mardi 31 janvier 2017

Top de janvier

Douceur des douceurs, l'année commence sans flop...
Parmi mes lectures du mois, cinq se distinguent, les voici en quelques mots.

5. L'arabe du futur 2, Riad Sattouf


Riad Sattouf, ou la valeur sûre du roman graphique. Le deuxième tome de la saga L'Arabe du futur est un régal, c'est l'occasion de découvrir, cette fois-ci, la Syrie, depuis les yeux d'enfant du jeune Riad. Vous pouvez y aller les yeux fermés. 


4. Possédées, Frédéric Gros

Les sœurs du couvent des Ursulines sont tour à tour prises de spasmes, possédées par le démon. Elles pointent du doigt le jeune et beau curé de la ville, Urbain Grandier ; une effroyable mécanique se met en place, l'Eglise part à la chasse au sorcier. Inattendu et fascinant.


3. Laëtitia, Ivan Jablonka


Ivan Jablonka dissèque le parcours de Laëtitia, tâche de lui rendre son intégrité en racontant celle qu'elle était de son vivant, avant de croiser la route de Tony Meilhon. Étayant son récit d'analyses sociologiques, il brosse le portrait d'une jeune femme lumineuse, dont le dernier acte était celui d'une femme libre. Un hommage et une réflexion à partager largement. 

2. Aquarium, David Vann


Dans son dernier roman, Vann se rapprocherait presque d'un happy ending... Mais pas tout à fait quand même. L'univers de Caitlin est marin, peuplé des créatures qu'elle observe à l'aquarium et qui la captivent. On y trouve aussi sa mère Sheri, que son passé hante au point de la faire valser avec la folie, un vieil homme qui partage son amour des poissons, et sa camarade de classe, pour qui elle nourrit une tendresse singulière. Et tout cela forme un mélange instable, quasiment explosif. 

1. Au guet-apens, Maître Mô


Loin des fictions dont je vous abreuve habituellement, voici en première place ce mois-ci des chroniques judiciaires, qui relatent différentes affaires auxquelles est confronté un avocat. La lecture est éprouvante, car on y est confronté aux pires affres de l'âme humaine, mais également bouleversante et édifiante. A découvrir dans la version papier, ou directement sur le blog de l'auteur

lundi 30 janvier 2017

Au guet-apens, Maître Mô

Je sors des sentiers battus, et vous propose une lecture qui m'a été chaudement recommandée. Je dois bien admettre que, dans un premier temps, je me suis demandée : "pourquoi moi"? 
Des chroniques de la justice pénale ordinaire, comme en promet la couverture, on ne peut pas dire qu'il s'agisse là de mon péché mignon. 
Et puis j'ai lu la première affaire présentée...


Libres pensées...

Pour le contexte, Maître Mô sévit sur son blog accessible ici depuis déjà quelques années. Il y relate des chroniques judiciaires, en sa qualité d'avocat, mais le plus souvent, le regard qu'il porte sur les déshérités qui croisent sa route est plus humain que protocolaire.

Dès la première des affaires qui nous est présentée, on se voit asséner une gifle monumentale (un peu plus grosse que celle qu'a reçue Valls, pour que vous puissiez situer).
L'histoire est celle d'Odile, une jeune femme (fille?) perdue, confuse, qui aurait visiblement besoin d'une aide psychiatrique et sociale, et qui se voit condamner à deux ans de prison pour avoir tenté (et échoué, donc) de voler... une paire de chaussettes.
Indignant? Révoltant? Absurde? Tous les sentiments traversent le lecteur, tandis que la scène se déroule devant ses yeux, et que la figure d'Odile en vient à incarner tous les laissés pour compte, les victimes d'une justice aveugle et parfois mal faite.
Misérable, - car c'est le titre du chapitre-, elle l'est, dans son ciré trop grand, elle rappelle ceux d'Hugo, et une époque à la fois incroyablement lointaine, et vivace dans l'épisode qui nous est rapporté.
Dans les mots de l'auteur, toute la compassion, toute la bienveillance, tout l'amour du monde ; ceux qu'aucun autre n'a eu pour elle.

Le livre commence fort, et ce n'est que le début...

Les affaires se suivent et ne se ressemblent pas, à ceci près qu'elles lèvent chacune le voile sur un bout d'humanité déchu, les vicissitudes et les tréfonds de l'âme des hommes.

Ainsi, le récit d'Ahmed (le fameux Guet-Apens), accusé d'avoir tué sa femme, et dont l'avocat tâche de démontrer l'innocence, persuadé que son ami Roger est coupable du meurtre.

Ainsi, le récit de Monsieur Dupont, irrémédiablement brisé par son divorce, accusé d'agression sur sa femme, et s'accrochant à ce qu'il lui reste d'honneur jusqu'à ce que la justice se prononce.

Ainsi, le récit de Noël, effroyable, celui des sévices insoutenables commis par trois marginaux à un quatrième plus marginal encore, et plus faible surtout, Gérald.

Ainsi, le récit d'un homme qu'une passion violente conduit au meurtre, au seul motif de l'amour.

Ainsi, le récit d'Omar, pris à parti dans un bar, et dont la vie va être bouleversée par une réaction contenue en deux secondes à peine.

Tous ont la même rudesse, le même poids qui se déverse sur le lecteur, qui l'accable, qui le renvoie à une certaine réalité de la condition humaine.

Et puis, parmi eux, nous frappe par moment la force insoupçonnable de certains de ces êtres abîmés, à l'instar de Jade, une petite fille victime d'agressions sexuelles, et qui, des années plus tard, affronte le coupable.

La plume de l'auteur transmet avec finesse toute la palette des émotions qui ponctuent ces affaires, la proximité avec le narrateur est immédiatement établie, et l'on vit avec lui, comme dans sa propre robe, les hauts et les bas, les découvertes, les chocs, un quotidien à mille lieues du nôtre (à tout le moins, du mien), dans lequel se joue le sort des invisibles de notre société, ceux on ne parle pas et que l'on ne voit nulle part.

Au guet-apens est une lecture fulgurante, loin  des douceurs et des peurs que provoque la fiction, une lecture qui nous confronte aux extrêmes, à ce dont l'homme est capable, qu'il soit victime, bourreau, juge ou défenseur, qui nous fait nous questionner nous-mêmes sur notre propre nature, et sur ce qu'il en reste, une fois poussés dans nos retranchements.

Autre effet collatéral : votre boulot va sans nul doute vous apparaître désormais sous un nouveau jour, et les préoccupations de votre collègue Marcel qui vient gratter son bonus comme tous les ans à la même époque, un peu plus... relatives.

Pour vous si...
  • Vous avez toujours rêvé d'une version lilloise de NY police judiciaire
  • Vous savez qu'il faut parfois se méfier de certaines de ses intuitions...

Morceaux choisis

"Parce qu'on fabrique au kilomètre des lois honteuses, qu'il se trouve parfois des magistrats pour oser les appliquer à des cas manifestement hors sujet, elle a été condamnée, ayant d'ailleurs refusé tout avocat, et elle n'en a plus ici, devant la cour...
Je n'ose pas l'écrire...
Odile, comparaissant en état de récidive légale pour la tentative d'un vol de chaussettes valant neuf euros cinquante, restituées lors de son interpellation, a été condamnée à la peine (plancher) de deux années d'emprisonnement dont une assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve comportant obligation de soins, notamment, le tout avec mandat de dépôt. Ce qui veut aussi, et d'abord, dire un an ferme, pleine depuis la commission de ce délit inadmissible.
[...]
Oui, la ministre aurait dû être là et assister à cette audience, farcie de peines planchers dont celles-ci était l'apothéose. Nos brillants députés aussi, qui votent ce genre de choses ; ceux des magistrats que je connais qui pensent qu'être un gardien de l'application de la loi, c'est se contenter de l'appliquer sans nuances ; ceux de mes confrères qui, dès qu'elle est juridiquement applicable, baissent les bras ; et tous ceux, dans l'opinion publique, cette espèce de grande putain, qui osent soutenir ce genre de décision uniquement sécuritaire ou censée l'être, sans réfléchir un instant à qui on va l'appliquer, et qui changeraient immédiatement d'avis si cette petite fille en ciré jaune trop grand était leur enfant ou leur sœur..."

"Il existait un décalage entre nos préoccupations respectives et c'était à moi de le combler, ce que je n'ai pas appréhendé alors. La mienne était la défense, forcément technique, de ses intérêts objectifs, et la relaxe, l'absence de faute avérée, le doute, que sais-je... Mais la sienne était d'une tout autre importante, d'une tout autre ampleur. Il se moquait totalement d'être condamné ou pas ; lui, ce qu'il espérait par-dessus tout, c'était de pouvoir récupérer son âme - tout en sachant douloureusement que c'était impossible."

"Il faut à tout prix, quand on est avocat et qu'on "fait du pénal", trouver le moyen de conserver en soi, quoi qu'il arrive, quelques repères phares, une sorte de réservoir à illusions, la ressource permettant de penser, à chaque affaire, à chaque révélation, que non, ce n'est pas la vraie vie, seulement une histoire parmi tant d'autres, normales et heureuses, elles ; qu'on a fait le choix, en exerçant ce métier, de collectionner ce que l'humanité peut offrir de plus navrant et de plus dur, des tombereaux de douleurs variées - mais que ça reste des accidents, au sens étymologique du terme -, événement imprévu, imprévisible, malheur..."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

vendredi 27 janvier 2017

Désorientale, Négar Djavadi

Un premier roman qui a été inhabituellement débattu dans la presse (moins que l'agression de Kim K à Paris quand même, faut pas déconner, y a des priorités), voilà ce qu'il y a au menu pour aujourd'hui.
Et bon appétit!


Libres pensées...

Dans Désorientale, il est question d'une histoire de famille, de racines, de transmission.
La protagoniste se remémore son propre parcours, et celui de ses aïeules, depuis sa grand-mère Nour, née dans un harem et ainsi nommée par son père parce qu'elle était la seule de ses enfants qui avait hérité de ses yeux bleus, jusqu'à elle-même, Kimia, en passant par Sara, sa mère, qui l'a violemment rejetée en apprenant son homosexualité. Car aujourd'hui, Kimia est dans une salle d'attente, sur le point de se faire inséminer.

Dans le récit de Kimia, on découvre l'Iran des années 1970, son instabilité politique, le sort fait aux opposants de Khomeiny. Je me suis souvenue en lisant du roman de Delphine Minoui, Je vous écris de Téhéran, et à Persepolis, de Marjane Satrapi, tâchant de déterminer si je retrouvais des éléments communs, quand bien même les époques diffèrent parfois.

Sous la plume de Négar Djavadi, du reste poétique et délicate à souhait, les portraits prennent vie et les relations se tissent, complexes, ambivalentes.

Et puis, bientôt, vient le temps de l'exil, terrible, irréversible.
Ayant lu il y a peu L'étrangère, dans un contexte éloigné mais qui convoque des thématiques communes, j'ai été replongée dans la violence que produit immanquablement un tel déracinement.

Désorientale est un beau premier roman, intime, humain, dont on ressort mélancolique.


Pour vous si...
  • Vous peaufineriez bien votre connaissance de l'histoire récente de l'Iran (à ne pas confondre avec l'Irak, la protagoniste le souligne âprement) ;
  • Une version persane de Cendrillon ne vous déplairait pas. 

Morceaux choisis

"Vous voilà sans préambule face à la grande schizophrénie muette au creux de laquelle se déroula mon enfance. En résumé, et avant d'autres développements ultérieurs, je savais que j'étais une fille, mais j'étais sûre qu'en grandissant je deviendrais non pas une femme, mais un homme."

"Long silence durant lequel je voyais dans les yeux de mon interlocuteur que son Iran à lui était situé quelque part entre l'Arabie Saoudite et le Hezbollah libanais, une contrée imaginaire d'intégristes musulmans dont je devenais soudain la représentante.
[...] Croyez-moi, personne ne rate l'étranger. Personne ne résiste au plaisir poisseux de gratter là où il y a différence. La langue est assurément le moyen le plus facile de la coincer, de l'enserrer, jusqu'à ce que sa façade de normalité acquise de longue lutte craquelle et pendouille sur son corps."

"Allez savoir pourquoi, ce matin, en relisant ce chapitre, je repense à la fameuse réponse de Mahmoud Ahmadinejad, alors président de la République islamique d'Iran, lors d'un débat organisé à l'université de Columbia en septembre 2007. Interrogé sur le traitement réservé aux homosexuels dans son pays, il répondit sans sourciller : "En Iran, nous n'avons pas d'homosexuels comme dans votre pays. Nous n'avons pas ce phénomène. Je ne sais pas qui vous a dit que cela existait chez nous."
Si, une fois l'hilarité passée, vous avez envie de vous pencher sur la question, vous découvrirez qu'en Iran, l'homosexualité, considérée comme la violation suprême de la volonté de Dieu, est un crime dont la peine maximale est la mort."


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 26 janvier 2017

Numéro 11, Jonathan Coe

Je poursuis cette semaine avec les dernières parutions d'auteurs que j'aime bien, et aujourd'hui, c'est le tour de Jonathan Coe!
Auteur de l'excellent Bienvenue au club, Testament à l'anglaise, La maison du sommeil ou plus récemment le formidable recueil de nouvelles Désaccords imparfaits, il figure dans mon panthéon des auteurs contemporains bien-aimés, ce qui n'est pas donné à tout le monde (et doit être, j'en suis certaine, une immense source de satisfaction dans sa vie). Cap, donc, sur Numéro 11...



Libres pensées...

Numéro 11 fait le récit entrecroisé de plusieurs personnages sur une période de temps relativement étendue : Rachel et Alison, adolescentes, s'ennuient ferme en vacances chez les grands-parents de Rachel, jusqu'à ce qu'elles soupçonnent un crime qu'elles cherchent à élucider, et dont la Folle à l'Oiseau, femme excentrique et figure effrayante qui a marqué l'enfance de Rachel, serait au cœur.
Quelques années plus tard, Val, la mère d'Alison, qui s'était fait connaître avec un tube, tente de faire un come-back en participant à une émission de télé-réalité où elle se retrouve ridiculisée et malmenée. Plus tard encore, Rachel, devenue une jeune femme, travaille pour la famille Gun, dont elle s'occupe des jumelles, et perçoit des signaux étranges et inquiétants tandis que la famille réalise des travaux de grande ampleur dans l'immeuble qu'elle possède.
Le point commun entre toutes ces tranches de vie?
Le numéro 11, qui revient comme un écho malsain et persistant, et se décline de mille façons...

Comme toujours avec Jojo, il est insupportable de tenter de rédiger un synopsis de son roman. C'est d'ailleurs l'une de ses marques de fabrique, largement éprouvée avec Bienvenue au club : le lecteur suit des personnages sans avoir la moindre idée de l'endroit où l'auteur veut l'emmener, on croirait même par moment que lui-même ne le sait pas vraiment, ou n'en est pas sûr. Ce qui, sans doute, agacera les amateurs de thrillers que seule motive l'idée de deviner l'issue du récit, mais qui, pour tous les autres, constituera un attrait : inutile de vous creuser les méninges, vous embarquez pour une expédition dont la destination n'existe sans doute pas sur la carte, alors profitez du voyage.

Dans Numéro 11 règne une ambiance particulière, que le retour sempiternel de ce numéro contribue à générer. On se croirait presque dans un cadre ésotérique, fait de mystères occultes et d'une activité paranormale dont la source serait mal identifiée, cette sensation atteignant un paroxysme dans la scène finale, où une Rachel confuse voit autour d'elle la prolifération d'araignées malfaisantes - une expérience que l'on ne voudrait pas vivre à sa place.
Autre expérience que l'on ne voudrait pas vivre : celle de Val dans l'émission de télé-réalité censée relancer sa carrière dans le show business. L'auteur s'en donne à cœur joie, et nous livre les secrets du sensationnel de ces émissions vides : tout tient dans la création de dialogues fictifs, où des bouts de discours sont montés de telle sorte que les spectateurs seront révoltés, ulcérés, ou au contraire pleinement satisfaits. Ou comment créer de la matière à partir de pas grand chose. La pauvre Val en fait les frais, puisqu'elle est désignée presque d'entrée de jeu comme la participante la moins aimée du public, et en paiera le prix. Episode qui fait un gros pied-de-nez à l'actualité et à ces émissions fleurissantes, on s'en amuse à le lire, en dépit de la frustration qu'il encourage également, et de la compassion à l'égard de Val (la naïveté ne suffit pas toujours à produire de l'indifférence, et si l'on est tenté de la taxer de légèreté en se lançant là-dedans, une fois qu'elle y est, ou voudrait tout faire pour l'en sortir...).
Alors, évidemment, en lisant cela, je ne peux que me demander si c'est vraiment ainsi que les choses se passent dans Koh Lanta et autres émissions vivifiantes? (cette fois, c'est vous qui allez me taxer de naïveté)
La pratique de scénarisation, j'arrivais à me la figurer, en revanche, procéder à des montages créant une distorsion dans la compréhension des échanges, vraiment, la prod a le droit de faire ça??? (ça me renvoie à la série Unreal et à son beau succès l'été dernier)
Laissons-là ce sujet de révolte pur et majeur (en ces temps de primaires à tout va, nul doute que c'est d'ailleurs le sujet le plus important), et passons à la suite.

Coe nous accroche avec ses personnages atypiques et néanmoins très humains, auxquels il arrive toutes sortes de tribulations.
Son style ne vieillit pas, et fonctionne toujours à merveille.
Seul bémol, en ce qui me concerne : j'avais le souvenir de récits plus captivants encore, et n'ai pas été sensible outre mesure aux effets orchestrés autour du chiffre 11, de sorte que je ressors de la lecture satisfaite, mais non séduite. Pas grave, il me reste encore quelques autres romans à découvrir, dans la bibliographie de Monsieur Coe...

Pour vous si...
  • Vous ne vous formalisez pas d'un récit qui avance selon un rythme un peu déstructuré, où l'on n'a peu de vision sur ce que l'auteur veut faire de nous (en gros : vous n'êtes pas un control freak).

Morceaux choisis

" "_Qu'est-ce que tu fais? m'a demandé Alison.
_Je cherche des indices."
Elle s'est accroupie à côté de moi. "Quel genre d'indices?"
_Je ne sais pas..." J'ai d'abord pensé à dire des traces de pas, ou des empreintes digitales, mais ça faisait un peu vieillot. Et puis je me suis souvenue d'une émission de télé que j'avais vue récemment. "De l'ADN, j'ai dit avec un bel aplomb. On trouve toujours de l'ADN sur une scène de crime.
_OK."
Nous nous sommes mises en devoir de passer les lieux au peigne fin, allant jusqu'à écarter les brins d'herbe du bout des doigts.
"A quoi ça ressemble, l'ADN?
_C'est un peu...visqueux, je crois." (Je disais absolument n'importe quoi.) "Visqueux et translucide.
_Ben je vois rien qui ressemble à ça." "

Note finale
2/5
(pas mal)

mercredi 25 janvier 2017

Aquarium, David Vann

Le retour de David Vann, je pourrais vous en faire un poème... (mais cela serait-il souhaitable pour l'état de l'art? Je ne crois pas...)
Je n'ai de cesse de vous dire la passion puissante, volcanique que je conçois pour lui (plus précisément, pour ses écrits).
Voici l'occasion parfaite de la voir à l'oeuvre. 


Libres pensées...

Le synopsis d'Aquarium ne ressemble pas à ce que l'on connaît déjà de Vann : une adolescente de 12 ans, Caitlin, vit seule avec sa mère Sheri, et passe son temps libre à l'aquarium, où elle observe tous les poissons qui le peuplent. Elle y rencontre un jour un vieil homme et se lie d'amitié avec lui. En parallèle, des sentiments nouveaux éclosent pour sa camarade d'école.

David Vann évoque son roman en disant qu'il est le premier à n'être pas une tragédie.
Ne croyez pas pour autant que vous avez affaire à une promenade de santé.
Vann excelle à peindre les remous de l'âme humaine, et des relations familiales, sujet déjà exploré dans Sukkwann Island, Goat Mountain et Impurs, en complément de la confrontation de l'homme et de la nature, grand sujet de prédilection traité avec une grande force dans l'ensemble de son oeuvre.

Ici, cette nature écrasante et reine n'occupe pas la même place : elle est présente néanmoins, à travers les poissons et l'adoration que Caitlin leur voue, et dans le cadre choisi pour la dernière partie de l'intrigue, où les protagonistes se retrouvent dans un lieu isolé au milieu de la forêt.

En revanche, les relations familiales sinueuses sont au cœur du roman : les relations entre Caitlin et sa mère Sheri d'une part, mais aussi et surtout celles entre Sheri et le vieil homme, et, pour finir, entre Caitlin et le vieil homme.

En marge, la relation amoureuse naissante entre Caitlin et son amie rappelle également les troubles adolescents souvent évoqués par Vann, et vient modifier le rapport de Caitlin à ses proches, notamment à sa mère.

Car la constante chez Vann est la violence. Violence plus ou moins contenue, en puissance puis exprimée, qui abîme les relations de toute nature, révèle les non-dits oppressants, et peut même faire sombrer les êtres dans une forme d'aliénation : ainsi l'épisode suffocant où une Sheri bien portante impose à sa fille Caitlin le quotidien qu'elle a subi jeune fille, alors que son père était parti et que sa mère était mourante, et qu'elle devait la prendre en charge dans tous les aspects du quotidien, passage qui est sans doute l'un des plus traumatisants du roman - car, oui, les romans de Vann sont bien souvent traumatisants, en ce qu'ils lèvent le voile sur une part habituellement invisible ou non assumée de la condition humaine.

Alors, bien sûr, l'issue n'est pas tragique, et c'est inédit.
Pour autant, ce qui nous est raconté l'est dans chacune de ses lignes. La vie de Sheri est éminemment tragique, la tentative menée par le vieil homme semble vouée à l'échec, et porte en elle quelque chose de tragique, parce qu'il n'est plus temps de réparer le mal qui a été fait, qui a inexorablement fêlé un être.
Dans un monde où l'absolution paraît inaccessible, il ne reste aux hommes que la consolation de la beauté, du silence, comme ceux des fonds sous-marins dont rêve Caitlin.


Pour vous si...
  • Vous avez le cœur bien accroché - les romans de Vann ne laissent pas intact...

Morceaux choisis

"La triste étendue de notre stupidité est accablante. Mais quand je contemple une méduse lunaire, sa constellation en ombrelle qui pulse dans la nuit infinie, je me dis que tout ira bien, peut-être."

"Tout le mal en ce monde vient des hommes, dit ma mère. Il faut que tu le saches. Toute la violence, toute la peur, tout l'esclavage. Tout ce qui nous écrase."


Note finale
4/5
(excellent)

mardi 24 janvier 2017

La vengeance des mères, Jim Fergus

Finie la longue attente pour découvrir les seconds opus! Nouvelle année, nouvelle réactivité, voici donc le dernier Jim Fergus, qui fait suite au roman dont je vous parlais ici, il y a...tout juste un mois!
En cette période fabuleusement trumpesque, un petit retour sur l'histoire des Indiens et certains liens intéressants avec le gouvernement américain, c'est aguicheur, non?



Libres pensées...

La lecture de La vengeance des mères, justement parce qu'elle s'est faite de manière assez rapprochée du premier tome pourtant publié en France en 2000, m'a donné le sentiment que l'auteur exploitait de nouveau une recette qui s'était révélée, il y a 16 ans de cela, très fructueuse (en France tout du moins, car il me semble que le succès a été moindre aux Etats-Unis).

On avait laissé une May Dodd agonisante et bientôt morte suite à l'attaque de la tribu par l'armée américaine, rencardée par ce facétieux Jules Séminole (souvenez-vous, le vilain méchant qui pue est bien sûr Français, un digne représentant de ce qui se fait de mieux "chez nous", comme on dit...).
Quelques femmes blanches ont survécu, dont les soeurs irlandaises fofolles, Susan et Margaret Kelly. Elles seront donc nos nouvelles protagonistes, et rencontreront sur leur route Molly McGill, à l'histoire tout aussi sordide que ses comparses, venue vivre avec les Indiens elle aussi car appartenant à un deuxième convoi de femmes (les premières ne sont pas encore toutes exterminées qu'on en envoie d'autres, on reconnaît bien là la magie de l'administration - bisou nostalgique à la CAF).
Molly ne tarde pas à s'éprendre du chef de cette nouvelle tribu, Hawk, oh oh, est-ce que ça ne vous rappelle pas quelque chose?

Nos courageuses dames sont donc confrontées à toutes sortes d'affres - les bébés des soeurs Kelly, comme quasiment tous les autres, sont morts lors de l'attaque ou dans les heures qui ont suivi -, à la vie à la dure, à un Jules Séminole plus vicieux que jamais et une armée américaine plus déterminée que jamais à venir à bout des Indiens, ce qui ne facilite pas leurs affaires.

Ce n'est pas inintéressant, loin de là, mais l'apport historique était déjà présent dans le premier tome, et rien de nouveau n’apparaît véritablement : on est donc purement dans du romancé, par ailleurs de qualité puisque la même prose fluide permet une lecture aisée, et que le fait de retrouver des figures connues pour un lecteur a toujours quelque chose de plaisant parce que confortable.

Ainsi, je ne peux décemment pas considérer que le roman est un flop, après tout, les ingrédients qui m'avaient plu dans Mille femmes blanches sont toujours présents, et l'auteur ne démérite pas. Malheureusement, impossible de me défaire de ce sentiment de déjà-vu qui entache la lecture de la conviction qu'elle n'apporte rien de neuf...


Pour vous si...
  • Vous avez été conquis par Mille femmes blanches et en redemandez à tout prix. 
  • Vous trouvez que Jules aurait pu faire bien pire, et déplorez un peu que l'on n'ait pas exploité davantage son potentiel de nuisance. 

Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 23 janvier 2017

Bondrée, Andrée A. Michaud

En janvier, le Grand Prix des Lectrices nous propose Bondrée, à la sublime couverture et aux sonorités qui m'évoquent les effluves d'un parfum de Chanel. Alors c'est dommage, parce que ça n'a rien à voir, mais que voulez-vous, le cerveau, c'est comme la vie, il fait tout ce qu'il veut, surtout en matière d'association d'idées (bisou Julie Zenatti). 


Libres pensées...

Les personnages qui hantent Bondrée ont des noms tels que l'on se représente parfaitement des adolescentes aux allures évanescentes : Zaza et Sissy.
Elles ne sont d'ailleurs pas les seules figures fantomatiques du récit, puisque la légende veut que Pierre Landry, ancien trappeur installé dans la région dans les années 40, s'y serait pendu par dépit amoureux.
Une légende encore vivace en 1967, à l'époque où Zaza et Sissy déambulent dans les bois et affolent les mœurs regardantes des habitants.
Zaza est la première à trouver la mort, son corps est retrouvé en pleine forêt, la jambe sectionnée par un piège.
Lorsqu'un deuxième cadavre est découvert, la peur envahit la communauté, et une chasse à l'homme se met en place.

Le récit mêle habilement les éléments de narration issus des années 1950, à l'époque où Landry vit dans les bois, et ceux de 1967, l'époque à laquelle se déroulent les faits relatés, et le coeur de l'action.
Justement, en termes d'action, il faut souligner que Bondrée se distingue sensiblement des thrillers classiques et de leur mécanique concise, de leur intrigue rapide et haletante : ici, la progression est lente, le lecteur ressent la menace qui couve, qui rôde, sans pouvoir toutefois mettre les mots dessus dans un premier temps ; il profite en outre du travail réalisé sur l'atmosphère, à la veille des années 1970, dans un cadre naturel particulier, à la fois fascinant et angoissant.

En effet, on est happé à la lecture par la dimension presque onirique du récit, encouragée par les lieux qui s'y prêtent à merveille, mais aussi les protagonistes, à l'instar de la petite Andrée, à travers des yeux desquels les faits nous sont relatés, et porte sur le monde un regard frais et jeune - à tout le moins au début du roman.

La langue, quant à elle, m'a désarçonné : le récit est parsemé d'expressions anglaises - l'auteur est québécoise, ceci explique cela...-, qui sont très abondantes et peuvent déconcerter, voire gêner la lecture. Cela peut apporter de l'élan au style, rendre ces passages-là presque oraux, pour ma part l'approche s'est révélée ésotérique et ne m'a pas plu.

Bondrée est donc un roman noir un peu à part, qui ne répond pas de la pure tradition des polars et autres thrillers, mais n'en est pas moins intéressant, car la lenteur est propre à générer une nouvelle sorte d'anxiété psychologique, donnant au genre un nouveau visage. 

Pour vous si...
  • Vous êtes las des thrillers qui se ressemblent tous, et seriez prêt à - vous damner/ - faire des squats tous les matins pendant une semaine,  pour un peu d'originalité. 

Morceaux choisis

"Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l'abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d'une déformation de "boundary", frontière. Aucune ligne de démarcation, pourtant, ne signale l'appartenance de ce lieu à un pays autre que celui des forêts tempérées s'étalant du Maine, aux Etats-Unis, jusqu'au sud-est de la Beauce, au Québec."

"Sissy, a cloud of flickering birds, un vol d'oiseaux épars et des vents lumineux. Un vol d'effraies muettes. Puis sa voix n'avait plus été qu'un souffle. I saw... Sissy... a flight of flickering doves. Et la mort avait effacé la nuit."


Note finale
2/5
(pas mal)

vendredi 20 janvier 2017

L'arabe du futur 2, Riad Sattouf

Il y a longtemps que je ne vous avais pas parlé de roman graphique!
Attention, aujourd'hui, chronique audacieuse et novatrice sur un roman dont personne n'a encore entendu parler...


Libres pensées...

Et oui, le deuxième tome de l'Arabe du futur! (déjà plus d'un an que j'ai découvert le premier et que je vous ai promis la suite... )
Est-il vraiment besoin d'en parler, quand on sait que cela a déjà été fait des centaines de fois? C'est la question légitime que vous vous posez tous... Je vais donc tâcher de justifier ma démarche en vous disant ce que personne ne vous a encore dit sur l'expérience syrienne de Riad Sattouf (ou presque...).

D'abord, et c'est le point crucial, celui qui a motivé une partie de ma lecture : non, Georges (ndlr : Brassens) n'apparaît pas dans ce deuxième tome. C'est regrettable, décevant, bouleversant, et malgré tout, j'essaie de faire avec, mais je vous jure que c'est difficile, et que c'est lourd à porter tous les jours.

De même, finis les mamies guérisseuses léchouilleuses d’œil, les gens qui vous piquent votre maison tels de maudits coucous.

Mais il y a plein de nouveautés sympas, aussi, dans ce nouveau tome.

D'abord, l'antisémitisme profondément ancré dans les mœurs, et qui se confond avec un "anti-israélisme" très présent jusque dans la cour de l'école (on repassera pour le côté sympa). Les jeux d'enfants tournent autour de la guerre et des Juifs qu'il faut tuer, ce qui nous rappelle au contexte de la Syrie...

En ce qui concerne la religion, elle est également plus présente, notamment dans le cadre scolaire où les enfants récitent les sourates sans nécessairement les comprendre, et où la moindre page du Coran est vénérée par qui la trouve, même lorsque c'est dans une décharge (je parle bien sûr d'un passage du roman).

On sourit en voyant le père de Riad acquérir un enregistreur Betamax, parce que "VHS n'a aucun avenir", un peu moins lorsque la petite famille va passer Noël à Palmyre.

Ce tome est finalement très axé sur le quotidien scolaire, les humiliations qui y ont cours, le premier contact du jeune garçon avec la religion, les souvenirs de la misère (les enfants n'ayant guère de fourniture, et les plus pauvres étant relégués au fond de la classe et punis à cause de leur mauvaise hygiène).

Avec tout ça, je suis sûre, vous n'avez plus qu'une envie : vous ruer dessus, et rattraper le temps perdu.
Pas vrai?

Pour vous si...
  • Comme votre serviteuse, vous vous en êtes bêtement tenu au premier tome. On n'est pas dans Le chardon et le tartan, vous pouvez passer à la suite sans crainte, nul mal ne vous sera fait, je m'en suis personnellement assurée. 
  • La perspective de vous plonger dans la Syrie des années 1984/85 ne crée pas chez vous d'irruption cutanée rédhibitoire. 

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 19 janvier 2017

Laëtitia, Ivan Jablonka

On sort de la fiction pour se remémorer un fait divers sordide datant de janvier 2011 : le meurtre terrifiant de Laëtitia Perrais, jeune fille de 18 ans, dont le corps avait été retrouvé démembré des semaines après sa disparition. 
Ne partez pas, c'est vrai que ça n'est pas ragoûtant, mais le livre d'Ivan Jablonka n'a rien du résumé voyeur et malsain que l'on pourrait imaginer. 



Libres pensées...


Dans son livre, Jablonka retrace, non pas le meurtre, mais la vie de Laëtitia.
Refusant de ne voir en elle que la victime de son meurtrier, il lui rend son intégrité en allant plus loin que "l'affaire", et en ravivant ce qu'il y a eu avant, qui était Laëtitia avant de devenir l'objet malheureux d'un fait divers.

La lecture est douloureuse. Il faut dire que la démarche est tellement documentée que rien ne nous est épargné : l'enfance de Laëtitia, la rupture familiale avant le placement en famille d'accueil, sa relation avec sa sœur Jessica, son environnement social mais aussi géographique (l'enquête s'ancre très fortement dans une réalité physique, dans des lieux nommés, où l'auteur s'est lui-même rendu et qu'il décrit avec force précisions), son adolescence, tout ce qui fait son quotidien et sa personnalité. On découvre une jeune fille touchante, d'apparence calme et réfléchie, combative, une survivante d'une certaine manière, car son parcours n'a pas été rose, comme le démontre le récit en dévoilant la part des violences familiales que Laëtitia et sa sœur ont endurées. 

Puis, la rencontre avec celui qui devient son assassin, la soirée fatidique où tout déraille, où elle suit cet homme qu'elle connaît à peine et ne s'enfuit pas en dépit des panneaux "danger" que l'on voit presque se mettre à clignoter en lisant l'enchaînement des faits. La jeune fille sérieuse, raisonnable, adulte laisse place à une jeune fille légère et imprudente que ses proches ne reconnaîtront pas, lorsque sera reconstitué le déroulement des événements. 

Au-delà de l'aspect anecdotique et du fait divers, Jablonka propose une analyse sociologique dans laquelle il met en exergue le rôle des violences vécues par Laëtitia de son vivant dans l'érosion de ses mécanismes de défense, et dans sa relation aux hommes. Les hommes, autour d'elle, lui ont systématiquement fait du mal ou ont trompé, à l'instar de Gilles, le père de la famille d'accueil qui a par la suite été reconnu coupable de viols et agressions sexuelles, notamment sur sa sœur Jessica. Ils l'ont conduite à intérioriser le fait qu'elle n'avait guère de valeur, qu'il était normal qu'on lui impose ses volontés, jusqu'au moment où elle refuse et se dresse face à Meilhon, où elle apparaît, et c'est l'image que donne l'auteur en relatant l'instant de sa mort, en femme libre. 

En outre, sujet annexe, Jablonka souligne le discrédit porté par le président de la République au moment des faits, Nicolas Sarkozy, sur le JAP (juge d'application des peines) en raison des antécédents de Meilhon, qui a eu des retentissements importants dans la profession, et décortique pour son lecteur les rouages du système judiciaire, ou une partie en tout cas, à travers le parcours de l'homme en question. 

Il faut, pour finir, dire que l'attachement ressenti par l'auteur pour celle dont il souhaite qu'elle soit davantage que l'objet de son récit, pour enfin être plus qu'un être à disposition, dont on dispose de la manière la plus odieuse, est perceptible, et nous gagne. Je me suis prise moi-même à réfléchir aux figures que j'ai pu croiser et qui s'apparentent à Laëtitia, des jeunes filles malmenées par l'existence, qui mènent leur bonhomme de chemin jusqu'au jour où elles font un choix ponctuel désastreux, où une simple rencontre amorcera une chute (toutes proportions gardées, bien entendu...). 


Lisez Laëtitia, partagez-le. Ne redoutez pas une lecture sordide ou voyeuriste. Il s'agit, bien davantage, de prendre conscience de la façon dont émergent et persistent des inégalités, le sexisme, la domination masculine. Pour un peu, je vous renverrais à Bourdieu, mais tout de même, commencez par Jablonka, par l'histoire terriblement actuelle qu'il raconte, et les conclusions glaçantes qu'il en tire. 

Pour vous si...
  • Vous vous demandez quels constats l'on peut faire à partir d'un fait divers aussi sinistre.
  • Vous regrettez que les victimes de crimes atroces ne passent à la postérité que dans ce statut de victime, et que l'on ne retienne d'elles que la façon abjecte dont on leur a ôté la vie. 

Morceaux choisis

"Éclipsée par la célébrité qu'elle a offerte malgré elle à l'homme qui l'a tuée, elle [Laëtitia] est devenue l'aboutissement d'un parcours criminel, une réussite dans l'ordre du mal."

"Voilà l'élément structurant de leur enfance : la gémellité. C'est l'une des premières choses que Jessica m'ait dites : "Je n'ai  jamais quitté ma sœur. Mon père, oui, ma mère, oui, mais Laëtitia, jamais." Aujourd'hui, ce jeu de miroirs est devenu vain : il n'y a plus qu'une seule vie dépareillée."

"La protection sociale des enfants, aussi nécessaire soit-elle, porte en elle une forme de brutalité. Jessica a rencontré des juges bien avant de perdre sa sœur. A l'âge des poupées, elles ont subi des interrogatoires, elles ont été scrutées par des regards inconnus, elles ont fait l'objet de rapports psychologiques ou médico-sociaux. Et cela ne s'est plus jamais arrêté. Les mesures d'assistance éducative ont bénéficié aux fillettes, mais elles ont aussi fragilisé la confiance qu'elles avaient dans les adultes. Le monde est sans cohérence, les grandes personnes ne sont pas d'accord entre elles, papa et maman se conduisent mal."

"Le plus beau visage du monde ; la tête de la Gorgone."

"Si son romantisme de midinette se conjuguait à un apolitisme total, une indifférence absolue à la culture et à la vie de la cité, ce néant spirituel n'empêchait pas une conscience vibrante d'elle-même. Sa solitude, sa détresse, le sentiment de sa détresse étaient compensés par une force intérieure et une capacité de résilience auxquelles tous ses proches rendent hommage."

"Pour Laëtitia, c'est un bel été, l'été de toutes les réussites, une histoire d'amour qui s'installe, un apprentissage conservé de haute lutte, les félicitations de tout le monde, la promesse de l'indépendance, avec un salaire, le permis, un appartement, un chéri.
Dans six mois, elle sera morte."

"Le travail de tous ces enquêteurs, qui permet de comprendre ce que Laëtitia a fait et ce que les hommes lui ont fait, n'est pas sans rapport avec la démocratie. On arrête les malfaiteurs parce que la sécurité est un droit. On les juge au nom du peuple français. Et je suis dit que raconter la vie d'une fille du peuple massacrée à l'âge de dix-huit ans était un projet d'intérêt général, comme une mission de service public."

Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 18 janvier 2017

Comme une respiration, Jean Teulé

Sujette à l'envie pressante d'une pause légère, je me suis ménagée une petite lecture sympathique : le dernier Jean Teulé, qui porte son nom à merveille...



Libres pensées...

Comme une respiration regroupe plusieurs textes courts, sans qu'un cadre ou qu'un thème quelconque ne leur soit commun.

Au fil de ces nouvelles, le lecteur fait la rencontre de personnages de tous horizons, de tous caractères, aux prises avec toutes sortes de problèmes ou de situations : une promenade dans un musée d'automates (mention spéciale à cet adorable musée souillagais dont je garde un souvenir ému), un vieux monsieur de passage à l'hôpital persuadé que l'on va lui annoncer sa mort prochaine, des maîtres-nageurs s'employant à mettre sur pied un programme de natation pour une petite famille aux compétences diversifiées...

On retrouve avec plaisir la prose amusante et malicieuse de Jean Teulé, son second degré et son sens de l'imbroglio, si bien que le recueil tient sa promesse, et nous fait l'effet d'une parenthèse, d'une petite bouffée d'oxygène (remarque que vous êtes invités à considérer avec réserve, dans la mesure où, en grande habituée des pics de pollution, je ne suis plus trop sûre de pouvoir identifier littéralement les effets réels d'une bouffée d'oxygène...).

Comme il n'y a rien de plus à dire, je profite de cet article pour vous enjoindre à regarder l'émission de la Grande Librairie du 12 janvier dernier, où, en sus de ce grand monsieur Pennac, vous aurez le plaisir de croiser Karol Beffa, qui en profite pour nous faire en direct de sympathiques improvisations au piano, mais aussi Dieu sur terre, j'ai nommé le mirifique Christian Bobin (<3), et Silvia Avallone, auteur d'Acier, dont je vous parlais ici

Voilà, ça n'a aucun rapport, mais c'est fait. Bisous.

Pour vous si...

  • Vous êtes un lecteur du métro, et n'avez guère que deux stations pour vous adonner au coupable plaisir de la lecture...
  • Vous auriez bien besoin d'un petit remontant, une petite dose d'humour pour rompre la monotonie d'un quotidien sinistre. 

Morceaux choisis

"Rien n'est grave dans ce musée où la vie perpétuelle et fantaisiste se remonte à la clé, pour ce qui date de la fin du XIXe siècle, déclenchant un ressort qui entraîne peu à peu et dans l'ordre un système complexe d'articulations mues par des tringles."

"Jacques, ayant depuis quelque temps une repoussante haleine de furet mort due à des remontées gastriques qui lui pourrissent la vie et celle de ceux qui l'entourent, à pris rendez-vous dans une clinique du Sud-Ouest pour une fibroscopie qui s'est passée sous anesthésie."

"Ça devient silencieux à l'accueil comme autour d'une table de négociations internationales. Tout semble inextricable en cette planète à 28°. Dans la moiteur, que faire pour réunir ces différences? Comment s'y prendre pour que tout le monde puisse barboter paisiblement, ensemble et sans heurts?"


Note finale
3/5
(cool)

mardi 17 janvier 2017

Euphoria, Lily King

Et oui, la couverture, le titre, le nom de l'auteur, tout portait à croire que le roman du jour serait délicieusement érotique, une sorte de Nymphomaniac livresque ou de 50 shades amélioré.
En fait, pas trop. 
Il va plutôt être question d'anthropologie, pour tout vous dire. 
Mais restez quand même, vous verrez, ça va être sympa. 



Libres pensées

Margaret Mead, ça vous parle?
Petit topo pour les oublieux et les désabusés : je ne vais pas vous refaire toute l'histoire, mais dans le domaine, il y a des noms qui font autorité, au son desquels tout être doué de raison se prosterne et déverse la litanie des qualificatifs élogieux que la situation exige.
Parmi eux : Malinowski, Lévi-Strauss, Mauss. Je pourrais en citer bien d'autres, mais ceux-là sont fondateurs, autant se concentrer dessus (et c'est sans parler de ceux qui sont à cheval sur le domaine et l'ethnologie ou la sociologie...Coucou Emile!).
Si l'on pousse un peu plus, on tombe assez rapidement sur le nom de Margaret Mead, digne représentante de l'école américaine, qui a beaucoup œuvré en Océanie, et n'a pas hésité à publier des travaux sur la sexualité au sein de sociétés traditionnelles, et à souligner l'existence de la bisexualité et d'une liberté sexuelle fort éloignée des comportements puritains de l'Amérique des années 1920.

Margaret, donc, est subversive!
Pour cela, entre autres choses, a-t-elle l'étoffe d'un personnage romanesque, si bien qu'elle est au cœur d'Euphoria, sous les traits de Nell Stone.
A ses côtés, son époux Fen, anthropologue lui aussi, mais vivotant dans l'ombre de sa femme, et vraisemblablement aigri, et le narrateur, Bankson, britannique pour sa part, d'abord ravi de retrouver des confrères au fin fond de la Nouvelle Guinée (comprenons-le, ce n'était pas gagné d'avance), avant que la dynamique du petit groupe ne se trouve toute bousculée par les affinités nouées de-ci de-là.

Les réflexions autour du regard portées sur les sociétés "primitives", sur l'autre, sur la norme sociale, sont relativement intéressantes, suffisamment en tout cas pour donner envie de se replonger dans l'oeuvre de Mead, car les allusions à ces travaux sont au coeur du récit, par ailleurs très romancé, car il faut également reconnaître que l'intrigue amoureuse prend rapidement le pas sur le reste. Le rapport des anthropologues à leur objet d'étude, à savoir, les membres des sociétés qu'ils observent, interpellent eux aussi, car il mêle une volonté de bienveillance à ce qui se rapproche toujours d'une forme de paternalisme embarrassant.

Ainsi, Euphoria emmène son lecteur sur un territoire lointain, et fait vivre des scènes historiques et cruciales pour la recherche anthropologique, en mettant au premier plan un triangle amoureux crédible, et propice à des tribulations qui maintiennent en haleine.
Bien joué Lily!

Pour vous si...
  • Vous avez des envies d'exotisme
  • Vous n'êtes pas farouchement opposé à ce qu'un auteur prenne quelques libertés avec un récit inspiré d'une "histoire vraie", comme on dit.

Morceaux choisis

"Dans tout ce que nous faisons dans ce monde, dit-elle, nous sommes toujours limités par notre subjectivité. Mais cette perspective peut être de très grande envergure, si nous lui offrons la liberté de se déployer. Regardez Malinowski, dit-elle. Regardez Boas. Ils définissaient leurs cultures telles qu'ils les voyaient, telles que eux comprenaient le point de vue des indigènes. La solution, c'est de se libérer de toutes les idées qu'on peut avoir sur ce qui est "naturel", affirma-t-elle."

"Dans le monde primitif, rien ne me choque, Bankson. Ou plutôt, je devrais dire, ce qui me choque dans le monde primitif, c'est qu'il y ait un sens de l'ordre et de la morale. Tout le reste - cannibalisme, infanticide, attaques, mutilations - tout est compréhensible, presque raisonnable à mes yeux. J'ai toujours été capable de voir la barbarie sous le vernis social. Elle n'est pas si loin de la surface, quel que soit l'endroit où on va."

"Elle me versa un autre verre et, dans l'air que déplaçaient ses mouvements, je sentis à nouveau l'odeur fabriquée de ces femmes."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 16 janvier 2017

Grand-Père, Gilles Perrault

Le petit choix aléatoire du mois, et oui, il en faut, sinon d'où viendrait le sel de la vie?


Libres pensées

Ceux qui se sont trop souvent égarés sur ce blog le savent (coucou maman), je suis habituellement circonspecte à l'égard des auteurs qui entreprennent de partager l'histoire de l'un ou l'une de leurs aïeux, dans la mesure où il s'avère souvent (à mon sens), que l'intérêt de la démarche ne dépasse guère le cercle familial.

Néanmoins, certains romans font exception à la règle, et, après réflexion, je pense que je classerais parmi ceux-là celui de Gilles Perrault, qui nous raconte, comme le laisse entendre le titre aux plus perspicaces d'entre nous, son grand-père.

A ses côtés, on se hasarde donc à l'époque de la IIIe République, où les duels font rage, où la jeune République peut encore vaciller, où ses valeurs s'affirment doucement. Dans la famille Merlot, on adule Hugo, et le "bon juge" Merlot restera longtemps un mythe familial, sans néanmoins que l'on ne sache tout de sa vie singulière.

A travers son parcours, on découvre l'atmosphère politique de cette période particulière, Perrault fait revivre le marasme de l'affaire Dreyfus, les débuts du socialisme de Jaurès, le quotidien des militaires et la réalité sordide du bagne, vers laquelle le récit converge.
Ces passages-là sont sans doute ceux qui m'ont le plus interloquée, car si Les Misérables a fait passer les bagnards à la postérité grâce à la figure de Jean Valjean, il s'agit néanmoins d'un sujet sur lequel j'avais peu lu par ailleurs, et qui ne manque pas d'intérêt.

L'auteur partage en outre les obstacles rencontrés dans ce travail de reconstitution, les étapes de son enquête minutieuse, et ces apartés sur le travail en coulisses viennent, d'une certaine manière, étayer le roman.

L'entreprise est donc réussie, grâce aux recherches de l'auteur qui sous-tendent le récit, mais aussi à la figure de son grand-père, charismatique et grandiloquente, et à sa vie à la fois ordinaire et atypique. Comme quoi, écrire sur votre famille ne vous condamne pas à produire des écrits qui n'intéressent que votre grande-tante aveugle et sourde!


Pour vous si...
  • Vous vous dites qu'il serait de bon ton de mieux connaître son histoire de France, et en particulier la période de la IIIe République.
  • Il vous semble que les temps modernes manquent cruellement du panache des duels d'antan. 

Morceaux choisis

"Il n'empêche que la décision du juge Magnaud, d'abord perçue par la plupart comme une foucade, honorable ou dangereuse, introduisait en France le débat qui devait aboutir à la définition juridique de "l'état de nécessité" conçu comme circonstance non pas seulement atténuante, mais absolutoire. Aujourd'hui encore, on tient colloque sur le sujet."

"Méfiante envers les militaires en général et les marins en particulier, la troisième République leur a carrément retiré le droit de vote, ce qui est raide. La mesure s'applique aux militaires de carrière comme aux conscrits, suspects, discipline oblige, d'être trop malléables aux mains de leurs officiers. L'armée devient "la Grande Muette". Les marins et les deux mille hommes du 25e régiment d'infanterie en garnison à Cherbourg sont donc frappés de mutisme. Dans une ville à forte densité militaire, cela agace forcément. Ce n'est que le 17 août 1945, un an après qu'il a été accordé aux femmes, que les militaires récupéreront leur bulletin de vote."

"L'ahurissante aventure boulangiste démontre que la France n'est pas immunisée contre la tentation du césarisme."

"Bien sûr que le ridicule tue : le duel mourut du ridicule de ces rencontres dont les protagonistes rentraient chez eux avec une piqûre à l'épigastre ou une égratignure au poignet, quand ce n'était pas tout à fait indemnes après échange de nombreuses balles qui ne mettaient en danger que la vie des petits oiseaux, bras dessus bras dessous avec leurs témoins qu'ils invitaient à ripailler dans un bon restaurant pour se remettre de ces violentes émotions. Plaisant paradoxe : la décollation des duellistes, entreprise et poursuivie avec rigueur par Richelieu et ses successeurs pour stopper une hémorragie décimant la noblesse française, n'avait pas réussi à exténuer le phénomène, et c'est quand on cessa d'y mourir que le duel mourut."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 13 janvier 2017

En quête de l'Etranger, Alice Kaplan

En Janvier, le Grand Prix des Lectrices m'entraîne sur les traces de Camus et de son Etranger...



Libres pensées...

La démarche est ambitieuse : l'auteur se propose de créer la "biographie" d'un roman, et pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit de L'Etranger de Camus.

En toile de fond, je pense immédiatement au projet de Kamel Daoud de revisiter l'histoire depuis le point de vue d'un homme qui se dit être le frère de l'Arabe abattu par Meursault, auquel on a refusé jusqu'au nom (Contre-enquête, très réussi).

Mais ici, c'est dans le réel que l'on est plongé, auprès d'Albert Camus, et l'on assiste à ses espoirs comme à ses vicissitudes, à ses débuts d'écrivain après s'être détourné de son projet de devenir professeur de philosophie. On découvre les relations qu'il entretient avec des hommes qu'il admire, à l'instar de son professeur Grenier, la réception par ces derniers de son premier roman, qui déjoue toutes les règles de l'art, jusqu'à la publication par Gallimard, et son implication dans l'édition puisqu'en période de guerre, le papier vient à manquer.
L'auteur met en exergue les parallèles qui peuvent être faits entre l'oeuvre et la vie de Camus, son lien avec sa mère notamment, le fait divers qui lui a inspiré l'intrigue de L'Etranger, le regard qu'il porte sur l'Algérie et sur Oran, où il s'ennuie ferme.

En quête de l'Etranger retrace la genèse de l'une des grandes œuvres du XXe siècle, la démarche est documentée et pose des questions intéressantes, tâchant de capturer les motivations de l'écrivain, son état d'esprit et ses états d'âme, et la compréhension du caractère inédit du roman par ses pairs de l'époque. En effet, les commentaires adressés par Grenier sont édifiants, dans la mesure où l'ancien enseignant ne semble pas mesurer le chef d'oeuvre qu'il tient entre les mains, et l'ausculte, l'examine à l'aune des critères de la littérature classique dont il est familier.

Face aux réactions suscitées, Camus se montre ferme sur sa décision de persévérer dans l'écriture, ce qui ne laisse pas d'émouvoir le lecteur, quand on sait que là se joue l'engagement de l'auteur en littérature.

L'enquête menée par Alice Kaplan est très convaincante, et peut, je pense, séduire un large public, au-delà des connaisseurs et adorateurs de Camus, car elle n'exclue pas et n'est en rien élitiste dans son traitement, comme on aurait pu le redouter. Une jolie surprise!


Pour vous si...
  • Vous vous demandez comment se construit un mythe...
  • ...et n'êtes pas du genre à vous contenter de réponses évasives ou théoriques!

Morceaux choisis

"Il manque à la formation philosophique de Camus la profondeur et la rigueur qu'on lui aurait sans doute enseignées à Paris. Mais cette manière de ne pas se conformer tout à fait aux raisonnements de la philosophie formelle constitue aussi un trait de son caractère.
[...] Même à l'époque où il envisage encore une carrière de professeur de philosophie, dans l'espoir qu'elle lui laissera du temps pour mener à bien une oeuvre créatrice, il note dans ses carnets : "Si tu veux être philosophe, écris des romans"."

"Comme la plupart des écrivains travaillant à un roman, Camus traîne partout son histoire avec lui. Comprenant que son Meursault doit finir sur l'échafaud, il se met à voir des condamnations à mort partout."

"Camus s'en tient à son plan : l'attention de Meursault se porte exclusivement sur le monde extérieur. De même qu'il a remarqué les chevalets qui supportaient le cercueil de sa mère, Meursault fixe à présent son regard sur le couteau de l'Arabe qui luit au soleil. C'est là toute la beauté d'un narrateur dépourvu de vie intérieure : le monde qui l'entoure remplace les réflexions, les analyses, les sentiments."


Note finale
4/5
(très bon)

jeudi 12 janvier 2017

La Cerisaie, Tchekhov

A l'occasion de cette année qui commence, en ce qui me concerne, dramatiquement, vous reprendriez bien un peu de théâtre, n'est-ce pas?


Libres pensées...

Attention, nouvelle année, nouveau format : je vais profiter de cet encart pour vous parler un peu du synopsis, et un peu de mon avis.

Le topo est le suivant : une famille issue de la noblesse russe mais désargentée se réunit dans la demeure familiale, La Cerisaie, alors qu'il est question de la vendre.
L'acte se déroule au début du XXe siècle, donc avant la révolution russe, quelques années après l'abolition de la loi sur le servage, détail qui a son importance, puisque l'un des protagonistes, Lopakhine, dont les aïeux ont servi les propriétaires en tant que serfs, s'est affranchi de cette condition, et, ayant fait des affaires fructueuses, va être en position de racheter la propriété.

De nombreuses lectures peuvent être faites de la pièce qui, au demeurant, désarçonne par sa simplicité. Les échanges paraissent anodins, décrivent la situation par le prisme de chaque individualité, et si l'on peut deviner une satire sociale, les arguments ne sont pas empreints, à mon sens, de quelques jugements que ce soit. La violence vécue est sensible derrière les apparences, car il est bien question d'une fin et d'un début, et toute la pièce converge vers ce moment, ce kairos qui s'apparente à un suspens, une parenthèse où tous les anciens repères s'effondrent, si bien que les codes qui régissaient auparavant les interactions font défaut.

La détresse perce dans les échanges entre les protagonistes, qui s'efforcent de sauver les apparences, et, à l'exception de Lopakhine bien sûr, se détournent ostensiblement de l'échéance qui se rapproche, de la réalité qui les frappe, à savoir, la perte imminente de la Cerisaie, avec ce qu'elle incarne d'histoire, de statut social et d'identité, tant collective à travers le groupe familial, qu'individuelle.

On peut lire la Cerisaie et avoir le sentiment de s'être laissé porter par une pièce où il ne se passait pas grand chose, où l'on assistait vaguement à des discussions mondaines parfois entrecoupées de considérations économiques rapidement éloignées.
A mon sens, la pièce abrite une intensité dramatique rare, étouffée, contenue, que l'on pressent et qui oppresse, et renvoie à certaines de ses propres peurs.

On se demande forcément, en lisant ce texte, si l'on serait capable à notre tour de capturer les signaux annonciateurs de la fin d'un monde, du début de quelque chose d'autre, encore intangible et indéfini, et pourtant indiscutablement réel.
A ce sujet, je réfléchis encore.


Pour vous si...
  • Vous vous régalez de toutes sortes de revanches sociales (petit coquin)
  • Vous n'êtes pas rancunier auprès des auteurs qui multiplient les personnages au point de vous perdre dans un parfait embrouillamini de Daria, Antonina, Mikhaïl et Ivan...

Morceaux choisis

"EPIKHODOV. Quel plaisir de jouer de la mandoline.
DOUNIACHA. C'est une guitare, pas une mandoline.
EPIKHODOV. Pour un amoureux fou, c'est une mandoline."

"TROFIMOV. Songez-y, Ania : votre grand-père, votre arrière-grand-père et tous vos ancêtres avaient des serfs, ils disposaient des âmes vivantes. N'entendez-vous donc pas derrière chaque cerisier, derrière chaque feuille, derrière chaque tronc des êtres vivants qui vous regardent, n'entendez-vous vraiment pas leur voix... Disposer d'âmes vivantes, cela vous a tous dénaturés, vous tous qui viviez ici autrefois et qui qui vivez ici maintenant, de sorte que votre mère, vous-même, votre oncle, vous ne vous rendez pas compte que vous vivez à crédit, de l'argent des autres, aux dépens de ceux à qui vous ne permettez pas de franchir plus que le seuil de votre vestibule... Nous avons un retard d'au moins deux cents ans, nous n'avons encore absolument rien, nous sommes incapables de nous situer par rapport à notre passé, nous ne savons que philosopher, nous nous plaignons de l'ennui ou nous buvons de la vodka. Il est pourtant clair que pour commencer une vie au présent, nous devrons d'abord expier notre passé, en finir avec lui, et nous ne pouvons l'expier que par la souffrance, par un travail extraordinaire, ininterrompu."

"ANIA. Maman! ... Maman, tu pleures? Ma chère, ma bonne, ma gentille Maman, ma merveilleuse Maman, je t'aime... je te bénis. La Cerisaie est vendue, c'est fini, c'est vrai, c'est vrai, mais ne pleure pas Maman, il te reste ta vie, il te reste ton âme bonne et pure... Viens avec moi, partons d'ici, partons!... Nous planterons un nouveau jardin, plus beau que celui-ci, tu le verras, tu le comprendras, et la joie, une joie calme et profonde descendra dans ton âme, comme le soleil du soir, et tu souriras, Maman!"


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 11 janvier 2017

Possédées, Frédéric Gros

Et voilà, la période est aux regrets, regrets de s'être laissé séduire par ces Ferrero Rocher coulant à flots et ces bûches fleurissant à chaque fin de repas, regrets d'avoir cru que cette insouciance pouvait être sans conséquence, mais elle n'est pas aux regrets des lectures qui ont occupé nos derniers jours de décembre.
Parmi elles, le premier roman de Frédéric Gros, Possédées (très à l'image de moi par les chocolats). 



Le synopsis

1632, Loudun (= quelque part entre Poitiers et Tours).
Plusieurs sœurs du couvent des Ursulines, mère Jeanne des Anges en tête, sont prises de convulsion et déclarées possédées par le démon. Bientôt, elles désignent de concert celui qui a introduit le diable en elles : Urbain Grandier, curé de la ville, séduisant et sensible aux charmes féminins.

Mon avis

Un premier roman comme un tour de force, puisque l'auteur parvient à nous immerger dans un cadre pour le moins peu familier : la France de la première moitié du XVIe siècle, avec un fait historique sans doute peu connu des profanes (en clair, du commun des mortels), à savoir, l'affaire des démons de Loudun, dont le principal protagoniste, Urbain Grandier, nous est dépeint comme un homme attisant les convoitises comme la jalousie.

Figurez-vous ce curé beau et charismatique, qui fait se pâmer les femmes et les jeunes filles, et qui se rend coupable d'une grave compromission en engrossant la fille d'un notable local. Forcément, sur le CV de l'époque, ça fait un peu tache.
En parallèle aux intrigues dont Grandier est au cœur, la mère Jeanne nous est présentée, ainsi que son parcours atypique. Il faut préciser que Jeanne s'est montrée, jeune, fantasque et incontrôlable, et l'on pourrait aller jusqu'à dire qu'elle est entrée en religion à la recherche de sensations fortes. Dire que de nos jours, elle aurait pu prendre un abonnement pour 10 sauts en parachute et devenir la mascotte de People are awesome, ou s'inscrire sur Hug Avenue.
Pauvre Jeanne, victime de son époque, et bienheureux nous, qui disposons de tant d'outils pour atteindre l'extase.

Peu à peu, néanmoins, un odieux mécanisme s'enclenche, sans véritablement être orchestré par un homme en particulier, la rumeur enfle, et c'est bientôt toute les nonnes de la ville qui perdent la raison et se laissent emporter par les sens à l'évocation de ce Casanova d'Urbain.
Mais, pour une fois, situation suffisamment rocambolesque pour être relatée dans un roman, ce ne sont pas les dames que l'on accable des pires qualificatifs et dont on déplore la petite vertu, ni le monsieur que l'on admire pour son art de la séduction.
Non non, le dit-monsieur est accusé de sorcellerie.
Et oui.
A l'attention de Bradley Cooper, Theo James, Channing Tatum et autres Chris Pratt : dans une autre vie (et surtout il y a quelques siècles), on vous aurait brûlé, mes braves.

Il faut dire qu'il en a énervé, des gens, le Grandier, en raflant systématiquement les petites minettes qui n'accordaient pas un regard aux autres curés locaux.
Ainsi donc, l'agrégation des motifs individuels combinée aux mœurs de ce temps conduit à la condamnation d'un homme, et pas n'importe quelle condamnation, la condamnation "combo gold" avec boisson torture à volonté, fat burger humiliation et frites bûcher à s'éclater la panse public, parce que c'est dans l'air du temps.

L'histoire paraît invraisemblable, et pourtant.
Le lecteur, aussi impuissant qu'ébloui par cet enchevêtrement tragique et incroyable, est tour à tour fasciné et écœuré, et voit s'accomplir le terrible destin de Grandier, à mesure que le piège se referme sur lui, piège qui n'existe que par la mise en présence d'éléments peu destinés, a priori, à se rencontrer: la folie qui agite les religieuses, la réputation de Grandier, la jalousie de quelques-uns, le sursaut de l'Eglise qui se croit en danger, la toute-puissance de ceux qui le condamnent et le mènent à la mort.

Le récit est passionnant, bien sûr, mais il est davantage : il nous fait soudain aimer plus que jamais notre piètre XXIe siècle, avec ses émissions de télé-réalité, ses grâces présidentielles, ses élections, et même ses Trump.
Ou pas!...

Pour vous si...
  • Victime d'un chagrin d'amour et d'un homme un peu volage, vous avez besoin d'une catharsis. 
  • Vous êtes un fin amateur de faits divers historiques croustillants et un brin sordides.

Morceaux choisis

"Heureusement, il y avait les séances de coulpe auxquelles Jeanne avait droit, qu'elle provoquait même, qui donnaient un plaisir épicé. La ferveur qu'elle mettait là à publiquement s'humilier, se salir, étaler des défauts et des vices... L'énergie qu'elle mettait à dénoncer de pauvres négligences, des distractions misérables, des oublis volontaires... Elle parle en pleurant de ses mains voleuses, de ses doigts incontrôlables, elle hurle qu'il faut la punir, bien fouetter.
La supérieure de Poitiers était outrée, dépassée, mais quelque chose d'électrique passait alors et Jeanne sent, dès qu'elle parle, autour d'elle l'amorce de tremblements. Or pour elle, elle exige de passer à plus grand."

"Louis Gaufridy, c'est le nom d'un prêtre de Marseille, le curé des Accoules. On a découvert, après de longues séances de torture car les démons le soutenaient dans la douleur, qu'il avait été désigné pour toute la Provence comme prince des magiciens, après un premier pacte passé avec Lucifer. Une jeune ursuline, Madeleine, l'a dénoncé. Il lui avait introduit plusieurs diables dans le corps. Elle était possédée, mais les diables en elle, sous la contrainte des exorcistes, ont fini par raconter."

Note finale
4/5
(très bon)