alors que la tempête menace, les plus riches s'enfuient, ne restent que les plus démunis, ceux qui ne sont pas en mesure de partir et qui devront donc affronter le chaos. Pour la majorité d'entre eux, au cœur de la Nouvelle-Orléans, ils sont noirs, pauvres, infirmes, détenus, isolés, et alors qu'ils semblent être les moins à même de survivre à l'épreuve, ils n'ont pas d'autre choix que d'errer dans les rues, se terrer chez eux, attendre que vienne l'ouragan.

Le récit bénéficie de cette menace grandissante et inévitable, de son actualité brûlante, de ce que l'on sait des enjeux humains qu'elle engage, si bien que l'on se laisse facilement gagner par son étau, ce qui est favorisé par le rythme et les péripéties rencontrées par les personnages.

Ouragan est un roman qui ébranle, met le doigt sur des réalités sociales dérangeantes mais néanmoins indéniables, et se caractérise bien entendu par le talent littéraire de Laurent Gaudé.
J'ai sans doute été moins marquée que par d'autres de ses livres, habituée à présent à cette structure et à cette verve, mais il n'en reste pas moins que le roman séduira, à n'en pas douter, un large public.

Pour vous si...
  • Vous êtes acquis à la prose de Laurent Gaudé
  • Les contextes apocalyptiques constituent pour vous le meilleur cadre pour un roman

Morceaux choisis

"Je ne suis rien qu'une vieille chose. Tout est difficile puisque nous avons perdu le petit négrillon. Il court Dieu sait où. Nous ne sommes plus capables de rien et nous laissons l'ouragan manger nos enfants."

"Honte à ce pays que je porte sur les épaules et qui nous a oubliés. [...] Je suis Joséphine Linc. Steelson. [...] Et la Louisiane monte avec moi, les bayous, les jacinthes et leur odeur écœurante, le corps jamais retrouvé de Marley, les regards d'insulte dans le bus, l'ivresse de la victoire après des années de lutte et même le vent, tout monte, je ne laisse rien derrière moi. Je suis la Louisiane, les flots et l'ouragan, les hommes me laissent passer, bouche bée."

Note finale
3/5
(cool)