mardi 28 février 2017

Un président ne devrait pas dire ça... Gérard Davet et Fabrice Lhomme

C'est bientôt mars, je vous propose une excursion printanière dans la politique française, avec le livre qui a fait le plus parler de lui en cette fin 2016, et pour cause, puisqu'il se base sur les entretiens mensuels qu'ont eus deux journalistes du Monde avec le président Hollande depuis son élection en 2012 jusqu'à 2016...
Explosif, vous avez dit? La promo l'était suffisamment, en tout cas, pour piquer ma curiosité... 


Libres pensées

Si ce n'est pas son but premier, je dois concéder que ce livre propose un bilan intéressant de la présidence de François Hollande, à travers une rétrospective des cinq dernières années.

Néanmoins, à l'image du bilan, la compilation constituée par les auteurs est, à mon sens, contrastée.

En effet, l'essai proposé n'échappe à une approche qui peut, par moment, verser dans le marketing, et qui, sous prétexte de dire la vérité, se hasarde sur des thèmes qui m'ont semblé entacher sa pertinence. Les quinquennats sont marqués par les événements qui ponctuent la vie personnelle des présidents successifs, il est dommage de faire dans le sensationnel et d'avaliser cet intérêt supposé des foules pour les frasques sentimentales des hommes et des femmes politiques, ou plutôt, des représentants du peuple. Donc, exit le passage sur le déchaînement incontrôlable de Valérie et les escapades de François sur son scooter rejoignant Julie, en un mot comme en cent : OSEF.

Si l'on évacue donc cet aspect, reste encore l'angle du mystère, privilégié par nos amis journalistes : pour eux, l'énigme est posée (pourquoi le président Hollande est-il vu comme impuissant et inactif en dépit des actions menées?), et la mission qui leur incombe est bien celle de percer ce qui ne peut être autre chose qu'un mystère, dont la clef est à trouver.
C'est aussi, à mon sens, un procédé un peu trop visible, qui manque de pertinence. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à l'affaire Kerviel, et à la question du président du tribunal correctionnel, demandant s'il n'y avait pas de mystère Kerviel, et déçu de la réponse par la négative. Nous avons beau raffoler de romanesque, il faut aussi savoir se confronter à la réalité, qui est, dans les deux cas fort dissemblables, celle de deux hommes et non de deux énigmes.

Bref, on évacue aussi, donc, le halo de mystère dont les journalistes veulent parer Hollande.
Que nous reste-t-il?
Un récit qui pourrait fort ressembler à une biographie, mais qui n'en est pas une.
Car si les origines de François Hollande et son parcours sont évoqués, en particulier pour donner du relief à ses positions et à sa personnalité actuelles, on se concentre bien entendu sur les années du quinquennat, et l'on revisite les hauts et les bas, les moments qui ont marqué les années 2012-2017, en appréhendant cette fois le côté du pouvoir, là où les choses se décident : la présence sur la scène internationale, la loi sur le mariage pour tous, la loi Travail, les attentats de janvier et novembre 2015, l'épisode Léonarda, Florange, le mouvement des frondeurs, l'Europe...

Et les journalistes ont tôt fait de mettre le doigt sur le manque d'assurance, l'impréparation, ainsi qu'ils la nomment, de Hollande et de son équipe. On pourrait croire, à la lecture, que les dirigeants du pays sont finalement assez incertains de l'impact de leurs décisions, font des hypothèses, tranchent, et ajustent comme ils peuvent en fonction des résultats obtenus. Ne nous méprenons pas, dès lors que l'on a affaire à des phénomènes sociaux et économiques, il y a sans doute là une part de vrai. Toutefois, j'ai été sceptique devant l'image d'amateurisme qui est prêtée aux différents ministres et au président. Adeptes des formules qui font mouche, les auteurs sont généreux en commentaires, en jugements qui m'ont parfois surprise, et qui ont diminué la portée de leur entreprise à mes yeux : j'ai eu le sentiment qu'il était primordial pour eux de démontrer qu'ils n'étaient pas à la botte de Hollande, que leur projet n'était pas de défendre son bilan, qu'ils n'avaient pas participé à un quelconque complot, et pour cela, ils n'hésitent pas à se montrer très durs, parfois même injustes, comme cela transparaît dans la toute dernière page, qui est d'une violence, voire d'une mauvaise foi, à couper le souffle : attribuer à Hollande des responsabilités qui ne sont pas les siennes, voilà qui n'était pas nécessaire, il y avait assez à faire avec celles qui le sont réellement. C'est d'autant plus regrettable que certaines questions posées sont tout à fait pertinentes, et suffisaient à bâtir la légitimité de l'essai.

J'ai donc un sentiment mitigé à l'égard de ce livre : la matière ne manque pas d'intérêt, mais je n'ai pas adhéré à la façon dont elle avait été traitée, qui manque à mon sens de hauteur de vue et de neutralité.
Dommage dommage, mais bien essayé quand même. Repassez dans cinq ans!
Oups, je doute qu'on vous laisse repasser les portes de l'Elysée, les gars... :/


Pour vous si...
  • Vous avez un côté People qui ne s'exprime jamais aussi bien que lorsque le sujet est politique (petit coquin)
Morceaux choisis

"C'est souvent le souci des gens venant de loin, faits de peu, il leur faut prouver toujours plus que les autres, s'attacher aux moindres détails, ne rien laisser au hasard. François Hollande, dont on brocarde parfois le manque de cohérence politique, n'a jamais oublié ses débuts, son parcours balisé et chanceux à la fois."

"Si la présidence Hollande souffre d'un handicap rédhibitoire, c'est bien cette totale incapacité à faire valoir son action.
Mais que lui manque-t-il donc?
Voici une liste non exhaustive des principales réformes mises en place durant ce laps de temps : retour partiel à la retraite à 60 ans, emplois d'avenir, contraception gratuite pour les mineurs, fin du délit de solidarité aux sans-papiers (mais pas aux migrants, coucou Cédric Herrou), crédit impôt recherche pour les PME, pérennisation de la création de mille emplois annuels pour la police et la gendarmerie, contrats de génération, mariage pour tous, adoption pour les couples homosexuels, sécurisation des parcours professionnels, non-cumul des mandats, mesures pour la moralisation de la vie publique, et bien sûr le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et le pacte de responsabilité... Soit une bonne dose de réformes, parmi lesquelles nombre de mesures sociétales dites de gauche, accompagnées de dispositifs économiques destinés à booster l'emploi."

"Le mal français, bien plus que le chômage par exemple, ce serait donc celui-là, cette "désunion nationale" d'autant plus complexe à combattre qu'elle obéit à des pulsions parfois irrationnelles."

Note finale
2/5

lundi 27 février 2017

Les jolies choses, Virginie Despentes

Chaque année son Despentes, en attendant le tome 3 de Vernon Subutex, je me suis plongée dans l'historique de Virginie, et j'ai déterrée (sur des conseils avisés), Les jolies choses.


Libres pensées...

Claudine et Pauline, les jumelles maudites.
Bousillées chacune à leur tour et à leur manière par la vie, à commencer par leur père, qui choie tantôt l'une puis l'autre, n'est jamais avare d'humiliations et d'insultes, ancre la peur du rejet profondément en chacune d'elles.
Petite, Claudine était la paria, celle qui était bête, moins brillante que sa jumelle. Adolescente, elle se transforme, joue de sa féminité naissante, devient la favorite, tandis que Pauline expérimente le mépris et les quolibets dont elle a toujours vu sa sœur affublée.
Naturellement, elles s'éloignent, se haïssent pour cette préférence qui les sépare, et grandissent à l'écart l'une de l'autre.
Claudine devient une femme séductrice, excessive, très sensuelle et sexuelle, tandis que Pauline considère avec dédain les atours dont se pare sa sœur, et s'accroche à Sébastien, le seul homme qui ne lui ait pas préféré Claudine.
Un jour, Claudine demande son aide à Pauline, car elle veut faire un disque, mais elle n'a pas la voix. Pauline accepte, la rejoint à Paris, fait la rencontre de Nicolas, l'ami indéfectible de Claudine.
Lorsque Claudine se suicide, elle décide de prendre sa place.

Le style de Despentes...
Identifiable au bout de quelques phrases, si ce n'est quelques mots.

J'ai retrouvé la crudité de Baise-moi, sa clairvoyance aussi, dans la lecture qui est faite du parcours des deux jeunes femmes, de leur rapport à leurs parents, aux hommes, aux femmes aussi.

L'auteur nous donne de la vie brute, brutale, taillée au scalpel, celle de femmes qui n'ont rien à voir avec les modèles de la littérature classique, ni même de la littérature moderne, des femmes comme on en croise dans la rue, de vraies, donc.

Cette franchise sans détour, ce regard acéré porté sur le politiquement correct, les bienséances, les normes sociales.

Cette liberté de ton, direct, sans emphase, qui n'empêche pas l'émotion subite, sauvage.

Les jolies choses donne la parole à des femmes sur lesquelles s'exercent la violence permanente comme le jugement catégorique.
Elles ne sont plus objets, elles deviennent sujets, et devenant sujets, elles ont le pouvoir de remporter une revanche, de se voir belles et importantes, d'exister.
Et elles emmerdent le reste du monde. Comme elles ont raison. 

Pour vous si...
  • Vous savez comme moi qu'il n'y a rien de mieux que Despentes.
  • La gémellité est votre sujet de roman de prédilection (avec l'infanterie, et les pieds paquets). 

Morceaux choisis

"De la même façon qu'il exigeait toute la place dans le lit, sa détresse à lui exigeait toute la place. Il était le plus, par principe. Le plus écorché, le plus sensible, le plus doué d'émotions, le plus raisonnable. Celui des deux qui compte, celui qui est au centre.
Elle n'avait le droit que de l'écouter, car il aimait parler des heures. Elle avait devoir d'écouter, même si ses mots la mangeaient crue à force de sous-entendre qu'elle ne valait rien, même si ses mots l'asphyxiaient à force de ne lui laisser aucun espace."

"En chemin, il est encore à prétendre que c'est pour la raisonner. Mais au fond, il sait qu'il va l'accompagner. Il y a une place en lui pour le tordu des autres, de certains qu'il reconnaît, et il aime se lover tout contre leur bizarrerie."

"Impossible pour Pauline de comprendre pourquoi elle faisait ça, tout ça, avec les hommes. C'est une misère de soi, un malheur de ne pas se préserver. Pour n'avoir rien, en plus, qu'un ramassis de mauvais souvenirs qu'on se trimbale comme une âme perdue."

"L'hostilité massive que ça provoquait chez elle, voir une fille se "manquant de respect". Les choses étaient alors si claires : ce que chacun fait, il le décide. Elle ignorait encore comment c'est facile de se faire entraîner."

"Je voudrais que tu comprennes, et que tu m'aimes encore, que tu me protèges de tout ça, que tu me protèges de moi, que tu m'empêches de le faire, que tu saches bien comment c'est triste, être capable de ça, de s'ouvrir comme je l'ai fait, à un autre que toi, des fois il m'a fait jouir, je préférerais pas le savoir, ce que je suis vraiment."

"Quand elle raccroche, elle en sautille d'aise. Y a rien de meilleur que de se préparer à une grosse journée très chargée et de finalement sécher."

"_Mais tout le monde te cherche! Tu te rends compte? C'est pas professionnel, ça, Claudine.
C'est la pire insulte qu'il connaisse. C'est très très grave, pour lui, quand on n'est pas professionnel. On peut être malheureux, malhonnête, profiteur, imposteur, à peu près tout ce qu'on veut, mais faut rester professionnel."

"C'est une réflexion du père. De l'époque où elle ne se rendait pas compte qu'elle pouvait ressembler à sa sœur, qu'il suffisait d'une panoplie pour qu'un homme vous trouve désirable. Elle croyait que la féminité existait, qu'elle ne pouvait pas l'inventer."


Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 24 février 2017

Les indésirables, Diane Ducret

L'an dernier, je m'étais fort marrée à la lecture de L'homme idéal existe, il est Québecois
Diane Ducret revient avec un roman d'un autre genre. Mais ce n'est pas une première, puisque sa première publication était Femmes de dictateurs, qui trône sur l'une de mes étagères, et qui, je le suspecte, doit s'éloigner ostensiblement de la légèreté de L'homme idéal existe (cela dit, je peux me tromper. Il y a certainement des choses drôles à colporter sur la vie des femmes de dictateurs).
La couverture est jolie, Diane aussi d'ailleurs, tous les feux sont donc au vert pour s'enquérir de son dernier roman. 



Libres pensées

Je suis toujours bluffée, et, par extension, fan, des auteurs qui inscrivent leur oeuvre dans la diversité, et parviennent à s'affranchir de règles tacites mais prégnantes selon lesquelles un auteur est nécessairement spécialiste d'un domaine particulier de la littérature, et que toute incartade est vouée à l'échec, et sera sévèrement punie (je parle bien sûr de châtiments corporels dûment mérités).

J'ai donc naturellement abordé Les indésirables avec une bonne dose de bienveillance, encouragée en cela par les souvenirs émus de L'homme idéal existe, tout en sachant (et en espérant) que j'allais trouver là quelque chose de différent.

En effet, je confirme, c'est un roman très différent.
L'histoire est celle de deux jeunes femmes qui, au début de la Seconde Guerre Mondiale, font partie des milliers de femmes déportées par l'Etat Français et internées dans le camp de Gurs, au cœur des Pyrénées.

Au crédit de Diane, il faut souligner que le sujet choisi a été - à ma connaissance - relativement peu traité dans tout ce que l'on a pu lire et voir au sujet de la Deuxième Guerre Mondiale : parler de ces "indésirables" permet donc de revenir sur une période par ailleurs largement commentée, sous un angle neuf.

En outre, contrairement à ce que l'on connaît sur le sujet de la déportation, le ton est léger, le récit s'apparente à une comédie ; les rebondissements sont ceux que l'on peut attendre d'une structure classique, les émotions aussi.
Diane Ducret joue sur les épisodes tristes et ceux plus heureux qui ponctuent la vie de la petite communauté retranchée dans ce camp, et met en scène des personnalités finalement assez lisses : les protagonistes sont des victimes, mais savent se montrer résilientes, altruistes, sentimentales, il y a dans leur entourage d'autres femmes qui se répartissent les rôles évidents de toute bonne comédie (la rigolote, la vieille dame, etc...), des amoureux en puissance, et, bien évidemment, des méchants fort méchants, qui ne rencontrent guère de circonstances atténuantes (Raymond Grumel, pour ne pas le nommer).

Pour ces motifs, Les indésirables m'a fait l'effet d'une lecture relativement facile, les ingrédients et ressorts utilisés sont sommaires, le sujet reste intéressant, c'est pourquoi le roman peut néanmoins séduire, mais ne restera pas dans mes annales personnelles (une phrase à manier avec précaution).


Pour vous si...
  • Vous n'aimez pas les surprises ;
  • Vous n'êtes jamais rassasié en matière de bons sentiments, et si ça dégouline, tant mieux.
Morceaux choisis

"Et on ose les appeler les indésirables! Sans elles, plus un seul tableau, plus un seul poème ne s'écrit, toutes les muses des Français sont ici! "

"Eva songe aux longues processions de femmes, chargées de paquets, sur les quais de gare au départ des soldats, mouchoirs à la main, faisant signe à leur mari... Mais pas un mari à l'horizon. Un genre disparu, terré, aspiré par la guerre ou par la fuite. Des trains pour déporter des femmes seules, voilà ce que la modernité et l'industrie ont enfanté."

Note finale
2/5

jeudi 23 février 2017

Les âmes rouges, Paul Greveillac

Après Les âmes grises (Claudel, cool), Les âmes vagabondes (Stephenie Meyer, beaucoup moins cool), Les âmes mortes (Gogol, soit le cool à la russe), ou encore Les âmes fortes (Giono, pas lu à ma grande honte), voici venir Les âmes rouges


Libres pensées

J'ai été surprise par le style du roman de Paul Greveillac, qui m'a rappelé des romans d'un autre temps: très travaillé, empreint d'un certain classicisme, loin de toute oralité.

On s'y glisse néanmoins, aidé en cela par les deux protagonistes, Vladimir Katouchkov, censeur, et Pavel Golchenko, projectionniste.
Tous deux sont amis, et traversent les années Khrouchtchev puis les années Brejnev, parfois mouvementées.

Le roman donne à voir la situation de la dissidence russe durant cette époque, à travers Katouchkov et Golchenko, mais aussi une galerie de personnages qui gravitent autour d'eux.

Le pan du roman dédié à l'activité de censure de Katouchkov est bien entendu captivante, nous proposant d'observer à l'oeuvre les instruments du pouvoir et le contrôle sévère de toutes les publications. Une réalité sinistre, et dont on ne peut s'empêcher de réfléchir aux répercussions, parce qu'il semble à l'observer qu'elle pourrait advenir et s'exercer dans nombre de pays dits "développés", dès lors qu'une proximité existe entre les médias et le pouvoir, ou que le gouvernement/les dépositaires du pouvoir disposent de droits élargis (par exemple, un contexte d'état d'urgence fait primer le secret sur le droit à l'information, ce qui peut, en cas de dérive, constituer une censure pure et simple - mais ce n'est là qu'un exemple, of course).

Le contexte historique est par ailleurs très intéressant, s'étendant de la mort de Staline au règne Brejnev, et l'approche choisie par l'auteur permet d'aborder le milieu de la dissidence dans son quotidien. A travers les deux protagonistes, on observe une évolution intellectuelle sur plusieurs décennies, les rapports entretenus avec le pouvoir, la problématique de l'identité double, de la responsabilité individuelle, de l'injustice et de l'oppression et leur impact sur les parcours de chacun.

Les références sont nombreuses, il y a une grande richesse dans le texte de Paul Greveillac, qui se montre à la fois exigeant et précis. 

Pour vous si...
  • Votre idole est Soljenitsyne

Morceau choisi

"Pour Olga Katouchkova, pour Vladimir Katouchkov, pour des millions de Soviétiques, les années Khrouchtchev devaient rester comme un âge d'or relatif, coincé entre les tenailles terrifiantes et arbitraires du stalinisme et les années de plomb autarciques de Brejnev. Et ce court âge d'or suffit à semer le germe de l'impertinence. A lever une génération de malappris, qui iraient peupler les rangs de la dissidence.
Il est un âge où l'homme désapprend. Où il remet en cause ce qui lui a été inculqué. Cette expérience se fait nécessairement seul. Elle s'impose, devant le chaos du monde. Car tout ce que l'on enseigne à l'homme est lourd d'une inertie téléologique : Le passé fut arriéré, a préparé le présent éclairé - qui lui-même prépare l'avènement d'un avenir radieux. Tout pouvoir, afin de bâtir sa légitimité, justifie la rupture, inocule l'idée du progrès. Mais l'homme, devant le chaos du monde, commence à réfléchir. Devant les ruptures apparentes, met à nu l'ossature inchangée des courants. Pour ne citer qu'elles : la Terreur en France ou les purges en U.R.S.S. ont voulu mettre au pas les hommes. Et ce faisant, outils de forces obscures, portaient en leur sein les contre-révolutions qu'elles voulaient faire avorter."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 20 février 2017

Podium, Yann Moix

A force de revoir en boucle les interventions pas piquées des vers de Yann Moix et de se pâmer devant son art rhétorique, on en oublierait presque qu'il est aussi écrivain. 
Je pouvais commencer par Naissance, mais, voyez-vous, je suis plutôt modeste, et ai préféré aller vers ce qui semble être devenu un classique, tant cinématographiquement que littérairement, j'ai nommé : Podium


Libres pensées...

Podium, c'est l'histoire du grand Bernard Frédéric, qui dépense 98% de son énergie à être le meilleur sosie au monde de Claude François, qu'il adule au plus haut point.

La lecture de Podium ne m'a laissé aucun répit, tant le récit est rythmé et haletant ; pas à la manière d'un thriller, bien sûr, mieux encore! La verve de Bernard Frédéric n'est pas étrangère à cette impression : très oral, le style Frédéric est truculent, excessif, passionné, de sorte que, si son intérêt pour Claude François pourrait dans un premier temps le rendre original (voire suspect), il a tôt fait de fasciner le lectorat - en tout cas, c'est l'effet que les premières pages ont immédiatement produit sur moi! (et vous n'y échapperez pas, je vous encourage pour cela à vous reporter aux extraits ci-dessous)

Le roman de Yann Moix repose sur des piliers éprouvés :

  • Un sujet visiblement pointu (les sosies de Claude François), qui a au moins le mérite d'attiser la curiosité (à quoi peuvent ressembler les pérégrinations d'un sosie?).
  • Une documentation solide : l'expertise relative au sujet en question est évidente, et se traduit par la connaissance exhaustive des faits et gestes de Cloclo de son vivant, mais aussi et surtout de la façon dont les sosies s'en imprègnent et les font vivre dans leur quotidien, qu'il s'agisse de leurs performances scéniques ou de leur vie personnelle.
  • La part belle faite aux dialogues, qui vivifient le texte, et rendent le style singulier. A la lecture, il ne m'a pas semblé avoir déjà rencontré une prose jumelle!
  • Des scènes truculentes et visuelles : tous les passages de Bernard Frédéric au Rodéo Grill en sont l'illustration parfaite, de manière générale dans tous les restaurants où il met les pieds. 
  • Une intrigue qui évite de sombrer dans l'écueil de la facilité : Bernard Frédéric est excessif, mais l'on ne tombe jamais dans la caricature, équilibre des plus précaires et impressionnant pour cela. De même, la trame se détache d'une progression classique (le fameux "introduction/élément perturbateur/résolution/conclusion"), même si bien sûr le récit s'articule autour de "moments" critiques pour l'ascension de Bernard Frédéric. 
  • Des personnages hauts en couleurs, avec lesquels une proximité se tisse : c'est sans doute là que se révèle tout le talent de l'auteur. A première vue, on est plutôt tenté de croire que Bernard est un gros freak et que l'on va bien s'amuser en lisant ses (més)aventures. En ce qui me concerne, l'effet produit a été tout autre : loin de tourner Bernard en dérision et de le stigmatiser, l'auteur nous conduit à voir dans ce bonhomme excentrique un homme certes bourré de défauts, mais aussi terriblement attachant, maladroit mais entier, porté par ses convictions sans demi-mesure. Je ne peux pas croire que vous n'ayez jamais croisé le chemin de quelqu'un dont le caractère lui ressemble un peu. 
  • Une véritable réflexion sur ce qui pourrait n'être qu'un épiphénomène, le sujet parfait pour "Confessions intimes": l'auteur ne propose pas une expérience voyeuriste, condescendante ou malsaine. Derrière le personnage de Bernard Frédéric, il propose une lecture des motifs qui animent les sosies, les raisons essentielles qui les conduisent à se glisser dans la peau d'un autre et à y trouver un accomplissement. 

On est tenté, bien sûr, de comparer le film au livre : il est intéressant de noter que l'adaptation cinématographique inclut des ajustements, ne propose pas le même dénouement, et repose parfois sur des ressorts un peu différents, bien qu'elle parvienne à restituer avec brio le cœur du roman et son énergie.

Vous l'avez compris, j'ai été complètement bluffée, fascinée par l'histoire de Bernard Frédéric et des sosies qui l'entourent, et interloquée par l'objet littéraire audacieux qu'est Podium.
Vous pouvez me croire, ce n'est qu'un début, je n'ai pas fini de vous parler de Moix.


Pour vous si...
  • Vous êtes un fin gourmet, et n'appréciez réellement que les romans qui sortent des chemins battus
  • Vous croyez que Podium est un livre qui va vous parler de Claude François. Vous aurez la surprise de découvrir que ce n'est pas le cas, et que c'est bien mieux que ça. 

Morceaux choisis

"_Je serai Claude François ou rien!
Quand Victor Hugo s'était exclama : "Je veux être Chateaubriand ou rien!", il entendait par là qu'il voulait devenir un aussi grand écrivain que Chateaubriand. Moi, je n'en avais rien à faire de devenir un aussi grand chanteur que Claude François ; c'était vraiment Claude François que je voulais être."

"_C'est qu'il est possédé, mon gars... Hein mon pauvre chou? En lui faisant chanter Big bisou à l'envers, le professeur Lo a décrypté des messages sataniques."

"_Ah Couscous, c'est mélancolique à trouer des culs... Je suis à deux pas des larmes, dans l’œil. Parce que c'est de la tristesse, mais spéciale. C'est une combinaison de tristesses."

"Bernard sait bien que les gens viennent applaudir l'autre, le mort. Il sait bien que, s'ils avaient le choix, ils le piétineraient pour approcher Claude François.
[...]
Emprisonnés dans un autre, nous sommes des morts-vivants. Nous sommes les zombies du showbiz. Des zombis. Pourtant, dans l'épiderme d'un autre, nous trouvons notre bonheur. Quand on ne sait pas qui on est, autant être un autre qu'on a choisi. Claude, Michel, Johnny, Jérôme sont si grands qu'il y a de la place pour tout le monde dans leur costume. C'est en étant eux que nous sommes le plus nous. Ils nous prêtent vie."

Note finale
5/5
(coup de cœur)

jeudi 16 février 2017

Légende, Sylvain Prudhomme

On m'avait recommandé de lire Les grands, de Sylvain Prudhomme. Comme je n'en fais qu'à ma tête, j'ai lu Prudhomme, oui, mais pas ce roman-là. 
Quelle badass. 


Libres pensées

Matt est entrepreneur, et se consacre, à ses heures perdues, à la réalisation de films. Il est l'ami de Nel depuis des années, photographe issu d'une famille de bergers.
Lorsqu'ils décident de réaliser un film ensemble, l'intérêt de Matt se porte sur les deux cousins de Nel désormais disparus, Christian et Fabien.

Le récit que tisse Sylvain Prudhomme est ancré dans un territoire, dans une terre qui jouerait presque le rôle de personnage à part entière, la Crau, dans le pays d'Arles, un lieu aride et néanmoins imprégné d'histoires et de souvenirs.
Il y a, ensuite, le lien fraternel entre Christian et Fabien, deux figures entremêlées et pourtant très distinctes, deux frères maudits, en quelque sorte, qui, chacun à sa manière, vit intensément et se consume sans ménagement.

L'auteur aborde de nombreux thèmes, avec simplicité, dans une langue franche qui retient le lecteur, on se laisse porter par les pérégrinations et Nel et Matt et les parcours parfois cabossés de Christian et Fabien, dans l'atmosphère de la fin du XXe siècle empreinte d'une douce nostalgie.

La lecture de Légende ne m'a pas profondément bouleversée, il est vrai, souffrant probablement de venir après une lecture relativement envoûtante, néanmoins elle est plaisante et propice à éveiller la mélancolie.
Tout à fait de saison, donc. 

Pour vous si...
  • Vous êtes sensible au cachet suranné qui se dégage de certains récits.

Morceaux choisis

"Ça l'avait frappé à la radio : la profonde nostalgie des témoins. L'espèce de mythe que tous s'accordaient à saluer quarante ans après. Répétant paradoxalement qu'alors personne ne s'en rendait compte. Que précisément tout tenait à cela : la parfaite inconscience collective de ce qui se passait. L'absence d'autre préoccupation que de s'amuser avec ceux qui étaient là, d'où qu'ils puissent bien venir, quel que puisse être leur âge, leur métier ou leur absence de métier, leur célébrité ou leur parfait anonymat."

"Il avait songé à toutes les années vécues par ses cousins. A tous les jours et à toutes les nuits où leur coeur avait continué de battre sans faillir, leurs poumons de s'emplir d'air, leurs mains de toucher, leurs bouches d'embrasser, leurs narines de sentir. A toute la lumière entrée pendant près de quarante ans dans leurs yeux. A tous les paysages imprimés sur leur rétine. Tous les corps serrés dans leurs bras. Aux milliers d'images captées et souvenues par leurs yeux pour qu'à la fin tout s'arrête, s'éteigne, soit ramené entre quatre planches, disparaisse sous le couvercle scellé de ces deux boîtes au milieu d'un salon."

Note finale
3/5
(cool)

mercredi 15 février 2017

Fils du feu, Guy Boley

Fils du feu s'est vu décerner le prix Georges-Brassens et le grand prix SGDL du premier roman. 
Par chance, il a fini par tomber dans mes filets...


Libres pensées...

On a peu l'occasion d'en lire, de ces romans où la langue est si riche qu'elle vous laisse tout pantelant.

C'est ce qui estomaque dès les premières pages de Fils du feu : la prose est étrangement rythmée, les phrases demandent à être déclamées à haute voix pour en saisir l'essence, la poésie suinte à chaque mot dont aucun n'est laissé au hasard.
J'ai lu le roman comme un long poème épique, et c'est ce que je retiendrai en premier lieu de cette lecture : il existe encore des écrivains capables d'écrire cela, comme inspirés d'un autre siècle, d'une longue tradition de conteurs qui font la beauté et la grandeur de la littérature française.

En outre, par bonheur, le roman ne se contente pas de cela, et l'on n'a pas affaire à une forme exquise ne véhiculant qu'une matière fade. L'auteur nous introduit dans un monde, là aussi comme d'un autre temps, dépeint des caractères faits pour ne pas être oubliés, à l'instar de Monsieur Lucien et de ses joues molles, du sculptural Jacky œuvrant à la forge, de bien d'autres encore. Les portraits brossés échappent aux standards actuels dont on pourrait déplorer la platitude, ils donnent vie aux personnages que l'on voit soudain s'animer devant nous avec feu (huhu).

Le récit est celui d'un narrateur dont la famille est frappée par la mort précoce de son petit-frère, dont elle ne se remettra pas. L'événement surgit au milieu du roman, de sorte que l'on fait connaissance avec les protagonistes avant que d'assister à leur deuil, et à ce qu'ils deviennent ensuite.

Il y a une tendresse immense dans la façon dont le narrateur accompagne sa mère, qui refuse la mort en bloc, et poursuit de son côté la vie interrompue de son fils disparu, imaginant tout ce qu'il aurait dû faire et être. C'est déroutant, bien sûr, mais le jugement n'a pas de place ici : on est face à l'inventivité d'un être qui doit pallier à tout prix à la béance soudaine pour ne pas se laisser aspirer à son tour, là où le jugement n'a plus prise parce que le sujet est trop grave, la solitude trop grande.

J'ai été émue par la finesse de cette histoire à la fois simple et pas banale, intime et brillante. Un auteur à suivre...

Pour vous si...
  • Vous êtes un amoureux de la langue...
  • ...ou un amateur de ferronnerie. 

Morceaux choisis

"Le lendemain dimanche, papa ne mégota pas et n'alla pas chercher dans de vagues fourrés de ces matériaux minables avec lesquels d'ordinaire on fabrique les arcs : branches de noisetier, crossettes de vigne ou de figuier, ramilles d'épicéa ou courçons d'arbousier qu'il estimait indignes de moi, fils de forgeron, donc fils du feu, donc fils de roi. Les arcs en bois étaient affaire de mécréant, de Maure ou d'Ottoman. Une seule matière était noble : le fer.
[...] Acier, acier, acier! Alors acier acier assieds-toi petit que je te forge l'âme entre enclume et marteau, que je te forge un arc à hauteur de tes rêves."

"Chaque matin, avant de me rendre à l'école, je devais leur faire la bise, notamment à Monsieur Lucien, le mari de Fernande, une grande sèche au tablier de misère. Monsieur Lucien possédait, hélas, une peau lourde et flasque. En l'embrassant, j'avais l'impression de poser mes lèvres sur de la viande visqueuse, ce qui me répugnait.
Il partait travailler tous les jours à la même heure vers de vagues besognes, peu importe lesquelles ; le drame était qu'au même instant moi aussi je partais pour l'école. D'où la bise, contrainte et lugubre, sur ses joues molles. Mais ce n'est pas tant, à la réflexion, la viscosité de ses joues qui me révulsait, c'était surtout que je savais cet homme déjà mort. Mort de son vivant. A répéter inlassablement les mêmes gestes, à dire les mêmes mots et à feindre de vivre en prenant des allures de quelqu'un d'important puisqu'il se costumait, se cravatait, et jetait sur son épiderme un liquide affligeant qu'il dénommait, non pas parfum, mais eau de toilette. [...] Et j'embrassais tout ça."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

mardi 14 février 2017

Des âmes simples, Pierre Adrian

La couverture et le synopsis me faisaient bouillir d'envie, alors voilà, j'ai cédé à la tentation, votre châtiment sera le mien (c'est pas comme ça qu'on dit?).

Non mais franchement, vous avez déjà vu plus sublime couverture?

Libres pensées...

Dans la vallée d'Aspe, aux pieds des Pyrénées, un prêtre, Pierre, recueille et soigne les âmes abîmées. A ses côtés, le narrateur découvre comment, par sa présence et ses mots, Pierre accompagne et apaise les petites gens qui se tournent vers lui quand il ne leur reste nul autre. Des bergers, des vagabonds, des femmes battues, les invisibles dont la parole importe peu, et qui soudain trouvent une oreille, une épaule, un soutien essentiel.

Il ne s'agit de rien d'autre que des chroniques de cette vie ordinaire, des journées d'un homme simple qui oeuvre en toute humilité pour réparer la vie de ceux qu'il croise, pour arrimer sa solitude à la leur, pour leur rendre la dignité et l'espoir qui semblent s'être fanés à l'épreuve d'une existence abrupte et pourtant banale.

L'écriture se devait d'être simple à son tour, pour dire sans fioritures et sans lyrisme condescendant la misère humaine qui se décline à travers les visages des personnages que l'on trouve dans les pages du roman. A cet égard, l'exercice est réussi : les mots et le style ne travestissent ni ne trahissent les histoires dont est fait le récit.

La lecture invite à partager cette humilité, elle invite à la fois à l'introspection et à un élan vers l'autre, parce que le seul salut possible réside dans la communauté, dans la proximité et la clémence.

Loin des récits à tiroirs et des thrillers à la mécanique impeccable, l'auteur livre un roman qui porte une certaine pureté, une intégrité qui se détache de toute stratégie commerciale et touche par ce qui s'apparente à de la sobriété, et  qui véhicule, in fine, des sentiments bruts et authentiques. 

Pour vous si...
  • Vous vous sentez capable d'affronter un roman qui sorte du schéma classique introduction - élément perturbateur - développement - résolution - conclusion. 
  • Vous ne lisez que des livres avec des belles couvertures. 

Morceaux choisis

"Pour Pierre, il n'était pas imaginable de boire devant lui. Nous étions une vingtaine à table et, pourtant, nous devions tous être astreints au même régime. Jusqu'à ce que cet homme soit guéri, ou jusqu'à son départ vers l'ailleurs, il n'y aurait pas de vin à table. On se contenterait de l'eau de la fontaine. L'effort viendrait de tout le monde. Si on ne partageait pas le même esclavage, on devait accepter la même contrainte. Aujourd'hui, je vois en Pierre un homme acharné contre les dépendances, qui laisse chacun vivre librement sa recherche de Dieu. Personne n'est forcé d'aller aux offices. Pierre ne touche pas aux vies intérieures. Mais il combat le chancre en chacun. Il ne supporte pas d'assister à la chute d'un homme."

"Je range mes livres. J'ai rêvé. Vécu des carnavals en Pyrénées catalanes, et de grandes battues dans la haute vallée d'Aspe. Il y avait des rumeurs, on chantait. L'imagination reste tout de même le meilleur viatique au présent. Une chiquenaude à ce monde du plein. Je pense que ce soir nous fêterons le monde du rien. Noël. Noël avec ses bouquets de houx, ses guirlandes de couleur, son vin mousseux, ses supermarchés et leurs vitrines. Ces trains de province bourrés à craquer. Terminus? Famille! Chacun chez soi. Et Dieu pour tous? Tu parles. Dieu pour les pauvres, les clodos, les cramés, les seuls. Dieu pour les faubourgs des Bethléem contemporaines. Bidonvilles, hameaux; fermes à l'abandon, cités populaires. Dieu pour les filles du trottoir, les asiles de damnés et les déments entre quatre murs. Oui, notre jour viendra. On sera tellement surpris."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 13 février 2017

Va et poste une sentinelle, Harper Lee

Poursuivons dans la série des suites inattendues, avec un roman à l'histoire pas banale : Va et poste une sentinelle.
Ne nous voilons pas la face, le titre français est malheureux, et ne donne guère envie.
Mais l'on avait été tellement bouleversé par Scout dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur que l'on était prêt à toutes les largesses pour retrouver sa frimousse, fut-ce 60 ans plus tard et sous un titre fâcheux. 


Libres pensées

Les faits se déroulent vingt ans après ceux relatés dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. Scout est devenue une jeune femme fraîche et relativement libérée, de retour à Maycomb pour s'occuper de son pauvre père sénile, le grand Atticus Finch aimé de nous tous.
Les questions raciales sont plus que jamais à l'ordre du jour, et le père et la fille vont s'affronter sans merci autour de ce thème, quitte à voir leur relation s'éroder.

C'est contre-intuitif, mais il faut avoir en tête que le roman, qui se déroule donc chronologiquement après l'intrigue de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, a été écrit avant. Et cela ne m'étonne en réalité qu'à moitié : la maîtrise parfaite qui a notamment fait le succès du chef d'oeuvre de Harper Lee ne se retrouve pas dans la trame brouillonne et inégale de Va et poste une sentinelle.

Ici, il n'est plus vraiment question de Scout mais de Jean Louise. Jem est mort (désolée pour l'annonce abrupte). Un certain Henry fait la cour à Scout, qui se comporte à la fois en princesse et en allumeuse. Scout trouve sa tante insupportable, et s'accroche à des valeurs qu'elle a toujours crues portées par son père Atticus, jusqu'à ce qu'elle soit face à l'impensable : Atticus n'est pas l'humaniste qu'elle croyait, il se révèle un peu raciste sur les bords, ou, à défaut, est en faveur du maintien de la ségrégation raciale. Le monde de Jean Louise s'effondre, des discussions interminables ont lieu entre les deux protagonistes, qui s'envoient les pires fientes à la figure, et pour finir, ils tâchent néanmoins de tomber dans les bras l'un de l'autre, parce qu'après tout, comme on dit, "c'est son père", et "c'est sa fifille".

Hum.
Commençons par ce qu'il y a de bon dans cet autre roman de Harper Lee, qui, je pense, ne restera pas dans les annales, ou seulement sous cette dénomination de "l'autre", par opposition au seul véritable qui ait marqué son temps. Ce qu'il faut saluer, c'est l'audace. L'audace de publier un livre qui vienne mettre par terre toute la mythologie construite autour d'un personnage, et le montre sous un autre jour, révèle un visage plus complexe, a priori incompatible avec ce que l'on sait de lui, mais, in fine, pas complètement.
Le risque pris ici est énorme, et a le mérite de mettre sur le devant de la scène les ambivalences des discours d'une époque en pleine transformation sociale, les paradoxes dans le jugement même de ceux que l'on pensait les plus éclairés, et cela souligne en quoi il peut être difficile de s'abstraire des modes de pensée de son temps, et d'être "visionnaire". C'est une pensée qui m'habite également lorsque je lis Rousseau ou d'autres, et suis parfois affligée par la vision qu'ils peuvent avoir de la femme. C'est oublier bien vite la place qui était la sienne en cette période, sans que cela ne soit outre-mesure contesté ou simplement interrogé.
Ainsi, le roman nous permet de nous souvenir, voire de réaliser, combien il peut être difficile de remettre en cause l'existant, et d'envisager qu'il existe des alternatives plus justes.

Voilà pour les points intéressants. A présent, du côté de ce qui pèche, j'ai relevé une certaine nonchalance de ton dans les échanges entre les protagonistes qui m'a paru excessive, et dont j'ai trouvé qu'elle sonnait faux : Jean Louise a un côté bourgeoise rebelle, certaines de ses discussions badines avec son père confinent au cynisme emprunté des gens de bonne famille.

Par ailleurs, il y a des passages où s'expriment des émotions vives qui se déclinent en altercations, et trahissent une certaine jeunesse de l'auteur, qui verse facilement dans une impétuosité décalée.

Il m'a semblé qu'Harper Lee avait la volonté d'aborder un sujet important, entre désinvolture et confrontations familiales, et se perdait dans ce mélange somme toute assez étrange : il y a de la légèreté, et soudain la protagoniste s'emporte et l'on change complètement de registre.

Ainsi, j'ai eu le sentiment d'avoir affaire à un récit dont le contrôle échappait à son auteur, un récit instable, déséquilibré.

Peu convaincue, vous l'aurez compris, par Va et poste une sentinelle, je ne peux néanmoins parler d'un flop, on n'est pas non plus chez Musso. Néanmoins, à mes yeux, Harper Lee demeurera donc l'auteur d'une seule merveille.


Pour vous si...
  • L'idée de vous priver d'un roman dont la protagoniste s'appelle Jean Louise vous fait suffoquer de frustration.
  • Vous collectionnez les titres ratés.

Morceaux choisis

"_Mary Webster a dégainé sa turbine à potins. Ses espions nous ont vus, Hank et moi, nager dans la rivière hier soir, entièrement dévêtus.
_Hum, fit Atticus en rajustant ses lunettes. J'espère au moins que vous ne faisiez pas de la natation synchronisée."

"J'ai besoin d'une sentinelle à mes côtés, qui me montre le chemin et m'annonce ce qu'elle voit à chaque heure du jour. J'ai besoin d'une sentinelle à mes côtés qui me montre la différence entre ce que les hommes disent et ce qu'ils veulent dire, qui trace une ligne de partage et me montre qu'ici a cours telle justice et là telle autre et me fasse comprendre la nuance. J'ai besoin d'une sentinelle qui s'avance en mon nom et déclare à la face du monde qu'une plaisanterie qui dure depuis vingt-six ans, si drôle soit-elle, est une plaisanterie qui dure depuis trop longtemps."

"_Dans ce cas, prenons les choses de manière concrète. Souhaites-tu voir des cars entiers de Noirs débouler dans nos écoles, nos églises et nos théâtres? Souhaites-tu les voir entrer dans notre monde?
_Ce sont des gens, non? Nous étions ravis de les faire venir quand ils nous rapportaient de l'argent.
_Souhaites-tu que tes enfants aillent dans une école qui s'est rabaissée pour accueillir des enfants noirs?
_Le niveau d'éducation dispensé dans cette école au bout de la rue, Atticus, est on ne peut plus médiocre et tu le sais très bien. Ils ont le droit de bénéficier des mêmes opportunités que les autres, ils ont droit aux mêmes chances..."
Son père se racla la gorge. "Ecoute, Scout, tu es en colère parce que tu m'as vu faire quelque chose qui te paraît répréhensible, mais j'essaie de te faire comprendre ma position. J'essaie désespérément. Je te dis ceci pour ta gouverne, c'est tout : d'après mon expérience, jusqu'à nouvel ordre, blanc c'est blanc, et noir c'est noir; Jusqu'ici, je n'ai pas entendu le moindre argument susceptible de me convaincre du contraire. J'ai soixante-douze ans, mais je reste ouvert à toutes les suggestions."

"Chacun a son île, Jean Louise, chacun a sa sentinelle : sa propre conscience. Il n'existe pas de conscience collective."


Note finale
2/5
(pas mal)

vendredi 10 février 2017

Harry Potter et l'enfant maudit, J.K. Rowling

Claps des mains, JK est de retour sous un format inédit, une pièce de théâtre qui nous envoie dans le futur et nous propose de rencontrer la descendance d'Harry, Ginny, Ron, Hermione et tous les autres (cette énumération pourrait porter à croire que le tome 7 s'est clôturé sur une partouze géante, il n'en est malheureusement rien, je vous laisse reformer les couples selon votre fantaisie) !
C'est parti, direction la voie 9 3/4!


Libres pensées

Un nouveau tome HP était inespéré, soyons honnêtes.
L'euphorie a donc été totale en apprenant que JK reprenait du service, et nous réservait quelques surprises, à commencer par ce format inédit : une pièce de théâtre.

Le contexte est celui que l'on pouvait attendre : Harry et ses petits amis sont devenus grands, ils se sont copieusement reproduits, ont pouponné gaiement et se retrouvent à présent avec des ados sur les bras, mes condoléances.
Bien sûr, pour noircir le tableau, ce sont des ados relous, parmi lesquels Albus Severus, n°2 de la fratrie des Potter-Weasley (à ne pas confondre avec les Weasley-Granger et autres combi-Weasley), qui donne du fil à retordre à son pauvre papa, lequel travaille désormais au ministère de la magie, tout comme Hermione qui en est la ministre, tandis que les Weasley font honneur à leur image de rigolos, Ginny étant rédactrice de la section sport de la Gazette des sorciers, et Ron ayant ouvert une boutique de farces et attrapes. Comme quoi, c'est triste à dire, mais les débouchés sont relativement limités, pour un monde magique.
Bref, Albus entre à Poudlard, et là, pa dam, roulement de tambours, il est affecté à Serpentard,pauvre hère, tout comme Scorpius, qui n'est, pa dam, nul autre que le fils de Drago Malefoy, et qui, re-pa dam, devient le meilleur poto d'Albus.
On est à trois "pa dam", il est temps pour moi de vous dire : "il me fait le coup du "souviens-toi" ".

Poursuivons.
Donc, ce tome est celui des pérégrinations d'Albus et Scorpius, qui entretiennent des relations complexes - voire conflictuelles - avec leur cher papa, et peinent à trouver une place dans la famille.
Suite à la sollicitation d'Amos Diggory, qui a entendu une rumeur au sujet d'un retourneur de temps et demande à Harry de partir dans le passé empêcher la mort de son fils Cédric, Albus décide de mener à bien la mission refusée par ce couard de Harry, avec l'aide de son BFF.
Et là, c'est le début des problèmes.

Le thème a déjà été exploré maintes et maintes fois, je ne citerais que le fort bon Retour vers le futur, ou encore Le voyageur imprudent du bien-aimé Barjavel, Un jour sans fin, Replay, X-men et même Harry Potter et le prisonnier d'Azkaban.
Donc, autant dire que JK ne s'est pas grave foulée, et nous avait habituée à plus créatif.
Parce qu'évidemment, ce qui devait arriver arriva, un micro-changement dans le passé se traduit par une transformation sidérale du présent, c'est l'effet papillon adapté au temps, et nos amis Albus et Scorpius n'en ont pas fini de gaffer et de vouloir réparer leurs bêtises, s'enlisant peu à peu dans la panade, tandis que les adultes galèrent à les localiser (précisons que nos deux amis n'ont pas l'air très malins, en dépit du savoir encyclopédique de Scorpius, et parviennent néanmoins à faire ce que personne n'avait réussi à faire avant eux : se barrer du Poudlard express en marche. Moui, on y croit moyen).

Alors, dans les points positifs, on retrouve le petit humour de JK par moment, l'ambiance Poudlard fait toujours plaisir, et on a le grand plaisir de retrouver le cadre du meilleur de tous les tomes HP, à savoir, celui de La coupe de feu, avec le formidable tournoi des trois sorciers.

Malheureusement, vous l'aurez bien compris, tout cela m'a paru léger, les douces phrases philosophiques lâchées par JK sonnent creux, le personnage d'Albus Dumbledore est convoqué de manière peu convaincante, la relation père-fils au cœur de la pièce est finalement assez banale, et ne présente pas de grand intérêt. Il y a bien une ou deux surprises au passage, mais JK fait sa soupe dans un vieux pot, on a plaisir à retrouver ce que l'on connaissait déjà, et l'enthousiasme en reste là, voire retombe sec, comme un soufflé devant Gaston Lagaffe.

In fine, il n'y a qu'une leçon à tirer de tout cela : c'était mieux avant.


Pour vous si...
  • Vous êtes un indécrottable.
  • Vous êtes resté un grand fan des histoires dont vous êtes le héros, dont vous épluchiez consciencieusement tous les scenarii possibles.

Morceaux choisis

"Mesdames et messieurs, jeunes hommes, jeunes filles, je vous demande d'applaudir le grand... le fabuleux... le seul... et unique TOURNOI DES TROIS SORCIERS!

Des acclamations enthousiastes s'élèvent de la foule.

Si vous êtes des élèves de Poudlard, je veux vous entendre!

Des acclamations tout aussi enthousiastes s'élèvent à nouveau.

Si vous êtes des élèves de Durmstrang, je veux aussi vous entendre.

D'autres acclamations enthousiastes retentissent.

ET SI VOUS ETES DES ELEVES DE BEAUXBATONS, CRIEZ A VOTRE TOUR!

Cette fois, les acclamations sont plutôt molles.

Un peu moins enthousiastes, les Français."


"RON :
Je veux simplement dire... je ne savais pas grand chose de tout ça, donc je ne peux pas me sentir responsable - et d'ailleurs, je suis sûr que mes enfants n'ont rien à voir là-dedans -, mais si tous ces gens sont là, alors je suis avec eux."


Note finale
1/5
(flop)

jeudi 9 février 2017

Repose-toi sur moi, Serge Joncour

Le dernier roman de Serge Joncour s'est vu décerner le prix Interallié 2016, attribué l'an dernier à la très fameuse Septième fonction du langage. J'ai naturellement été aguichée, en dépit de l'extrême réserve ressentie à la lecture de L'écrivain national. Qui a dit que je ne donnais pas de deuxième chance?


Libres pensées...

Serge Joncour semble se plaire à nous conter fleurette, puisqu'il revient, dans Repose-toi sur moi, avec une histoire d'amour entre deux protagonistes visiblement fort éloignés au premier abord.

D'un côté, il y a Aurore, épouse de Richard, un américain bourré de charme et d'argent, maman de deux jumeaux dont rien ne dit qu'ils sont pénibles (cela dit, ce sont des enfants, donc ils doivent forcément l'être un peu), styliste de talent qui a monté sa boîte et essaie de la faire prospérer en dépit des sournoises manigances supposées de son associé Fabian (saleté, de toutes façons il a un prénom qui sonne fourbe).

De l'autre, Ludovic, immigré provincial en provenance de la vallée du Célé (ndlr : le plus beau coin du monde), ancien agriculteur qui a perdu sa femme et s'est reconverti dans le recouvrement de dettes (la conseillère d'orientation a encore fait du bon boulot) et passe donc ses journées à extorquer des vieilles grands-mères impotentes les fonds planqués sous leur matelas en 1948.

La recette est éprouvée, on adooooore les couples atypiques qui se rejoignent en dépit du qu'en-dira-t'on : c'est ce qui avait fait le succès de La délicatesse, ou du mec de la tombe d'à côté, donc, vraiment un scénario qui fonctionne à merveille.

La difficulté est, partant, la suivante : Serge parviendra-il à se distinguer, dans cette masse de romances cabossées, en nous proposant par exemple des personnages suffisamment incarnés pour ne pas souffrir de ce sentiment de déjà-vu qui risque, inévitablement, d'étreindre le lecteur?

Une question sur laquelle je ne me serais pas engagée avant de me plonger dans la lecture, car, justement, j'avais reproché à L'écrivain national une idylle sans intérêt, un manque de consistance des personnages, en particulier de la dame, qui était un cliché sur pattes sans la moindre densité, une forme évanescente lisse et mystérieuse, un écran de fumée en somme.

Pourtant, et bien oui, Serge m'a surprise, et prouve avec son dernier roman qu'il est possible de rebondir et de sortir du bourbier d'un précédent récit.

Dans Repose-toi sur moi, la protagoniste Aurore présente plus d'aspérités que Dora, la belle mystérieuse pour laquelle se pâmait Serge dans L'écrivain national. N'exagérons pas non plus : Aurore a tout de la petite princesse bobo parisienne, néanmoins, elle apparaît aux prises avec des difficultés entrepreneuriales, et se révèle finalement moins fragile que ce que l'on voudrait d'abord croire, échappant au stéréotype de la jolie femme faible qui ne peut survivre sans le concours d'un protecteur bienveillant, à savoir un homme.
A l'inverse, Ludovic, que son imposante carrure définit à tout va, perd peu à peu son assurance, manifeste graduellement une défiance, voit remonter un complexe de classe, jusqu'au point culminant constitué par une ballade sur un lac gelé (oui, nous sommes dans une romance tout de même, je ne vous le rappellerai jamais assez).

Par ailleurs, l'auteur s'éloigne d'une histoire classique dans la mesure où l'on est tout de même dans une relation adultérine, et si ce point n'est pas abordé du point de vue moral (le lecteur est conduit à vouloir que Ludo et Aurore se retrouvent et s'aiment, sans la moindre pensée pour le pauvre Richard, lequel campe pourtant un adorable mari) ni n'est résolu, il permet de sortir du schéma lourdingue où deux gugus cherchent à s'associer pour se reproduire et ainsi prouver à la face du monde qu'ils sont dans le droit chemin, le seul qui vaille. Le récit de Repose-moi sur toi s'apparente davantage à ces histoires d'êtres un brin malmenés par la vie, ou perdus dans le savoir, qui trouvent une raison d'être dans un amour impromptu qui les lie soudain à quelqu'un qui ne leur ressemble pas. Pourquoi pas, après tout?

En fin de compte, le livre promet un agréable moment, qui n'a pas la prétention de révolutionner l'art du roman, mais qui propose une trame intéressante, et des protagonistes que l'on voit à l'oeuvre y compris dans leur activité professionnelle, et non exclusivement dans la sphère privée, ce qui ne manque pas de sel. Bien joué!



Pour vous si...
  • Cet hiver qui n'en finit pas titille en vous des envies de feel good litterature.
  • Vous n'accordez pas la moindre confiance aux corbeaux, ces sales bêtes menaçantes qui font de votre vie un enfer. 

Morceau choisi

"Cette fois encore, ils refaisaient le même constat, ils n'avaient rien en commun, et pourtant une sensation commune les rapprochait, une sorte d'isolement familier, une solitude jumelle."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 8 février 2017

Celle qui fuit et celle qui reste, Elena Ferrante

Youhouhou!!!
Voilà des mois que j'en parle, le troisième tome de la saga d'Elena Ferrante est enfin arrivé en français, joie bonheur et facétie!


Libres pensées...

Nous avions laissé Elena et Lila jeunes adultes, Lila avait quitté son foyer pour vivre avec Nino, était tombée enceinte, et, suite à leur séparation, elle avait accepté de vivre auprès du doux Enzo.
Elena avait perdu sa virginité tristement sur une plage (comme quoi, l'image romantique de la plage est "overrated"), avait écrit un livre et rencontrait un joli succès.

Ce succès se confirme, elle se marie avec Pietro, dont la famille est très réputée, met au monde deux filles, peine à retrouver l'inspiration pour écrire le deuxième roman tant attendu, et recroise Nino.
Lila, de son côté, élève son fils, travaille à l'usine de Bruno, l'ami de Nino rencontré à Ischia, un quotidien qui la dépasse et gâche son intelligence vive, jusqu'à ce qu'elle démissionne et accepte la proposition de Michele Solara de tenir l'une de ses boutiques, renouant avec l'ascension et le milieu d'antan.

Ce tome est celui de leur vie de jeunes femmes conciliant une vie de mère, d'épouse ou de compagne, de travailleuse ou d'auteur, tâchant de tendre vers une existence plus heureuse, et de savoir quoi faire des frustrations qu'elles éprouvent, des espoirs déçus, des désillusions inhérentes à cette phase de l'existence.

Les préoccupations sont, vous l'aurez compris, différentes de celles qu'on leur connaissait enfants et adolescentes, elles sont celles d'un autre âge. L'heure n'est pas encore au bilan, mais elles portent parfois leurs choix de vie comme un fardeau, se souviennent avec nostalgie de ce qu'elles imaginaient d'elles, parlent comme s'il était trop tard, Lila surtout, qui revendique sa dureté en clamant qu'Elena est la gentille, et qu'Elena est, des deux, celle qui doit avoir une belle vie, réaliser de grandes choses.

Leur amitié prend un autre visage. La rivalité entre elles était parfois vivace, à l'adolescence surtout. Ici, leurs chemins se sont éloignés de sorte qu'elles seraient parfois étrangères. Elena s'interroge sur sa vie, elle qui a quitté Naples et tout laissé derrière elle, qui n'a plus guère de contact avec sa famille dont le quotidien lui échappe, qui s'est embourgeoisée, et sur la vie de Lila, qui est restée, qui a connu des hauts, des bas, et envers laquelle elle éprouve, elle le sait désormais, beaucoup d'amour et de tendresse.
Délestée du poids de la compétition, leur lien apparaît unique, puissant, on le dirait indéfectible, une richesse extrême qui les porte vers l'avant, alors même qu'elles sont poussées par la vie dans des directions toujours plus divergentes.

Dans le récit, l'auteur sème des sujets divers, fait débattre ses personnages autour du féminisme, ou plus modestement de la place de la femme dans la famille et dans la société qui l'incarcèrent, autour du capitalisme et de l'exploitation du prolétariat, des luttes violentes auxquelles donnent lieu les revendications sociales. On est alors dans les années 1970 : le contexte pèse rudement sur l'histoire des deux amies.

Ce nouveau tome fait honneur aux deux précédents, apporte à la saga de nouvelles couleurs en déclinant de nouvelles facettes des deux amies et de leur amitié, et il ne fait pas un pli que le quatrième et dernier tome devrait venir avec son lot de surprises, tant celui-ci se plaît à ouvrir le champ à toutes sortes de possibles... 

Pour vous si...
  • Vous avez lu les deux premiers tomes. Si ce n'est pas le cas, renégat, au boulot, et que ça saute!

Morceaux choisis

"Je voudrais que Lila soit là, et c'est pour ça que j'écris. Je veux qu'elle retranche, ajoute et collabore à notre histoire en y incluant, selon son humeur, les choses qu'elle sait et celles qu'elle a dites ou pensées."

"Il n'a pas idée de ce que c'est, la bagarre : il ne faut jamais quitter l'adversaire des yeux. D'ailleurs, au quartier, on ne perdait pas notre temps en bavardages, tout au plus poussait-on quelques hurlements, yeux exorbités, pour intimider l'adversaire, mais surtout on frappait en premier et pour faire le plus de mal possible, sans marquer d'arrêt, c'était aux autres de nous stopper s'ils en étaient capables."

"Le langage ordurier de notre milieu d'origine était utile pour agresser ou se défendre mais, précisément parce que c'était la langue de la violence, loin de faciliter les confidences intimes, il les empêchait."

"Et pourtant, tandis que je rentrais en voiture à Florence, j'eus l'impression que là dans le quartier, entre arriération et modernité, elle était plus dans l'histoire que moi. J'avais perdu beaucoup de choses en m'en allant, croyant être destinée à Dieu sait quelle vie. Lila, qui était restée, avait un travail novateur, gagnait beaucoup, et elle agissait dans une liberté absolue et avec des desseins qui demeuraient indéchiffrables.
[...] Sa vie était en mouvement, la mienne était immobile.
[...]
Devenir. Ce verbe m'avait toujours obsédée, mais c'est en cette circonstance que je m'en rendis compte pour la première fois. Je voulais devenir, même sans savoir quoi. Et j'étais devenue, ça c'était certain, mais sans objet déterminé, sans vraie passion, sans ambition précise. J'avais voulu devenir quelque chose - voilà le fond de l'affaire - seulement parce que je craignais que Lila devienne Dieu sait quoi en me laissant sur le carreau. Pour moi, devenir, c'était devenir dans son sillage. Or, je devais recommencer à devenir mais pour moi, en tant qu'adulte, en dehors d'elle."

"Il faut que tu laisses plus de temps à ta femme.
_Elle a toute la journée à sa disposition.
_Je parle sérieusement. Si tu ne le fais pas, tu te rends coupable non seulement d'un point de vue humain, mais aussi politique.
_Coupable de quel délit?
_Le gâchis d'intelligence. Une société qui trouve naturel d'étouffer toute l'énergie intellectuelle des femmes sous le poids de la maison et des enfants est sa propre ennemie et ne s'en aperçoit pas."

"Je détestais être en compétition avec une autre femme pour un prix de beauté, qui plus est sous le regard d'un homme, et je souffrais à l'idée de me retrouver dans le même espace que la jolie fille que j'avais vue sur la photo, j'en avais mal à l'estomac."

Note finale
4/5
(très bon)

mardi 7 février 2017

L'archipel d'une autre vie, Andreï Makine

Andreï Makine vient d'entrer à l'Académie Française.
Vous me direz, ça vous fait une belle jambe, oui parce que, qui diantre est Andreï Makine?
J'en étais à peu près à ce point de mon raisonnement quand j'ai appris qu'un roman de son cru venait d'être publié, sur lequel je me suis conséquemment ruée sans grâce. 


Libres pensées...

Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques éléments biographiques, qui seront, je l'espère, éclairants pour mieux appréhender le roman.

Croyez-le ou non, mais Andreï est russe, un russe de Krasnoïarsk, haut lieu des mondanités (ou pas) en...Sibérie.
Première nouvelle : il y a des gens qui vivent en Sibérie. Ou, en tout cas, qui y naissent. Pas la peine de se demander pourquoi, à l'instar de ce cher Andreï, ils n'y restent pas. Même Tesson est revenu, alors qu'on espérait bien qu'en l'envoyant là-bas, il allait y rester...(échec du plan machiavélique néanmoins conçu pour le bien de l'humanité)
Andreï apprend le français grâce à une vieille dame qui s'occupe de lui, dixit wikipédia (que font les parents, je vous le demande...). Bon an mal an, quelques doctes années plus tard, Andreï écrit une thèse sur la littérature française. Comme quoi, ça compte pas mal, ce qu'on fait faire aux gamins à quatre ans.
A trente ans, il s'installe en France clandestinement, et obtient quelques années plus tard un asile politique (chose qui eut été fortement compromise dans un pays régenté par le FN, dont l'une des mesures phares consisterait à réduire à "quelques centaines" les réponses positives à des demandes d'asile par an...Suivez mon regard... Oui, Marine, pense un peu à Andreï, pour une fois).
Il s'avère qu'Andreï est brillant, ses écrits (car il s'est mis à écrire entre-temps) reçoivent toutes sortes de distinctions, Goncourt et tutti quanti, d'ailleurs la légende raconte que l'attribution du Goncourt a grandement facilité l'obtention de la nationalité française, quels petits plaisantins que ces services de l'immigration...
Bref, tout ça pour dire que Andreï est un grand auteur, et en plus, il se trimbale un vécu autrement plus palpitant que celui du facétieux Jean d'O (mes amitiés, Jean).

Cela étant dit, passons au roman.
Je vous laisse deviner quel est le cadre de L'archipel d'une autre vie?
Et bien oui, braves amis, c'est tout à fait cela, la grande et belle Russie. Pas tout à côté d'ailleurs, puisque l'on est plutôt vers le Pacifique, "aux confins de l'extrême-Orient russe". D'après Google maps, qui est étrangement évasif sur le sujet, on se situerait donc proprement au bout du monde, si l'on descend la côte on finit par tomber d'un côté sur le Japon, de l'autre sur la Corée.
C'est là le cadre choisi par Andreï pour que s'y déroule une chasse à l'homme. Plutôt habile, me direz-vous, dans la mesure où, si on avait choisi Monaco, le cachet aurait certes été autre, mais les possibilités moindres, et surtout il eut été autrement plus acrobatique d'y inventer une chasse s'étalant sur des jours et des jours.
Car c'est de cela qu'il est question : Pavel Gartsev, le protagoniste, fait partie d'un groupe d'hommes lancé à la poursuite d'un évadé du Goulag. A mesure qu'ils s'enfoncent dans la taïga, le groupe se réduit, si bien qu'il ne reste bientôt plus que Pavel traquant le fugitif.

La mise en situation est brusque : une introduction de toute beauté, puis, tout à coup, la Russie, le Goulag, et la traque (ça fait beaucoup pour un pauvre lecteur qui bouquine gentiment, confortablement assis dans la ligne 1).
Les phrases d'Andreï Makine sont courtes, concises, elles donnent corps à la course-poursuite au cours de laquelle les hommes s'embourbent, donnent à voir un visage violent, vicieux. Alors que le groupe est en mouvement, tout contribue à ce sentiment de huit-clos étouffant : les lieux qui se ressemblent, la perspective de centaines de kilomètres semblables, la nature hostile environnante, l'anonymat du fugitif, la menace qui pèse sur tous, car plus le temps passe, plus ils savent qu'ils n'ont pas droit à l'erreur, qu'ils doivent accomplir leur mission, en apporter la preuve à une hiérarchie impitoyable.
Les divergences se ressentent, et éclatent peu à peu. Mais ici, leurs répercussions sont terribles. Ainsi l'insoumission de Vassine, qui apporte son aide au fuyard, ainsi Pavel, dont la seule faute est de poursuivre la chasse et d'être le dernier debout.

Andreï ménage, au cours du récit, des surprises, si bien que le lecteur est captivé, partage le sentiment d'urgence et de gravité qui se décline au fil des pages, et, bientôt, les réflexions que la situation engendre : quelle est l'issue possible? Peut-on vivre autrement? Peut-on seulement vivre?

La fin est peut-être un peu longue, mais il faut bien cela pour se remettre des émotions provoquées par la lecture. L'auteur mène son récit d'une main de maître, son roman est brutal et fascinant, sa prose limpide, l'expérience m'a fait penser à celle à laquelle invitait, dans un contexte tout autre, Le grand marin de Catherine Poulain. Là où la nature règne, l'homme est renvoyé à sa médiocrité, et aux questions essentielles. 

Pour vous si...
  • Vous vous perdriez bien dans la taïga, sans Mike Horn pour vous aider.
  • Le jeu du chat et de la souris vous manque un peu parfois. 

Morceaux choisis 
(attention spoilers)

"A cet instant de ma jeunesse, le verbe "vivre" a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, "exister" allait me suffire."

"La douleur est faite pour révéler l'homme."

"Les philosophes prétendaient que l'homme était corrompu par la société et les mauvais gouvernants. Sauf que le régime le plus noir pouvait, au pire, nous ordonner de tuer cette fugitive mais non pas de lui infliger ce supplice de viols. Non, ce violeur logeait en nous, tel un virus, et aucune société idéale n'aurait pu nous guérir."

"Le sommeil prolongea ce que j'étais en train de vivre : le sentiment d'exister loin de ce corps qui s'accrochait à sa survie, loin de mon passé, du monde des autres où je n'avais plus de rôle à jouer."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

lundi 6 février 2017

Chroniques de l'oiseau à ressort, Haruki Murakami

Je pourrais dire que la lecture des Chroniques de l'oiseau à ressort est à considérer comme la lecture d'un classique, tant l'oeuvre a été encensée unanimement depuis sa parution en France en 2001 (soit 7 ans après la publication au Japon. Et oui, c'est long de traduire). C'est bon pour mes comptes, en plus, vu que j'ai vaguement souvenir de m'être engagée sur un classique par mois.
Boah, en période de promesses électorales à foison dont nous savons pertinemment qu'elles ne verront jamais le jour, vous seriez un peu gonflé de m'en tenir rigueur, non?


Libres pensées...

Étrange roman que celui-là, qui n'est pas sans rappeler le style très singulier de Murakami déjà appréhendé dans 1Q84 notamment (pour le coup, Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil se distingue ostensiblement à mon sens, sans parler de L'autoportrait de l'auteur en coureur de fond - je ne vous parle que de ceux-là car les autres sont encore à lire).

Comme dans 1Q84, le monde dans lequel on pénètre est à la fois familier et étranger, tant certains éléments semblent totalement nous échapper, ainsi qu'ils échappent au narrateur.
Ici, il s'agit de ces éléments extérieurs qui se manifestent dès les débuts du roman, et semblent annonciateurs : une femme se met à appeler au domicile du protagoniste, Toru Okada, et entretient avec lui un échange érotique ; il fait la rencontre d'une jeune fille vivant dans une maison voisine, May Kasahara, qui prend des bains de soleil dans son jardin en séchant les cours ; le chat disparaît mystérieusement, et ne reparaît pas en dépit des recherches de Toru dans le voisinage, si bien que sa femme lui demande de consulter une voyante, Malta Kano, aidée par sa sœur Creta Kano qui le trouble.

Signes qui convergent vers un événement central : le départ de la femme de Toru, qui disparaît à son tour sans laisser de traces, ni d'explication.
Le seul recours de Toru est alors son beau-frère, homme qu'il n'apprécie guère, et dont sa femme était peu proche bien qu'étant sa femme, Noburu Wataya, qui l'informe que sa femme Kumiko l'a quittée parce qu'elle avait une liaison avec un autre homme.

En parallèle, le lieutenant Mamiya fait irruption dans sa vie, et lui raconte un épisode de vie remontant à la guerre de Mandchourie, au cours duquel il avait été laissé pour mort au fond d'un puits, expérience qui marque intellectuellement Toru au point de le conduire à la reproduire, en allant de lui-même au fond du puits voisin pendant toute une journée, à l'issue de laquelle il passe au travers du mur : la touche fantastique propre à Murakami s'exprime en particulier dans ce passage singulier.

Le roman devient une quête de Kumiko et une quête de sens. Ce passage d'un monde réel au monde fantastique n'est pas sans évoquer la frontière tangible que l'on découvrira au cœur de l'intrigue de Q184 (la saga étant postérieure à l'écriture et la publication des Chroniques de l'oiseau à ressort), et nourrit à la fois l'imaginaire et les interrogations : qu'est-il advenu de Kumiko, dans quel monde se cache-t-elle? Quelles sont les ressources de Toru pour la retrouver? Quels sont ses amis et ses ennemis?
Le rêve correspond avec la réalité, participant de ce sentiment d'onirisme et de flou dans lequel est pris Toru Okada.
Le récit s'apparente en cela, à mon sens, à un récit initiatique, à cela près que le héros, plongé dans les affres de l'incertitude et impuissant face à ce qui lui arrive, a trente ans, et non quatorze, comme c'est souvent le cas dans les récits de cet ordre. J'ai lu que c'était également une perception que l'on pouvait avoir à la lecture de Kafka sur le rivage, qui a contribué à la renommée de l'auteur, il faudra donc que je m'y attelle aussi.
Les romans de Murakami, si le mystère y est prégnant, ne "fonctionnent" pas comme des thrillers où chaque élément a été disposé à dessein, et sert une finalité. L'atmosphère qui y règne est unique, il n'y a pas une réponse factuelle et rationnelle à un fait inexpliqué. Il faut être capable de s'extraire d'une situation et de faire parler les indices intangibles qui parsèment les tribulations des personnages, souvent loin de figures héroïques, et, pour cette raison, dont on se sent incroyablement proche.

Le protagoniste, aux prises avec l'absurde du monde, ne peut trouver de solution qui viendrait restituer la routine de son existence, cet avant avec lequel il est franchement en rupture, et dont il est nostalgique, ce qui s'exprime à travers son attachement à sa femme, et sa volonté de la retrouver pour comprendre, pour remettre de l'ordre dans sa vie.

Chronqiues de l'oiseau à ressort est un roman complexe, un entrelacs de réflexions sur la vérité, la solitude, la recherche de sens face à l'empire de l'absurde, dont on ressort plus perdu qu'en y entrant, plus empli de doutes, plus mélancolique aussi.
A vous de voir si vous préférez prendre la pilule rouge.


Pour vous si...
  • Vous goûtez les traductions françaises des romans japonais, dans lesquelles on retrouve invariablement des expressions comme "à fond" assez impropres. 
  • Vous n'aimez rien tant que vous perdre dans des romans touffus (oui, oui, touffus, absolument) où vos repères ordinaires n'ont pas prise. 

Morceaux choisis

"Mais dix minutes représentent parfois beaucoup plus que dix minutes. Le temps peut s'allonger ou rétrécir, je le savais par expérience."

"Est-il possible pour un être humain d'en connaître un autre à fond? Connaître vraiment quelqu'un nécessite du temps et des efforts sincères, mais jusqu'à quel point peut-on approcher l'essence de cette personne? Savons-nous le plus important sur ceux dont nous sommes persuadés d'être les intimes?"

"_Je n'ai pas très envie d'en parler pour le moment. Il y a des choses, tu sais, qui deviennent fausses dès qu'on en parle. Tu comprends ça, Oiseau-à-ressort?"

"Ce fut pour moi une grande surprise d'apprendre que vous étiez descendu dans un puits. Car je continue moi aussi à éprouver une forte attirance pour les puits. On comprendrait mieux que je ne veuille plus en entendre parler après avoir vécu un tel danger, mais ce n'est pas le cas, encore maintenant, dès que j'en vois un, je ne peux m'empêcher de regarder à l'intérieur. Pour peu qu'il soit à sec, j'ai alors envie de descendre. Je cherche probablement à rencontrer quelque chose en bas. En y allant, et en attendant au fond, j'aurais sans doute l'espoir d'y trouver ce que je cherche. Je ne pense pas que cela pourrait réparer ma vie. Je suis trop âgé pour espérer cela. Ce que je cherche, c'est la signification de ma vie perdue. Pourquoi, et à cause de quoi a-t-elle été perdue?"


Note finale
3/5
(cool)