lundi 22 mai 2017

J'ai longtemps eu peur de la nuit, Yasmine Ghata

Voici un roman à côté duquel je suis incompréhensiblement passée depuis sa publication l'an dernier. Heureusement, une lectrice avertie a eu l'élégance de me le suggérer, parce qu'entre visiteurs assidus de bibliothèques, on peut compter les uns sur les autres, et c'est tout à fait là le genre de services que l'on aime bien se rendre. 


Libres pensées...

Suzanne anime des ateliers d'écriture dans une école en France. Un jour, elle demande à ses élèves d'apporter un objet personnel pénétré de l'histoire familiale. Parmi eux, Arsène est un enfant au lourd passé, adopté après avoir fui le Rwanda et perdu sa famille dans le massacre de 1994. Il ne lui reste que la valise avec laquelle il a vécu plusieurs semaines dont il n'a jamais parlé à quiconque. A Suzanne, il entreprend de raconter son histoire.

Dès les premières pages, j'ai pensé bien entendu au bouleversant Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga, et au plus récent Petit Pays de Gaël Faye, traitant également du génocide rwandais.

L'approche de Yasmine Ghata est très intime. Les récits d'Arsène et de Suzanne se croisent - car Suzanne a ses propres démons -, à la deuxième personne du singulier, convoquant des fantômes et exhumant des souvenirs douloureux, trouvant soudain une complicité inattendue.

A la faveur de ce lien qui grandit entre eux, ils explorent chacun ce passé qui les ronge, Arsène revivant les jours passés à errer, alors qu'il n'était qu'un enfant, dormant et se cachant dans sa valise encore imprégnée des odeurs de son pays, Suzanne revisitant l'appartement de son enfance, et la mort de son père.

Le choix narratif du "tu" peut dérouter, faire penser à une coquetterie, mais ce serait, je pense, un procès injuste. Le "tu" instaure immédiatement la proximité nécessaire pour accompagner Arsène et Suzanne, conjurer leur solitude, ne pas les considérer comme des objets sociologiques, mais véritablement comme des êtres qui nous ressemblent, dont la douleur ne nous est pas étrangère. Il vient incarner la dualité entre celui, celle qu'ils étaient jadis, et celui, celle qu'ils sont aujourd'hui, la distance parcourue, et les blessures enfouies, avec lesquelles ils voudraient être en paix, mais qui sont pourtant toujours vives, à s'y pencher.

L'auteur met en exergue ces blessures, alors même que leur origine et leur nature diffèrent profondément, et l'on pressent, au fil des pages, qu'en dépit de leur dissemblance, elles permettent de créer entre eux ce lien atypique, indispensable pour délier les langues et apaiser l'âme.

Le roman de Yasmine Ghata dit ainsi davantage que deux tragédies individuelles, il dit l'importance d'une rencontre pour accéder, enfin, à cet apaisement.

Pour vous si...
  • Vous êtes un grand sentimental, et abritez chez vous tout un tas de babioles en vous disant qu'elles ont bien trop de valeur pour vous en défaire.
  • Vous êtes vous aussi passé à côté de ce livre ; il n'est pas trop tard pour rattraper le coup. 

Morceaux choisis

"Une maison vidée de ses occupants est un livre sans écriture, une histoire sans narrateur. Ton esprit erre dans ce logement, tu revois la grande pièce à vivre, caresse la table centrale. Tu as des souvenirs de viandes tout juste débitées qui attiraient les mouches, d'épices qui couvraient leurs chairs fraîches, des mains de ta mère qui manipulaient les ingrédients avec adresse et savoir-faire. Ses boucles d'oreilles tintaient pendant l'effort. Ta mère était très belle et tu l'admirais."

"Deux semaines que tu errais d'un point à l'autre, te ravitaillant où tu pouvais. Ces deux semaines font partie de toi, de ton histoire. La fuite est dans tes gènes, le paradis perdu aussi."

"Tu te rends compte avec le recul que tu n'as cessé de les observer de leur vivant, conscient peut-être que les voir n'était qu'une chance de courte durée. Tu avais déjà à l'époque le sentiment de n'être qu'un spectateur en marge des tiens."


Note finale
4/5
(très beau)

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