mercredi 9 novembre 2016

Chanson douce, Leila Slimani

Le premier roman de Leila Slimani, Dans le jardin de l'ogre, m'avait laissé un drôle de goût, et il m'avait été difficile d'analyser clairement mon ressenti.
Son dernier roman, Chanson douce, a reçu un accueil dithyrambique, et vient de se voir attribuer le prix Goncourt 2016.
Un titre très doux pour un récit cruel, disait-on. J'ai voulu, naturellement, me faire ma propre idée. 


Le synopsis

Paul et Myriam ont deux enfants, Mila et Adam, et vivent dans le 10e arrondissement de Paris. Lorsque Myriam, mère au foyer depuis la naissance de ses enfants, a l'opportunité de travailler dans un cabinet d'avocats, ils emploient Louise, qui devient leur nounou. Bientôt, Louise se fait indispensable, si bien que le nouvel équilibre familial repose sur elle, qui est à la fois efficace et discrète, et règle tous les problèmes sur lesquels bute le couple au quotidien, tout en gagnant la confiance de Mila et Adam.
Mais de Louise, Paul et Myriam savent peu de choses.

Mon avis

Quel roman glaçant que celui de Leila Slimani...

Il y a bien sûr cette structure et cette progression impeccables : après une ouverture qui donne le ton, on retourne aux origines du drame, et le compte à rebours commence.
L'écriture fait primer l'histoire et la rend abordable ; ainsi, à l'inverse du virtuose Boussole de Mathias Enard, Chanson douce est, à mon sens, accessible au plus grand nombre.

Mais au-delà de ce roman qui présente certaines qualités du thriller, de par l'atmosphère inquiétante et pesante qui y règne notamment, l'auteur livre une peinture sociale acérée, à partir d'une pratique aujourd'hui commune (les couples parisiens aisés s'organisent, pour la plus grande majorité, en faisant appel à une nounou, tant les places en crèche sont rares), et met en exergue la violence sur laquelle elle repose : d'une part, la famille résidant à Paris intra-muros, appartenant bien souvent aux classes moyennes ou supérieures, et d'autre part la nounou, issue d'un milieu plus modeste, et dont le quotidien n'a rien à voir avec celui qu'elle côtoie à travers les enfants qu'elle garde. Sa condition, il n'en est pas question, il serait indécent de la mentionner ou d'y faire référence, car les qualités de la nounou sont avant tout sa discrétion et son sens des convenances, elle sait quelle est sa place et sait s'y tenir.

Le personnage de Stéphanie, la fille de Louise, est important en ce qu'il contribue à creuser l'écart entre la situation de Louise et celle de la famille auprès de laquelle elle passe ses journées, car Stéphanie ne connaît pas l'aisance qui est celle des enfants que Louise garde, et qui leur est naturelle: l'épisode relatif aux vacances passées auprès d'une famille qui invite Louise ainsi que sa fille est emblématique, car, à la fin du séjour, les parents renoncent à renouveler les expériences, sous le prétexte qu'il est cruel pour Stéphanie de constater ce à quoi elle n'a pas droit ordinairement. Les mécanismes de pensée sont mis à nu, et portent le lecteur à s'interroger à leur sujet : quelle est la place de l'empathie ? L'environnement privé peut-il donner lieu à des comportements habituellement confinés au monde professionnel, comment équilibrer les deux ? Peut-on réellement faire abstraction de la violence sociale que la situation, dans certains cas, peut exacerber ?

On prend peu à peu la mesure de la solitude de Louise, de l'isolement extrême qui est le sien sans que nul n'en sache rien ni n'en veuille rien connaître.

Le seul bémol concerne, selon moi, le passage à l'acte : le crime de Louise est expliqué par le scénario qu'elle crée dans sa tête, son obsession grandissante de voir le couple donner le jour à un troisième enfant, et sa conviction que les deux premiers y constituent un frein, mais le glissement vers l'acte en lui-même, bien que préparé, me laisse perplexe.

Tout au long de la lecture, j'ai songé au film Paris je t'aime, et à l'une des saynètes qui montrait une jeune femme vivant en banlieue parisienne se lever aux aurores, quitter son enfant, rejoindre les transports en commun pour se rendre dans une résidence des beaux quartiers, où elle était attendue pour garder un enfant qui n'était pas le sien, et dont elle était la nounou. Lorsqu'elle rentrait le soir, son propre enfant dormait déjà, qu'elle ne voyait donc pas de toute la journée.

La gentrification résonne dans Chanson douce comme dans le court métrage de Paris je t'aime, met en exergue des inégalités que l'on a intériorisées et acceptées, qui sont passées dans le quotidien, sont devenues ordinaires.
Il faut bien la littérature pour nous faire prendre conscience de ce qu'elles ont au contraire de brutal, de féroce.

Pour vous si...
  • Vous n'avez ni enfant, ni nounou. C'est un coup à devenir parano.

Morceaux choisis

"Elle a regardé Mila, qui jouait tranquillement. Elle a donné le bain au bébé et elle s'est dit que ce bonheur-là, ce bonheur simple, muet, carcéral, ne suffisait pas à la consoler."

"La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d'une main une colonne en carton, un pan de mur. Louise s'agite en coulisses, discrète et puissante. C'est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial.
On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière."

"Louise est un soldat. Elle avance, coûte que coûte, comme une bête, comme un chien à qui de méchants enfants auraient brisé les pattes."

"Tu vois, tout se retourne et tout s'inverse. Son enfant et ma vieillesse. Ma jeunesse et sa vie d'homme. Le destin est vicieux comme un reptile, il s'arrange toujours pour nous pousser du mauvais côté de la rampe."


Note finale
3/5
(cool)

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