jeudi 3 novembre 2016

L'autre qu'on adorait, Catherine Cusset

Le dernier roman de Catherine Cusset, L'autre qu'on adorait, vient de se hisser parmi les finalistes du prix Goncourt qui, à l'heure où j'écris, n'a pas encore été attribué.
Il est toujours extrêmement intéressant de suivre les différentes sélections, et de voir comment évolue l'esprit du Goncourt, notamment en fonction des membres qui en composent le Jury. A noter, cette année, l'arrivée de deux nouveaux membres, Virginie Despentes et Eric-Emmanuel Schmitt...


Le synopsis

Catherine raconte Thomas, fait défiler l'histoire, la leur, éphémère, mais la sienne surtout, celle d'un étudiant brillant et ambitieux, parti à la conquête de l'Amérique. Au fil des ans, les expériences et les obstacles s'amoncellent, qui le mettent à rude épreuve : avec les femmes, bien sûr, mais aussi dans son parcours académique et professionnel. A l'enthousiasme effréné succède de plus en plus souvent la déception cuisante, l'anéantissement des espoirs, les échecs qui l'accablent. Il se débat pourtant, sombre dans la dépression et relève la tête, cherche une issue qui lui permettrait de garder la tête haute.
A 39 ans, Thomas s'est suicidé. 

Mon avis

Il y a beaucoup à dire, au sujet de ce roman où perce la fulgurance de la vie de Thomas, sa force vive et la noirceur qui s'ancre et se répand peu à peu, au fil des ans.

J'ai ressenti, il est vrai, une certaine appréhension : le style me semblait spécieux, l'emploi du "tu" un peu bling-bling, d'une certaine façon, et je doutais qu'il puisse être prolongé sur l'ensemble du récit sans provoquer un agacement. Et bien ce n'était là que présomptions, puisqu'en réalité, on se fait vite à cette forme inusuelle, Thomas devient un personnage multiple, celui qui est raconté, et celui auquel on raconte, un peu de nous, puisque nous lisons ce roman qui ne se cache pas de lui être destiné, et qui s'adresse à lui, nous constituant soit en voyeur, soit en alter ego.

Finalement, il permet même davantage qu'un récit classique, puisqu'il a le mérite de restituer la connivence entre Thomas et Catherine, depuis ses origines et jusqu'à la toute fin, avec ses hauts et ses bas, cette connivence dont on croit qu'elle nous met à l'abri d'un drame, alors qu'il n'en est rien, puisque la perspective du suicide n'est jamais vraiment tangible, et que sa réalisation est foudroyante, met à mal les liens noués entre le suicidé et son entourage qui reste abasourdi, quand bien même les signaux étaient là.

Ainsi, dans cette apostrophe directe, Catherine s'épargne la complaisance, elle instaure une forme proche du dialogue (où, vous l'aurez compris, il n'y a réellement qu'une voix, mais celle de Thomas semble parfois répondre en écho depuis les souvenirs de Catherine, lui remettre des messages qui résonnent encore en elle quand elle écrit) qui n'admet pas de s'en tenir aux convenances d'usage, où les masques tombent : il lui arrive d'être dure envers Thomas, envers elle aussi d'ailleurs, elle traque les faux-semblants et a à cœur de détecter les mouvements d'humeur, les états d'âme.
A cet égard, elle dépeint avec une précision frappante les différents états que connaît Thomas lorsqu'une éclaircie se distingue, et avant que l'espoir ne retombe, au profit d'un nouvel échec. La situation se répète plusieurs fois, depuis son échec à deux reprises à l'ENS, puis lorsqu'il brigue un poste à Princeton notamment.

Car, à travers l'histoire de Thomas, c'est le monde universitaire et ses arcanes dans lequel le lecteur est plongé, qui nous étouffe, nourrit le sentiment qu'il s'agit d'un petit monde à l'accès très élitiste, qui a tôt fait d'exclure. Face aux vaines tentatives de Thomas, il serait tentant de vouloir souhaiter qu'il s'en détourne, qu'il aille rencontrer la vie ailleurs, qu'il tourne le dos à ce microcosme qui le rejette autant de fois que lui se courbe pour y entrer. Les échecs qui l'accablent paraissent, somme toute, tout relatifs, et s'il n'était pas question des difficultés financières qui les accompagnent, on pourrait ne voir là qu'un snobisme étrange, dans la mesure où Thomas prise des sésames proprement inaccessibles à la grande majorité de ses pairs (et par pairs, j'entends les gens de son âge, non uniquement ceux qui ont fait deux khâgne). Difficile, par moment, de ne pas voir dans ce milieu une extrême vanité, une condescendance presque incompréhensible ; pourtant, à travers l'acharnement de Thomas, ce même milieu demeure l'objet de la convoitise, le seul capable de consacrer ses efforts et de conférer à son parcours à la fois du sens et du prestige. Les alternatives qu'il entrevoit grâce à des connaissances de passage ne sont que brèves, il a tôt fait de les rejeter en bloc, car il est fait, cela va sans dire, pour une vie de lettres, de copies à corriger, d'inspiration à créer, le reste ne trouve jamais grâce à ses yeux, et lui voit ce reste comme inabordable. Plus les années passent, plus l'étau se referme, les références sont nombreuses à ces moments charnières, à l'image qui serait la sienne s'il renonçait, s'il rentrait en France, et alors sans cesse celui qu'il est se compare à celui qu'il projetait d'être à vingt ans ; c'est sous le poids de ses illusions d'antan que ploie Thomas, lui dont l'appétit était insatiable, il ne peut se résoudre à la trajectoire plus chaotique que ce qu'il ne projetait qui a été la sienne, il ne montre envers lui-même pas la moindre indulgence.

En amour, il est le même homme qui déborde d'espoir, d'attentes, de chimères, et se lance à corps perdu dans une histoire lorsqu'elle se présente à lui, alors le spectre de l'Amour l'envoûte et il s'y consacre sans demi-mesure, bientôt déçu par le tour que prennent ses aventures invariablement.

L'histoire de Thomas est douloureuse, le lecteur assiste au lent désenchantement, à la vie qui le brise petit à petit, méthodiquement. On pressent puis l'on constate les symptômes insidieux de la dépression, l'alternance entre le désespoir et les regains de confiance, l'énergie que Thomas déploie pour lui échapper avant que de sombrer plus profondément.

On peut ne voir dans L'autre qu'on adorait que le parcours d'un jeune homme idéaliste et un peu trop ambitieux, qui refuse de se départir de ses rêves à temps, qui, en quelques mots, manque d'ancrage dans la réalité et n'a guère les pieds sur terre, certain qu'il est que seule une réussite académique pourra lui apporter la reconnaissance et le bonheur après lesquels il court.
Il me semble néanmoins que Thomas peut incarner davantage, cet appétit humain sans bornes et sans cesse rabroué, cette faculté à croire que le mieux peut advenir, jusqu'à l'acte final.
La prose de Catherine Cusset retranscrit tout cela avec fougue, nous essouffle, nous déborde, jusqu'à se confronter à ce qu'elle tâche de conjurer au moyen d'un roman, ces quelques mots d'un autre temps que Thomas lui avait opposés : "Tu sais, Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure".


Pour vous si...
  • Vous avez la plus tendre compassion pour les personnages brisés aux allures de Don Quichotte
  • Vous vous demandez à quoi ressemble le quotidien d'un universitaire

Morceaux choisis

"Echoue-t-on quand le désir est trop fort?"

"Elle aime le jazz autant que toi : sa préférence va à John Coltrane, Cannonball Adderley, Sarah Vaughan, tandis qu'elle connaît mal Keith Jarrett et Nina Simone, tes dieux. Vous vous rejoignez dans l'adoration de Miles Davis et Billie Holiday."

"Cette année tu as suivi le cours d'un grand professeur français sur Baudelaire, et tu t'es rappelé ton unique amour : la littérature. Gagner de l'argent n'est pas une motivation suffisante : tu veux la liberté de lire, de penser et d'écrire. L'Amérique a cela de merveilleux qu'il n'est jamais trop tard pour changer de voie."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

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