jeudi 31 août 2017

Les vents noirs, Arnaud de la Grange

La rentrée littéraire se poursuit, avec la lecture d'un roman au synopsis très enthousiasmant, Les vents noirs.

Libres pensées...

Au début du XXe siècle, le lieutenant Verken se lance sur les traces de l’explorateur et archéologue Emile Thelliot. Dans cette poursuite effrénée qui le fait traverser la Sibérie et la Chine jusqu’au désert de Taklamakan, et dans laquelle il perd les hommes et les guides qui le conduisent à Thelliot, Verken appréhende à distance cet homme qu’il juge fou, et dont il estime qu’il a sacrifié des vies pour accomplir ses rêves. En route, il rencontre Victoria, dont il s’éprend, et qui partage avec lui la fascination qu’elle éprouve pour Thelliot. Peu à peu, la vision qu’a Verken de Thelliot évolue. 

Le roman mêle des éléments très engageants : une époque et une intrigue qui suscitent la curiosité, des réflexions sur la passion humaine, la poursuite des rêves lorsqu’elle flirte avec la folie, l’égarement qui se confond avec elle.
Les lieux parcourus par Verken, sauvages et souvent hostiles, participent de l’intrigue et de l’aventure sur laquelle elle repose.
Néanmoins, en dépit de ces belles qualités, il m’a semblé que la lecture était laborieuse, progressait parfois difficilement, au point de perdre l’intérêt du lecteur.

Les personnages, à force d’être caractérisés par des traits de personnalité qui les acculent à l’idéalisme, paraîtraient presque éthérés, et sont en tout état de cause éloignés du lecteur de par la grandeur de ce qu’ils vivent, et leur mode de pensée très intellectualisé.
Thelliot est naturellement distant, et n’est appréhendé qu’à travers la vision véhiculée par les autres protagonistes. Verken, au premier plan, fait preuve d’un acharnement que l’on peine à comprendre, tout comme sa soudaine proximité avec Thelliot. Victoria est un personnage en retrait, qui aurait pu apporter davantage au récit à mon sens.

Le roman est toutefois porté par un style littéraire qui se prête à la dimension épique, et le cadre est absolument somptueux, regorgeant de dangers et de possibilités, la période historique intéressante, les principales étapes de l’intrigue attrayantes, bien que desservies par la structure un peu trop diluée à mon goût. 

L'introduction de considérations d'ordre existentiel donne de la profondeur au roman, mais je ne suis, pour ma part, pas parvenue à surmonter le sentiment qu'il manquait du souffle à l'intrigue. 

Pour vous si...
  • Vous attendez d'un roman qu'il expose la grandeur.
  • Vous ne voulez pas tuer des souvenirs.

Morceaux choisis

"Ne me plaignez pas, lieutenant. Tant qu'un homme a le choix, il ne mérite pas la pitié."

"Dans ce décor où s'enlaçaient Orient et Occident, la veillée fut longue et solitaire. Les pensées de Verken se mêlaient elles aussi. Les manuscrits d'Emile Thelliot, les fusils de Ma Ying Djou, les sabres d'Alexandre, les plaines givrées de Sibérie et les sables du Turkestan... Il avait l'impression de contempler l'un de ses bas-reliefs antiques qui alignent tous les éléments d'une histoire sans pour autant les relier entre eux. A l'observateur de faire le lien et d'imaginer ce qui se cache sous la surface des pierres."

"_Dans ce genre d'affaires, chacun croit avoir la main. L'Histoire, après, compte les points.
[...]
En se coulant dans son sillage, Verken reconnut cette sensation déjà ressentie au contact d'hommes particuliers. Il flotte derrière eux un air plus dense, alourdi de questions. Le moindre de leurs gestes n'a pas la même consistance. Ils laissent une trace plus forte."


Note finale
2/5

mercredi 30 août 2017

Le triomphe de Thomas Zins, Matthieu Jung

Le roman du jour raconte raconte la grandeur et la décadence d'un ado des années 1980, Thomas Zins. 


Libres pensées...

En 1982, alors que Mitterrand accède au pouvoir, Thomas Zins est un adolescent banal de prime abord, mais à l’avenir prometteur. Passionné de politique, il rêve de devenir écrivain, de multiplier les conquêtes, et sait quel monde, quel triomphe l’attend. Au lycée, après des mois passés à se languir auprès de Céline Schaller, qui est dans sa classe et à laquelle il apporte son aide en maths, la belle s’intéresse enfin à lui, consacrant les débuts de sa gloire. Mais les années défilent, et ne lui apportent pas la réussite escomptée. Auprès de Jean-Phi, un cinquantenaire gay rencontré un été à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, Thomas s’interroge sur sa sexualité : et si l’attraction exercée par Jean-Phi était révélatrice d’une vérité enfouie depuis la puberté, celle de son homosexualité ? Comment faire cohabiter son amour pour Céline et son envie irrépressible de conquérir d’autres filles et garçons ? Thomas Zins possède-t-il vraiment le talent qui lui a fait entrevoir un avenir sublime, et comment le concrétiser ?

Le roman de Matthieu Jung peut essouffler son lecteur, de par sa longueur (750 pages, tout de même) qui, à mon sens, le dessert.

Néanmoins, parmi ses atouts, il faut noter le travail de contextualisation qui immerge immédiatement le lecteur dans la France des années 1980. Les discussions politiques dans la famille Zins et entre Thomas et ses amis participent de cette mise en scène, et créent un sentiment de « réel ».

De même, les personnages sont construits avec brio, révélant leurs contradictions, l’ambition dévorante matinée de naïveté des adolescents. Thomas comme Céline se montrent tantôt d’un romantisme exacerbé, tantôt d’un pragmatisme et d’une cruauté affirmés. Les nombreux personnages qui gravitent autour d’eux renforcent le sentiment de réalité, de par leur passage parfois éphémère et leur réapparition éventuelle des années plus tard, et leurs propres ambivalences (à l’instar de Jean-Phi, qui semble extrêmement malsain et auquel néanmoins l’on voit que Thomas s’attache).

Certains chapitres insérés retracent des épisodes de la vie de Paul Zins et Serge Zins, le grand-père et père de Thomas, qui sont intéressants en eux-mêmes (notamment concernant les événements en Indochine) et permettent de redonner de l'élan au récit, mais ils m’ont semblé peu liés avec l’intrigue principale, créant un sentiment d’artifice.  

Le style est riche, mêlant des dialogues très oraux, intégrant le vocabulaire des adolescents dans les années 1980, et des descriptions classiques, plus littéraires, et une narration qui se fonde sur un rapport d'étude entre le narrateur et Thomas Zins : l'objet Zins est disséqué, ses pensées parfois mégalomanes et mesquines sont passées au crible (créant de facto une connivence entre le narrateur et le lecteur, aux dépens de Thomas), et lui est analysé comme un représentant de toute sa génération.

Le triomphe de Thomas Zins dit les désillusions d’une jeunesse égarée, avide de liberté, de reconnaissance, et bridée dans ses aspirations, incapable de savoir quoi faire de ces espoirs dont elle se rengorge et qui ressemblent à des mirages.

Pour vous si...
  • Vous avez une certaine tendresse pour les passages obligés de l'adolescence et le kitsch qui s'en dégage, a posteriori. 

Morceaux choisis

"L'acné juvénile, une taille inférieure de presque dix centimètres à la moyenne nationale, zéro roulage de pelle au compteur et un dépucelage inenvisageable pour cause d'atrophie zobienne auraient démoli n'importe qui, surtout si on ajoute à ces tares un zozotement, des jambes arquées et des cheveux si noirs qu'en cinquième Noëlle Gaudel traitait Thomas de Portugais!
Seulement un dur à cuir comme Zins ne s'avoue pas vaincu devant l'adversité. Il rame fort contre le courant pour quitter la mauvaise passe."

"Cet entêtement, chez les prolétaires, à confondre miches et nichons, à cause de l'assonance de ces deux noms communs... La simple lecture d'un San Antonio permet pourtant de vérifier que "miches" ne signifient pas "seins" mais "fesses"!"

"Ainsi, il attaquerait sa vie d'adulte dans une position d'infériorité humiliante par rapport à sa copine? Non seulement il ne serait pas le premier pour la première fille qu'il aime, mais elle serait, de surcroît, la première pour lui? Dans l'idéal, le gars batifole pendant quelques années, après sa puberté. Ensuite, lui prend l'envie de se ranger, et il en choisit une qui n'a jamais fait la "fin" comme l'écrit sa cousine Corinne pour désigner ce mystérieux rendez-vous, dans les nombreuses lettres qu'elle lui envoie. Et pour Thomas Zins, la situation s'inverserait? Il se priverait de cette joie-là?
Non merci."

"Non, en y réfléchissant, la solution idéale serait de coucher avec plein d'autres filles, tout en conservant Céline comme régulière. Evidemment, Céline, elle, n'aurait pas le droit d'en faire autant, s'engageant à lui demeurer fidèle jusqu'à son dernier souffle.
Impossible.Quelle fille accepterait ce marché de dupes?"


Note finale
3/5
(cool)

mardi 29 août 2017

Les terres dévastées, Emiliano Monge

Emiliano Monge est un auteur mexicain ayant déjà trois romans à son actif. Son petit dernier, Les terres dévastées, a reçu en 2016 un prix sud-américain très prestigieux, ne pouvant qu'attiser la curiosité. Et comme il est publié en français dans la même maison que Joyce Maynard et Joyce Carol Oates, on peut y aller les yeux fermés. 


Libres pensées...

Au Mexique, Epitafio et Estella, amants contrariés, sont trafiquants d’êtres humains. Dans les camions qu’ils conduisent de la jungle aux montagnes, ils transportent des migrants trahis par leurs passeurs, et les vendent après les avoir rendus dociles, en massacrant certains d’entre eux, et en exerçant toutes sortes de violences sur les autres. Mais les trafiquants eux-mêmes ne sont pas à l’abri de l’infortune : Epitafio et Estella sont sur le point d’être piégés par le père Nicho, à la tête de cette organisation monstrueuse.

Quelle claque que Les terres dévastées... Pour ceux qui, parmi les lecteurs, auront réussi à surmonter le dégoût suscité par certaines pages! Car ce qui est frappant, avant toute chose, c'est l'abjection des protagonistes, qui font subir le pire aux hommes et femmes qu'ils ont pris dans leurs filets, et qu'ils cherchent à mater avant d'en tirer bénéfice en les vendant.

Ces protagonistes, ce sont surtout Epitafio et Estella, mais aussi Sepelio, qui accompagne Epitafio, le mystérieux et inquiétant Père Nicho, qui est malheureusement surtout appréhendé en creux, et tire pourtant les ficelles des affaires sordides auxquelles on assiste, ce sont aussi les deux jeunes garçons, passeurs, qui mènent les fugitifs dans la forêt et les remettent aux trafiquants, faisant ensuite commerce des effets personnels abandonnés par leurs proies.

Certaines scènes sont d’une violence et d’une cruauté extrêmes, néanmoins les échanges entre ceux qui les commettent font contrepoids, mettant en relief leurs intérêts, et jusqu’à leurs sentiments, interrogeant la part d’humanité de chacun. Le roman est choquant, et laisse le lecteur assommé, certain de ne pas l’oublier.

Le récit est d’une très grande richesse, tant en termes de contenu que de forme. L’auteur parvient à maintenir le lecteur en haleine de bout en bout, grâce au rythme effréné et à l’alternance des chapitres par un habile procédé (les protagonistes pensent les uns aux autres, ce qui permet à la narration de changer d’objet).

Un bémol, cependant, à travers l'obsession d’Estella et Epitafio pour cette discussion qu’ils n’arrivent pas à avoir, qui induit des répétitions face auxquelles une impatience agacée peut émerger...

Le roman est néanmoins d'une grande force, et ne laisse pas indemne.


Pour vous si...
  • Vous avez le cœur accroché.
  • Vous trouvez que la technologie moderne n'est pas toujours très fiable.
  • Vous fantasmez sur la pampa mexicaine.

Morceaux choisis

"Cet homme qui s'avance désormais vers la benne qu'on lui a dit d'utiliser et qui, chemin faisant, songe aux grappes de mains qui lui tombent des épaules et aux propriétaires de ces mains : comment ai-je pu leur mentir? se demande Merolico, et une crampe lui traverse le ventre : au moins la lumière et le feu reviendront, s'entête-t-il, puis il se revoit là-bas dans la forêt qui divise en deux les terres dévastées, en train de brûler un hameau et ses habitants, prisonniers de leurs maisons.
De plus en plus étonnés et effrayés, Encanecido et Tenido observent la démarche assurée de Morelico et le voient aussi s'adresser aux moignons qu'il transporte : les deux frères ne savent pas, ne peuvent pas imaginer qu'en plus de parler aux bouts de cadavres qu'un peu plus tôt il a découpés, le plus vieux d'entre tous les sans-ombre interpelle aussi son propre destin - Le passé nous attend toujours un peu plus loin, devant."

Note finale
4/5
(excellent)

lundi 28 août 2017

La douleur du géant, Diekoye Oyeyinka

Je poursuis mes incursions dans la littérature africaine avec le deuxième roman d'un jeune écrivain nigérian prometteur, Diekoye Oyeyinka. L'auteur a fait des études plutôt élitistes, a vécu sur plusieurs continents, et a travaillé à l'ONU avant de revenir dans son pays natal et de s'y établir pour écrire. Un parcours intéressant, qui m'a rendu naturellement curieuse : que pouvait dire de son pays (car c'est ce que met en avant le synopsis du livre) un jeune homme ayant surtout vécu à l'étranger et dont on pourrait suspecter qu'il soit relativement éloigné de la réalité quotidienne vécue par les Nigérians au cours des dernières décennies? C'est cette question en tête que j'ai abordé la lecture...


Libres pensées...

Opkopio, dit Seun, a quitté le Nigéria pour faire ses études en Angleterre puis aux Etats-Unis. Des années plus tard, il retourne dans son pays natal, et retranscrit la trajectoire de certains de ses proches, incarnant l’histoire récente du Nigéria. Il raconte ainsi le passé de Tonton, d’Emeka, et de Aïsha, et à travers eux, évoque la violence et l’arbitraire du pouvoir, la figure actuelle de cette société patriarcale, la place faite aux femmes, les espoirs déçus des générations successives.

Le roman n’est pas sans évoquer des œuvres de référence comme Tout s’effondre (qui est d’ailleurs mentionné) ou, parmi la littérature nigériane plus récente, L’hibiscus pourpre de Chimamanda Ngozi Adichie.

A travers le parcours de quelques personnages hauts en couleurs (en particulier Emeka, l’ami de Tonton Dopalo), l’auteur présente les revers rencontrés dans l’histoire récente du Nigéria, les arrestations et détentions arbitraires ainsi que les conditions de détention.
Je me suis parfois perdue entre les différents protagonistes, l'auteur alternant des épisodes relatifs à leur vie. Néanmoins, grâce au style riche et par moment oral, le récit est rythmé, et la progression est sensible à travers certaines zones d'ombre trouvant résolution au fil des pages.

Pour un lecteur occidental basique comme votre serviteuse, l'exotisme émane bien sûr du récit, qui aborde des mœurs nigérianes, mais ce sont surtout les relations entre les personnages et l’agitation qui règne dans le pays et se décline au fil du temps qui retiennent l’intérêt.

Ainsi, le talent de l'auteur réside principalement, à mon sens, dans cet art de raconter des situations individuelles incarnant un contexte social et politique plus général, d’un point de vue intime.
Ainsi, la complexité des relations familiales et sentimentales se superpose aux mutations sociales et économiques observées.
Par ailleurs, on devine une part d'autofiction, le personnage d'Opkopio présentant des similitudes objectives évidentes, dans son parcours, avec l'auteur. Cette approche permet d'adopter un œil à la fois extérieur et intérieur, ce qui apporte de la profondeur et de la perspective au récit.

La douleur du géant s'inscrit dans le sillon laissé par les grands romans nigérians, témoignant d'une époque précise, et s'appuyant sur les codes d'une littérature éprouvée, mêlant un style littéraire et un style oral, restituant la grande variété du langage comme reflet de la société. 

Pour vous si...
  • Vous vous intéressez à la littérature nigériane...
  • ...ou à l'histoire récente du Nigéria.
  • A défaut, vous seriez juste partant pour un bon livre. 

Morceaux choisis

"Il existe peu de personnes comparables à une tantine nigériane et Mme Folayo incarnait cette rare espèce. Ces femmes veillent sur vous comme une mère, vous écoutent comme une amie, se montrent excessivement généreuses, ne vous grondent que lorsque c'est nécessaire et soutiennent toutes vos idées, aussi extravagantes soient-elles, parce qu'elles sont fières de vous comme le serait un père, et n'ont pas l'obligation d'assumer la lourde responsabilité de vos échecs."

"Je décidai finalement de me renseigner sur la guerre du Biafra au cours de ma première année à l'université de Georgetown, lorsqu'un de mes amis lança sur le ton de la plaisanterie :
"Tu devrais finir ton assiette : pense aux petits Biafrais qui meurent de faim!"
[...] Pourquoi en parlait-on si peu? C'était comme si l'événement le plus important de toute l'histoire nigériane ne s'était jamais produit."

"J'ai souvent assimilé le destin de Tonton à celui qu'aurait connu le Nigeria si son histoire avait suivi le cours normal des choses, si on avait accordé une chance aux personnes compétentes prêts à s'engager. Peut-être la voix du pays n'aurait-elle pas été aussi forte que voulu, mais on l'aurait au moins entendue. Lorsque j'écoutai le récit d'Emeka, je compris quel chemin le pays avait finalement suivi : une série de dictatures infantilisantes n'avait cessé de freiner le Nigeria, aboutissant au statu quo."

"Au bord des flots noirs, je constatai qu'une cicatrice est le plus bel hommage qu'on puisse rendre à une blessure."


Note finale
4/5
(excellent)

jeudi 24 août 2017

Le palais du paon, Wilson Harris

Cet été, vous êtes peut-être tombé·e·s sur cette infographie, détaillant 150 "iconic books" dans de nombreux pays du monde. En ce qui me concerne, cela a été l'occasion de constater que nombre des auteurs et romans cités m'étaient inconnus, ce qui est toujours à la fois excitant - que d'heureuses perspectives! - et démoralisant - je n'aurais jamais le temps de lire tout ça / je suis inculte. 
Conséquence immédiate : ma PAL s'est soudainement enrichie de noms aux sonorités exotiques. 
Le palais du paon était présenté comme un ouvrage "iconic" associé à la Guyane, j'ai décidé de commencer par là.


Libres pensées...

Un groupe hétéroclite d'aventuriers part dans la forêt amazonienne à la recherche du palais du paon, un lieu mystérieux qui fait figure d'Eldorado.

En débutant la lecture du Palais du paon, il n'est pas aisé de se figurer où l'on se trouve, et qui sont vraiment les personnages en présence. A mon sens, le récit marque par sa poésie, et les nombreuses évocations dont il est tissé, mais à l'instar de certains textes de Nerval par exemple (dans un ton complètement différent), on ne sait jamais véritablement où se trouve la frontière entre le réel et l'imaginaire.

Car les forces de la nature sont personnifiées, ou plutôt, déifiées, et semblent bien réelles, car elles influencent le cours des événements, et le sort des personnages de chair et d'os.
Par ailleurs, la langue se prête à cette atmosphère étrange, brumeuse, tressée d'onirisme, à la limite du mysticisme, elle berce comme un bateau, suit son propre rythme, élève ses propres images. Les descriptions, très poétiques et littéraires, tranchent avec l'oralité des dialogues, qui ancrent le récit dans une réalité physique et bien souvent, dangereuse.

A travers cette quête qui s'apparente à un récit initiatique, dans laquelle les protagonistes vont affronter jusqu'à la mort, l'auteur aborde les thèmes du voyage et de l'identité, conduisant le lecteur à aller au-delà du signifiant du texte, à déceler la part de magie qui apporte du sens (l'auteur étant proche du courant du réalisme magique, qui se développe à l'époque en Amérique du sud).

Le leitmotiv de la vue, de l'oeil sain et de l'oeil aveugle, ajoute à la poésie du roman, et n'est pas sans évoquer le poème d'Hugo, La conscience. Non que l'auteur s'en soit inspiré particulièrement, je pense, mais en ayant le poème à l'esprit, on appréhende l'intrigue sous un oeil encore nouveau (justement).

Bref, Le palais du paon est un récit qui m'a déroutée, mais qui se distingue par sa richesse et son style.

Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte du réalisme magique

Morceaux choisis

"Dans cette lumière, il semblait que la lumière de tous les jours et de toutes les nuits passées sur la terre avait disparu. La lumière de notre âme connaissait sa première aube."

"Une seule pensée l'arrimait toujours à l’échafaudage : c'était la clarté implacable avec laquelle il regardait en lui, avec laquelle il voyait que, de sa vie, il n'avait jamais aimé que lui. De toute la force de son repentir, il braque son œil aveugle sur cette étoile, sur ce reflet minuscule, comme on contemplerait au vide de soi-même l'amour et l'instinct de conservation bien plus forts et qui ont fait l'univers."

Note finale
3/5
(cool)

mercredi 23 août 2017

No women's land, Camilla Panhard

Je quitte la fiction pour reprendre le chemin de l'Amérique latine, et aller, aux côtés d'une journaliste particulièrement engagée, à la rencontre des femmes qui fuient leur pays et tâchent de rallier les Etats-Unis. 


Libres pensées...

No women's land ressemble au journal de bord de l'auteur, partie sur la route aux côtés de migrantes fuyant des conditions de vie difficilement imaginables. Le long de son périple, elle recueille des témoignages, des histoires, des anecdotes qui donnent un aperçu des raisons pour lesquelles ces femmes ont pris tous les risques, et de leur situation.

Car dans les pays d'où elles viennent, le Honduras, le Salvador, le Guatemala, ou même le Mexique, et dans les milieux dont elles sont issues, les femmes sont devenues des proies.
Au Mexique, les petites filles et les adolescentes disparaissent du jour au lendemain sur le trajet de l'école, leurs corps sont retrouvés sans vie, martyrisés, dans des terrains vagues, lorsqu'ils sont retrouvés. Ces disparitions n'émeuvent personne, ni les autorités locales, ni l'opinion internationale, et ces femmes sont abandonnées à leur sort, si bien qu'il ne leur reste parfois qu'à fuir vers le nord. Mais le chemin est semé d’embûches, les passeurs sont nombreux à trahir, à les violer, à les vendre, à les tuer. Parmi ces femmes, beaucoup, entre deux refuges, sont enlevées, laissant leurs familles dans l'ignorance complète de leur sort.

Les témoignages livrés sont terrifiants. L'auteur parvient à engager une prise de conscience sur la situation des femmes qu'elle rencontre au travers des détails qui les rendent réelles, le cahier noirci de citations de l'une, un vêtement d'une autre... Et, en fin de course, le constat qu'aucune n'est arrivée à bon port, enlevée ou tuée en route. Ces femmes ont des noms, des histoires dont l'auteur retrace les bribes qu'elle a pu récolter, tâchant de laisser une trace quelque part de ces petites existences, dont nul ne se soucie, dignes des films les plus sordides.

L'auteur fait référence aux faits survenus à Ciudad Juarez il y a des années, ces disparitions très nombreuses de femmes qui n'obtenaient pas justice, et tombaient dans l'oubli. La situation, d'après ses observations, s'est désormais répandue, et les rapts de femmes sont monnaie courante, une marchandisation des femmes s'est instaurée qui enrichit ceux qui l'orchestrent, et fait, estime-t-on, des centaines, voire des milliers de victimes.

Ces femmes pauvres et sans appui continuent néanmoins à tenter de s'enfuir, animées par l'espoir d'une vie meilleure qui serait possible pour elles, quelque part, l'espoir que leurs enfants pourraient grandir dans de meilleures conditions, être nourris à leur faim, avoir un avenir. Un espoir suffisamment universel pour ne pas y être insensible.

Ayant lu récemment Les terres dévastées (un des grands titres de la rentrée littéraire, dont je vous parlerai dans quelques jours), un lien s'est naturellement tissé, car un écho est là, réel, attestant que ce qui est relaté dépasse la fiction ou le fait divers isolé.

De nouveau, je me retrouve confrontée à la question qui, dans les pays comme la France, est celle de notre siècle, j'ai l'impression : que faire, une fois que l'on sait cela? Peut-on agir? Est-il suffisant d'en parler, de partager l'information? En espérant que, de fil en aiguille, la parole atteigne des interlocuteurs qui, eux, agiront pour de bon?
Le livre de Camilla Panhard est de ceux qui enlèvent à leurs lecteurs un petit bout d'humanité. La lecture est à la fois impérieuse et nocive. Mais si l'on nous reproche un jour d'avoir été contemporains de ces faits, et de n'avoir rien fait, savoir de quoi il en retourne est déjà un premier pas, n'est-ce pas? 

Pour vous si...
  • Vous aviez été choqué·e en apprenant l'histoire des disparues de Juarez ;
  • Vous préférez savoir, plutôt que de vivre dans l'ignorance et l'illusion d'un monde heureux.

Morceaux choisis

"Dans cette ville frontière où le couvre-feu s'installe spontanément à 16h, les Zetas recrutent ouvertement par petites annonces : Ex-soldat ou militaire en service, si tu en as marre de ton salaire de misère et de te nourrir de soupes en sachet, rejoins-nous.
Sur la place principale, les passeurs vendent les migrants au cartel par lots."

"Chez les hommes, la misogynie résiste à la lime des expériences les plus extrêmes."

"Amador voudrait qu'en terminale ses élèves puissent dire à haute voix ce qu'ils ont subi. Qu'ils puissent réfléchir, débattre, revendiquer. En écoutant certains témoignages, c'est bien ce que j'ai ressenti : un recul, une force et un élan pour affronter le no woman's land de chaque jour.
_Je veux leur laisser des outils pour qu'ils puissent se sortir de cet environnement empoisonné, surtout les filles. Ah, elles sont pauvres, d'origine indienne, on peut les violer, les faire disparaître, tout le monde s'en fout! On les appelle les crevardes, les ramasseuses d'os. J'ai trois ans pour leur redonner confiance."

"Aujourd'hui, le modus operandi de la ville frontière se répète un peu partout. On ne parle plus de désaxés mais de couloir de la traite, on ne cherche plus à connaître les visages des victimes ni celui des bourreaux. Même Norma Andrade me surprend. Il y a une décennie, elle disait se battre pour sa fille mais aussi pour que les femmes puissent marcher librement dans la rue. Pendant la conférence, elle avertit juste les adolescentes de ne pas se laisser distraire par leur smartphone en marchant."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 22 août 2017

Le pingouin, Andreï Kourkov

Le moyen le plus sûr de dégoter de bonnes nouvelles lectures, je ne vous apprends rien, reste encore, à mon humble avis, le bouche-à-oreille. Sans ajouter que cela présente l'intérêt non négligeable de vous éclairer sur votre entourage, en partageant (ou pas) leurs goûts. Le pingouin m'ayant été chaudement recommandé, je me suis empressée de le dénicher pour le lire. 


Libres pensées...

En Ukraine, Victor est un journaliste sans emploi qui, après le départ de sa compagne, a adopté un pingouin donné par le zoo cherchant à s'en débarrasser, afin de conjurer sa solitude. Mais le pingouin, Micha, semble parfois triste et neurasthénique. Un beau jour, Victor se voit proposer un travail par un journal où il avait envoyé une de ses nouvelles : on lui demande de rédiger des nécrologies de personnalités actuellement vivantes. Il dresse une liste de noms assortis de petites croix, qu'il coche consciencieusement les unes après les autres, à mesure que ses travaux progressent, lui permettant d'améliorer sensiblement son quotidien ainsi que celui de Micha. Jusqu'à ce que certaines de ces personnalités meurent brutalement, et conduisent Victor à s'interroger sur la véritable nature de son travail.

Le roman d'Andreï Kourkov est jubilatoire!
L'auteur mêle avec brio une intrigue cocasse et bien tricotée, des personnages attachants, dont certains relativement improbables (on n'a pas tous les jours l'occasion de croiser un protagoniste qui est un pingouin), mais avec lesquels le lecteur peut néanmoins tisser une connivence (les questions que se pose Victor sur sa vie, alors qu'elle est assez particulière, ne sont pas très éloignées de celles qui occupent tout un chacun), et une écriture fluide.

En outre, le tout est original, sort des sentiers battus, ce qui renforce la curiosité du lecteur : que peut-il bien advenir à un pingouin dépressif dans le centre-ville de Kiev? Comment Victor va-t-il bien pouvoir se dépêtrer de la situation dans laquelle il s'est joyeusement mis? L'intrigue peut sembler un peu rocambolesque, mais est habilement servie par l'art du récit que l'auteur maîtrise, et qui rend l'illusion parfaite. Par ailleurs, le choix du cadre (Kiev dans les années post-soviétiques) suffit à instiller une atmosphère qui nourrit la suspicion, une sorte d'inquiétude de fond (merci les films américains qui nous ont abreuvés de méfiance à l'égard de tout ce qui est vaguement rouge, ou l'a été, ou pourrait l'être), alimentant en cela le sentiment qu'une menace rode autour de Victor et de son pingouin.

Car si l'aspect humoristique du roman est le plus visible, il est difficile de ne pas voir, en filigrane, une satire mettant en exergue le sort fait à certaines professions intellectuelles dans les pays sous influence soviétique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (pour une approche moins second degré, je vous invite à lire Les âmes rouges de Paul Greveillac, dont la chronique est accessible ici) et la violence ambiante ainsi que les rouages à l'oeuvre dans lesquels sont pris les individus malgré eux lorsqu'ils approchent les organes du pouvoir (ici, la presse).

Le pingouin est donc à la fois un roman drôle et divertissant, et dans lequel on peut néanmoins deviner un deuxième niveau de lecture, qui fait, cette fois, froid dans le dos...


Pour vous si...
  • Vous en avez marre des personnages de roman trop classiques, et aimeriez un peu plus d'audace
  • Vous êtes du genre à faire des listes

Morceaux choisis

"Il pensait alors qu'il avait tout ce qu'il faut pour mener une existence normale : une femme, un enfant, un animal de compagnie. La fusion de ces quatre éléments restait artificielle, il en était conscient, mais rejetait cette idée au profit de son bien-être et de cette illusion provisoire de bonheur. [...] La simple succession de la béatitude nocturne et du retour sur terre au réveil, la simple pérennité de cette succession semblaient démontrer qu'il était à la fois heureux et lucide. Donc, tout allait bien, et la vie valait la peine d'être vécue."

"L'existence est une route, et si on prend la tangente, elle est plus longue. Et là, le processus compte plus que le résultat, puisque l'aboutissement est toujours le même : la mort."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 21 août 2017

Un astronaute en bohême, Jaroslav Kalfar

Aujourd'hui, je vous parle du roman qui a le titre le plus aguicheur de toute la rentrée littéraire. A côté de Le courage qu'il faut aux rivières ou Bonjour, c'est l'infirmière, Jaroslav a su, en effet, tirer son épingle du lot. 


Libres pensées...

Jakub touche son rêve du doigt lorsqu’il est choisi par son pays, la République Tchèque, pour prendre part à une mission russe dans l’espace. Fils d’un ancien proche du régime communiste qui s’est soustrait à la comparution pour accusations de torture en disparaissant avec sa femme dans un accident, Jakub n’a eu de cesse d’œuvrer dans sa vie pour devenir quelqu’un de bien, et s’éloigner de la figure de son père. Mais la mission ne se déroule pas comme espéré : il apprend que sa femme Lenka le quitte, et bientôt, il découvre qu’il n’est pas seul à bord, et fait la connaissance de Hanus, un alien curieux et une oreille attentive pour discuter de toutes choses. Le vaisseau se retrouve néanmoins abîmé à la suite d’un choc, le condamnant à la mort, mais Jakub survit, et parvient à rejoindre la Terre, où il s’emploie à retrouver la trace de Lenka.

Le roman constitue une sorte d’objet littéraire non identifié, mêlant des genres différents, qui peuvent désarçonner le lecteur.
En effet, une partie se révèle plutôt historique, révélant des agissements indignes sous le régime communiste, le déroulement de la Révolution de Velours et le contrecoup pour ceux qui étaient auparavant du côté du pouvoir.
Pourtant, dès lors que la mission dans l’espace débute, la dimension fantastique, avec l’intervention de personnages aliens, prend le dessus, et brouille les repères du lecteur.

Les personnages intervenant dans le roman sont parfois difficiles à cerner,  à l’instar des grands parents de Jakub, de l’homme jadis torturé par son père, ou de Klara par exemple, dont Jakub fait la connaissance dans l’espace. Les personnages de Jakub et Lenka provoquent l’empathie de par leurs ambiguïtés et leurs désirs parfois paradoxaux.

Pour finir, si l’action fait progresser le récit d'apparence déstructurée, il est beaucoup question d’introspection de la part de Jakub, qui revisite son histoire en la racontant à Hanus, et s’interroge sur des thématiques philosophiques (l’amour, la mort, la solitude, l’ambition). Malgré mes suppositions initiales, j'ai découvert un récit mélancolique, laissant peu de place à l'humour (comme le laissait présager le titre).

Les rebondissements peuvent en outre créer une confusion, car si les conversations entre Jakub et Hanus sont abordables et intéressantes, il est malaisé de suivre l’intrigue entre la déclaration de la mort de Jakub et son retour sur terre, tant elle verse dans l’imaginaire.

Néanmoins, la dernière partie du livre apporte un apaisement, et des réponses pleines de sagesse aux préoccupations de Jakub.

Le roman de Kalfar ne ressemble à aucun autre, ce qui est intriguant, mais il peut, de par cette dimension hybride, peiner à trouver son public (en dépit de celui, évident, qui sera intrigué par le titre) : le lectorat amateur de fantastique n’y trouvera pas son compte car le fantastique n’est pas présent dans toute la première partie, et le lectorat plus sensible à la dimension historique et politique pourra être rebuté par l’évolution fantastique.

Le résultat, déroutant, constitue néanmoins une intéressante expérience de lecture!

Pour vous si...
  • Vous êtes prêt à vous engager pour un long voyage de solitude.
  • Vous n'avez rien contre les aliens. 
Morceaux choisis

"Je souris, mais refusai de rire. Ne jamais rire à haute voix à vos propres blagues, avait conseillé le Dr Kutak. C'est le signe certain d'un esprit qui se détériore."

"_Ah, un sceptique! J'adore les sceptiques. Ils maintiennent une démocratie honnête, mais ils ne pensent pas toujours les choses en grand. Pensez plus grand. Qu'est-ce qui fait un pays?
[...]
La grandeur d'une nation ne se définit pas par des abstractions, Jakub. Elle est définie par des images. Des histoires transmises oralement, par la télévision, immortalisées par l'internet, des histoires sur un nouveau parc en cours de construction, des sans-abri qu'on nourrit et des hommes mauvais arrêtés pour avoir volé des hommes bons. La grandeur d'une nation se niche dans ses symboles, ses gestes, ses actions sans précédent."

"Je voulais que quelqu'un me dise qu'il sait ce qu'il fait. Je voulais que quelqu'un revendique l'autorité."

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 18 août 2017

La mise à mort, Louis Aragon

Il y a longtemps que je ne vous ai pas fait le coup du classique du mois, n'est-il pas? Pour la rentrée, j'ai choisi un roman d'Aragon, dont il est fort possible que vous n'ayez jamais entendu parler, dans le cas contraire je vous salue bien bas. Une évocation par une soirée estivale m'a donné envie de me replonger dans la prose de l'ami Louis...


Libres pensées...

Avec La mise à mort, Aragon s'aventure dans le roman expérimental, en rupture avec l'oeuvre produite jusque-là, et cela se constate à travers la grande complexité du récit.
Cette complexité ne vient pas du vocabulaire ou de l'intrigue, qui sont en soi abordables, mais davantage de la forme, de la structure du roman, et de l'effet de miroir qui le sous-tend, et constitue une thématique récurrente.

L'histoire est celle d'un narrateur, et de ses doubles, amoureux d'une femme, appréhendée à travers plusieurs noms donnant le sentiment là aussi d'une pluralité de personnages.
Eux sont Alfred, Antoine, Anthoine, Pierre, Christian. Elle est Fougère, Ingeborg, Murmure, Bettina. Elsa, en filigranes, dont le nom n'est cité que trois fois, et qui pourtant hante les pages.
Fougère est cantatrice, Alfred l'aime passionnément, au point de tuer Anthoine, qui aime aussi Fougère.
L'intrigue débute lorsque le narrateur constate qu'il a perdu son reflet dans le miroir, alors qu'il écoutait chanter Fougère. De nombreuses digressions viennent ensuite parsemer le récit, également entrecoupé de nouvelles écrites par Anthoine Célèbre, compagnon de Fougère.

Dans La mise à mort, Aragon interroge à la fois la narration, le rapport entre l'auteur et ses doubles littéraires, et semble se complaire à se jouer du lecteur, qui peine à saisir les circonvolutions de sa pensée.
Le miroir incarne parfaitement l'intrigue : il faut parvenir à la toute fin du récit pour comprendre ce qui lie Alfred à Anthoine, et que le reflet perdu resurgisse.

Mais au-delà de la complexité de compréhension évidente provenant des différentes couches de narration, Aragon présente ses réflexions sur la jalousie, l'amour, l'identité, ainsi que sur le réalisme dont se réclame ardemment Anthoine Célèbre, et donc, en trame de fond, Aragon lui-même, et il s'agit là de passages d'une grande richesse pour le lecteur.

Car si la lecture est parfois chaotique, exigeante, malaisée, il règne dans le récit une mélancolie qui imprègne chaque page, jusqu'au lecteur lui-même, comprenant qu'à travers les figures des protagonistes, il est question de lui-même, il est question d'amour. La mise à mort est avant toute chose un grand roman d'amour, sublimé par la toute dernière phrase qui laisse à entendre dans quel gouffre le narrateur a sombré par amour.

Ainsi, en dépit de son abord aride, le roman mérite que l'on se donne la peine de le lire dans son entier, pour sa dimension expérimentale bien entendu - l'expérience est unique, vous pouvez m'en croire -, mais aussi pour cette poésie qui n'est jamais loin de la prose d'Aragon ; Aragon qui, quand on le lit, donne le sentiment que lui seul sait parler d'amour.

Pour terminer, je vous renvoie vers une émission datant de 1985, intéressante pour ceux qui feront le choix de partir à la conquête de La mise à mort :
http://www.louisaragon-elsatriolet.org/IMG/mp3/Le_masque_et_la_plume_La_mise_a_mort.mp3

Pour vous si...
  • Vous aimez l'aventure ;
  • Les grands noms ne vous font pas peur, ni les narrations complexes, après tout, vous êtes venu à bout de cent ans de solitude ;
  • Vous êtes un adepte des surnoms bien nazes.
Morceaux choisis

"Est-ce que Fougère m'aime? Elle m'aime, pour sûr. C'est-à-dire qu'elle aime une image de moi, qu'elle appelle Antoine. Elle a l'habitude de moi, elle se passerait peut-être difficilement de moi, peut-être, mais s'en passerait, par exemple s'il y avait conflit entre ma présence et son travail."

"Il y a beaucoup de gens qui chantent. Il y a de très grandes voix. Mais vous n'allez pas comparer. Les gens me l'envient, Fougère, pour son élégance, le goût, ce dont elle s'entoure, cet extraordinaire talent de donner vie aux choses. Comme dit mon vieil ami américain M.J., she is a home-maker. Et puis il y a ses yeux, ses grands yeux brusquement pleins de bleu à déborder, une coupe de ciel, tout le coquillage blanc en disparaît."

"Je dis qu'il n'y a rien de plus ignoble, de plus bas que cette démagogie du cocu, qui fait le succès des comédies. Je dis qu'il n'y a rien de plus haut, de plus noble en nous que cette jalousie, dont je prie qu'on m'épargne caricature, ou je vais sangloter devant vous. [...] Fou qui tranquillement croit jamais être aimé!"

"J'ai rêvé d'un pays où dans leurs bras rompus les hommes avaient repris la vie comme une biche blessée, où l'hiver défaisait le printemps, mais eux qui n'avaient qu'un manteau le déchiraient pour envelopper la tendresse des pousses, j'ai rêvé d'un pays qui avait mis au monde un enfant infirme appelé l'avenir...
[...] J'ai rêvé d'un pays tout le long de ma vie, un pays qui ressemble à la douceur d'aimer, à l'amère douceur d'aimer.
[...] Murmure, un temps viendra que nous ne serons plus ensemble.
[...] Murmure, un temps viendra que nous ne dormirons plus ensemble."

"La femme... je ne vais pas vous parler d'elle. Tout le monde la connaît, cette douceur charmante, que l'âge loin d'éteindre a rendu plus touchante encore. Je n'oserais vous parler de ses yeux.
[...] Demi-penché, qu'écoutait-il? Richter, ou simplement la présence d'Elsa?"

"Cette femme, c'est la musique même. La musique au sens qui dépasse le mot. La musique où nous puisons la connaissance autrement inatteignable, et qui n'est aux mots réductible. La musique, par quoi sont dépassés tous les rapports habituels que nous avons avec le monde. La musique, par où vue nous est donnée sur l'invisible, accès à ce qui n'a point d'accès."

"Je ne suis pas maître du cours intérieur des choses, du tour qu'elles vont prendre. Penser, pour l'homme, c'est toujours tomber... comme tomber, je veux dire : impossible de se rattraper, il faut aller jusqu'au bout de la chute, de l'enchaînement des idées, à la conclusion, au fond de l'abîme, on ne peut pas couper court."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 17 août 2017

La disparition de Josef Mengele, Olivier Guez

Poursuite de la découverte de la rentrée littéraire, avec un roman dont le titre fait déjà froid dans le dos, La disparition de Josef Mengele...
L'auteur est journaliste, a vécu aux quatre coins du globe, et nous entraîne sur les traces de l'Ange de la Mort. 


Libres pensées...

Dans une enquête minutieuse et néanmoins romancée, l'auteur revient sur la disparition de Josef Mengele, médecin à Auschwitz, à l'issue de la Seconde Guerre Mondiale, et les décennies qu'il a vécues libre en Amérique du Sud, jusqu'à sa mort en 1979.

On suit donc ses mouvements, son arrivée en Argentine, où il se rapproche du cercle Dürer, d'autres nazis en fuite qui ont gagné l'Amérique du Sud et vivent dans la nostalgie absolue du Troisième Reich, persuadés que les Allemands sont toujours attachés au nazisme qui a encore de beaux jours devant lui en dépit de la récente déconfiture. A plusieurs reprises, il va changer de pays, avec l'aide d'alliés qui le tiennent informés des recherches lancées en Europe, passant ainsi au Paraguay, puis au Brésil. Il épouse la veuve de son frère, sombre dans une paranoïa pas totalement injustifiée, échappe de justesse aux autorités à ses trousses plusieurs fois, vit reclus dans une ferme pendant des années auprès d'une famille qu'il paie grassement pour ses services.
Toujours à l'affût, il passe ses journées à cultiver les souvenirs de sa grandeur passée, et à se plaindre de ses congénères. Alors qu'il est un vieil homme, il essaie par tous les moyens de convaincre son fils de lui rendre visite, mais même lors de cette ultime confrontation, il ne montre aucun remords, et continue à vouer admiration et respect à l'entreprise menée par Hitler, à laquelle il est fier d'avoir contribué, parlant d'un autre temps dont son fils ne peut rien comprendre.

La lecture du roman est haletante, l'auteur parvenant habilement à restituer l'appréhension dans laquelle vit Mengele, craignant que ses détracteurs ne trouvent sa trace et qu'il ne fasse l'objet d'un procès. Le lecteur observe un homme défait, en fuite, frustré de ne pas obtenir la reconnaissance dont il a toujours été avide, qui agit et pense comme un homme incompris.
Il est fascinant de voir le personnage incapable de se confronter à ses actes, maintenant la même posture et ressassant les mêmes arguments lorsqu'un tiers lui demande des comptes, à l'instar de son propre fils.

Le comportement de ses proches donne aussi à réfléchir; car si certains désavouent les actes de Mengele qu'ils ignoraient, ils maintiennent néanmoins le secret sur sa localisation, et il faudra des années avant qu'ils ne révèlent l'endroit où il repose, longtemps après sa mort.

L'écriture, journalistique, facilite une immersion rapide, et rend le récit abordable, ce qui se prête au sujet, dans la mesure où la figure de Mengele exerce une certaine fascination populaire, incarnant si parfaitement le mal, l'horreur, l'inhumanité.
Le fait qu'il ait pu échapper des décennies durant à la justice renforce son mythe, et en cela, la démarche de l'auteur est salutaire, car elle lui rend figure humaine (si l'on peut dire...), dévoilant ses manigances pour se tenir à l'abri des autorités, et montrant un homme rance, aigri, égoïste, persévérant dans ses convictions car il n'a pas d'autre échappatoire pour vivre avec lui-même.
Un homme, en fin de compte, qui inspire un grand mépris. 

Pour vous si...
  • Vous n'aimez pas qu'un mystère reste irrésolu ;
  • Cela dit, vous n'êtes pas trop à cheval non plus sur les happy endings, où les méchants sont punis et les gentils heureux jusqu'à la fin des temps. 

Morceaux choisis

"Les hommes du cercle Dürer ne croient pas à la "démocratie" imposée par les Alliés. Leur patrie adorée n'a pas changé d'un coup de baguette magique, c'est impossible. Ils suivent l'actualité et la commentent dans leur revue dont le tirage ne cesse d'augmenter, malgré la censure et les interdictions. Ils savent que leurs compatriotes sont nostalgiques de l'Empire wilhelmien et des premières années du Troisième Reich, qu'ils ne croient pas aux "atrocités" perpétrées dans les camps et qu'ils ont crié à la vengeance des vainqueurs après les procès de Nuremberg. Ils en sont convaincus, les Allemands n'ont pas désavoué le nazisme. [...] Si la planète ne s'était pas liguée contre l'Allemagne, le nazisme serait toujours au pouvoir."

"[1956] Le monde découvre peu à peu l'extermination des juifs d'Europe. De plus en plus de livres, d'articles, de documentaires sont consacrés aux camps de concentration et d'extermination nazis. [...] On parle de crimes contre l'humanité, de solution finale, de six millions de juifs assassinés.
Le cercle Dürer nie ce chiffre. Il se félicite de l'entreprise d'extermination mais n'évalue qu'à trois cent soixante-cinq mille le nombre de victimes juives ; il dément les meurtres de masse, les camions et les chambres à gaz ; les six millions ne sont qu'une falsification de l'Histoire, une énième manigance du sionisme mondial afin de culpabiliser et d'abattre l'Allemagne après lui avoir déclaré la guerre et infligé des destructions épouvantables."

"Mengele, ou l'histoire d'un homme sans scrupules à l'âme verrouillée, que percute une idéologie venimeuse et mortifère dans une société bouleversée par l'irruption de la modernité. Elle n'a aucune difficulté à séduire le jeune médecin ambitieux, à abuser de ses penchants médiocres, la vanité, la jalousie, l'argent, jusqu'à l'inciter à commettre des crimes abjects et à les justifier. Toutes les deux ou trois générations, lorsque la mémoire s'étiole et que les derniers témoins des massacres précédents disparaissent, la raison s'éclipse et des hommes reviennent propager le mal."

Note finale
4/5
(très bon)

mercredi 16 août 2017

Faut-il manger les animaux? Jonathan Safran Foer

Nombre Premier m'avait recommandé de longue date ce livre de Jonathan Safran Foer, que j'avais découvert dans Extrêmement fort et incroyablement près, et qui s'aventure ici dans un registre très différent, dont le titre est en soi parlant et très représentatif du sujet abordé.


Libres pensées...

Je vis à Paris (ou juste à côté, pour les puristes), et viens du sud ouest, d'une région que l'on pourrait qualifier de très rurale sans prendre trop de risques, et ma famille y est aujourd'hui encore majoritairement implantée (en dépit de mes nombreuses tentatives, parfois fourbes, pour convaincre l'un ou l'autre de venir m'aider à conquérir Paris). Depuis quelques années, dans la capitale, le phénomène végétarien puis vegan ont pris de l'ampleur, et je me disais pour moi-même qu'il s'agissait d'une tendance que l'on pouvait rapprocher de la population bobo et hipster, une sorte de coquetterie, une façon de se distinguer, d'afficher une certaine image. Quelque chose qui n'était, donc, pas trop pour moi (vu que j'étais occupée à conquérir Paris, on ne conquiert pas grand chose à coups de brocolis).

Et puis, j'ai eu la surprise d'apprendre que ma petite sœur avait choisi de devenir végétarienne (entraînant de près mon autre petite sœur, ce truc-là semble faire des émules). Ma petite sœur à moi, qui n'a rien de bobo ou de hipster, qui voue un amour immodéré aux plantes (je suspecte qu'elle leur parle) et avec laquelle j'ai toujours partagé le même genre de complexe alimentaire inavouable (consistant à se ruer sur la bouffe en toute circonstance au cas où il n'en reste plus, une caractéristique familiale que j'attribue à la dimension famille nombreuse, mais il semblerait que d'autres personnes issues de larges fratries se conduisent bien, donc le problème doit être ailleurs).

De fil en aiguille, et parce que le sort aime bien l'ironie, j'ai rencontré, dans d'autres cercles, d'autres végétariens, qui avaient en commun avec ma sœur, outre ce régime alimentaire, un comportement auquel je ne m'attendais pas : une certaine sérénité dans la façon dont ils parlaient de leurs convictions, et aucune véhémence à mon égard. J'étais persuadée (qui sait d'où l'idée m'est venue) qu'un végétarien était une sorte d'illuminé vaguement hystérique, cherchant à tout prix à convaincre son entourage du bien-fondé de sa démarche et à l'y convertir, pour faire des supers repas entre végétariens et se congratuler de son excellente influence et de sa bonne action pour la paix entre les espèces. Forcément, je me suis trouvée fort déroutée face à des végétariens qui ne mentionnaient pas spontanément leur choix, ni ne se montraient enclins à juger le mien ou désireux de me faire changer d'avis. Finalement, il m'est apparu que c'était même plutôt les non végétariens qui, autour, se sentaient menacés dans leurs propres pratiques, et qui pouvaient se montrer véhéments à leur encontre, sans élément déclencheur particulier.

Sans être la meilleure amie des bêtes, je suis sensible à la question résumée par Jonathan Safran Foer, à laquelle je me suis bien gardée, jusqu'à présent, d'apporter une réponse. Une sensibilité qui m'a certainement conduite, plus ou moins consciemment, à lire des romans qui abordaient ce sujet : Défaite des maîtres et possesseurs, ou Règne animal, en sont de bons exemples. Le terrain était donc propice, mûr, pour accueillir la lecture de Faut-il manger les animaux?
Parce que je suis toujours surprise de voir à quel point il est socialement ancré qu'il est inadmissible de montrer le moindre signe de violence envers les animaux domestiques (comme l'indique ce fait divers récent), alors que nous mangeons régulièrement, notamment par le biais du fast food, des animaux dont il est de plus en plus difficile de se convaincre qu'ils ont été élevés et abattus dans des conditions décentes, pratiques que nous cautionnons par ce biais (car les éleveurs industriels agissent avant tout selon une logique financière, et répondent à ce que les consommateurs demandent, à savoir, de la viande pas chère en abondance).

La démarche de l'auteur part de la naissance de son fils, qui l'a entraîné à s'interroger sur lui-même, sur ses actes, et l'a amené vers la question qui sous-tend son livre. Son approche est donc à la fois humble et persévérante, car il va aller à la rencontre de nombreux éleveurs, afin d'étayer ses recherches et de ne pas fournir uniquement des chiffres, qui sont déjà très parlants.
Les entretiens menés, et les réflexions qu'ils génèrent, sont entrecoupés d'épisodes de sa vie que l'auteur relate, et qui apportent une perspective, aident à comprendre comment ce projet s'inscrit dans sa vie - et, par extension, dans la nôtre, car certaines questions sont de l'ordre de celles que tout un chacun s'est déjà posé, facilitant une proximité.

La base documentaire rassemblée par l'auteur est très étoffée, et l'on devine une intention sincère de disposer de données exhaustives pour une réflexion et un choix importants. Egalement, cela permet de prévenir toute objection visant à décrédibiliser la démarche de l'auteur qui s'appuierait sur une accusation d'utiliser des données parcellaires. Ainsi, l'auteur exploite des études, des témoignages, des livres, mène ses propres interviews, rendant ses recherches solides.

Ainsi, l'auteur interroge la frontière entre les animaux domestiques et les animaux que nous mangeons, et souligne le relativisme culturel qui se trouve là : il est inimaginable de manger de la vache en Inde, où l'on peut manger du chien, ou du chien en France, où l'on mange les vaches. La conclusion tirée est que la protection apportée à un animal ne découle pas d'un loi de la nature, mais des histoires que les peuples se racontent sur son compte. De même, il n'est pas pertinent d'utiliser le critère des capacités mentales, car les poissons et certains oiseaux sont en réalité dotés de capacités qui excèdent celles d'animaux de compagnie.

Rapidement, le propos de l'auteur se centre sur la pratique qui s'oppose le plus frontalement à l'éthique : l'élevage industriel. La définition qu'il en donne est la suivante : "il s'agit d'un système de production intensive et industrialisée dans lequel les animaux sont génétiquement manipulés, contraints à une mobilité réduite et nourris à l'aide d'aliments non naturels."

Dans son approche philosophique, l'auteur fait le lien entre la relation aux animaux et la honte, mais aussi l'oubli. Il évoque la honte comme "le travail de la mémoire contre l'oubli", donnant l'exemple des poissons, dont la chair ingérée est vite oubliée, mais que l'on peut se sentir coupable de manger (comme d'autres animaux).

Autre domaine d'investigation de l'auteur : le lien entre l'élevage industriel et les préoccupations environnementales. En soulignant que le secteur de l'élevage industriel participe au réchauffement planétaire pour 40% de plus que l'ensemble des transports dans le monde, et qu'il s'agit de la première cause du changement climatique, il nous fait prendre conscience de l'impact de ce qui nous semble pourtant solidement ancré dans notre culture, et nous conduit à réaliser le prix de cette pratique consistant à manger de la viande issue de l'élevage industriel.

Un argument que l'on pourrait opposer réside dans le biais culturel inhérent à la démarche de l'auteur: les données utilisées sont propres au marché américain. Néanmoins, nous sommes tous concernés par l'élevage industriel, dans la mesure où la viande que nous mangeons provient souvent d'élevages situés à l'étranger, et quand bien même elle serait d'origine locale, l'auteur démontre que les petits éleveurs eux-mêmes ont parfois des pratiques d'élevage que l'on pourrait juger d'éthiquement contestables, et qu'en complément, leur action se limite aux conditions d'élevage mais non d'abattage des animaux, qui est du ressort des abattoirs.

Les éléments les plus choquants, au-delà des chiffres, sont issus des témoignages de ceux qui ont travaillé dans des abattoirs, et qui décrivent le sadisme, la violence, la cruauté dont sont victimes les animaux tués pour la consommation. Car l'analyse repose sur les deux volets : les conditions de vie des animaux, et les conditions dans lesquelles on les tue. Bien souvent, ces deux volets, à en croire les témoignages, sont abjects, et indignes.
Néanmoins, il serait trop facile de blâmer les entreprises en cause, car l'élevage industriel a des objectifs de rendement, répond à un marché, à des consommateurs, à savoir : nous.
Il est avancé que de telles pratiques sont nécessaires pour produire les volumes de viande attendus par les consommateurs, et qu'il serait impossible, pour des petits éleveurs soucieux de la qualité de vie et de mort de leurs bêtes, de nourrir tous les consommateurs dans les mêmes proportions qu'actuellement.
A ce stade, on comprend donc comment notre responsabilité individuelle s'imbrique et participe de ce processus peu à peu dévoilé, auquel on prend part depuis toujours (pour les plus jeunes d'entre nous), et dont on pouvait prétendre tout ignorer. Jusqu'à maintenant. Car une fois que l'on sait, il n'est plus possible de feindre encore l'ignorance, et notre choix se fait en toute conscience. Si nous continuons à manger de la viande issue de l'élevage industriel, il s'agit d'un véritable  choix, reposant sur une indifférence à l'égard des pratiques qui le sous-tendent.

Bien sûr, l'auteur a pu rencontrer et interviewer des petits éleveurs qui s'écartaient de ces pratiques, respectaient et même aimaient leurs animaux, et il nous décrit les conditions dans lesquelles ces bêtes-là sont élevées et tuées, qui n'ont effectivement rien à voir avec ce que l'on avait constaté dans les grands élevages industriels. Il est certainement plus acceptable de manger des animaux lorsqu'ils ont vécu dans de tels élevages, néanmoins, cela représente un coût plus important, et en outre, il n'est pas aisé de s'assurer de la provenance précise de la viande que nous mangeons, et d'être certains des conditions pratiquées dans chaque établissement. Raison pour laquelle, on le devine, l'auteur fait finalement le choix du végétarisme, opposant à ceux qui l'accusent de sentimentalisme qu'il est moins sentimental de se renseigner factuellement sur la chaîne de l'élevage et de faire un choix en toute conscience, renonçant pour cela à un plaisir facile - manger de la viande -, que de continuer à en manger en faisant tout pour ne pas savoir comment elle arrive jusqu'à notre assiette, par peur de devoir renoncer à ce plaisir égoïste.

Jonathan Safran Foer signe un livre coup de poing, qui invite le lecteur à la prise de conscience et à l'action, sans pour autant adopter un ton moralisateur ou véhément (à mon sens, les témoignages qu'il récolte le sont bien plus que sa propre parole toujours mesurée et laissant place au doute).
L'inconvénient, c'est qu'une fois lu, on ne peut plus faire semblant de ne pas savoir. A vous de voir ce que vous faites ensuite. 

Pour vous si...
  • Vous voulez faire vos choix en toute conscience ;
  • Vous avez renoncé à conquérir Paris, de toutes façons, c'est Paris qui viendra à vos pieds.

Morceaux choisis

"Ce qui est dingue, c'est que l'idée que les animaux puissent avoir des droits paraisse dingue aux yeux de la plupart. Nous vivons dans un monde où il est considéré normal de traiter un animal comme un bout de bois, et extrémiste de traiter un animal comme un animal.
[...] Quand nous nous convainquons que nous avons un plus grand droit à manger un animal qu'un animal à vivre sans souffrir, c'est malhonnête. [...] Regarde ce qu'en tant que société nous avons fait aux animaux dès que nous en avons eu la capacité technologique. Regarde ce qui se pratique réellement en matière de "bien-être animal" et de "conditions humaines d'élevage" et ensuite tu décideras si tu penses pouvoir continuer sans problème à manger de la viande." (extrait d'une interview)

"Lorsque nous mangeons de la viande issue de l'élevage industriel, nous nous nourrissons littéralement de chair torturée."

"En 1950, un ouvrier agricole fournissait 15.5 consommateurs. Aujourd'hui, le ratio est de 1 pour 40. [...] Les seuls emplois que produit l'élevage industriel sont soit des emplois administratifs, soit des postes non qualifiés, dangereux et mal rémunérés. Dans les élevages industriels, on ne trouve pas d'éleveurs."

"L'Amérique a été le théâtre de la destruction presque totale de l'infrastructure de base dont dépendaient les petits éleveurs de volailles. A un certain niveau, cela n'est que le résultat normal du processus par lequel les grandes entreprises accroissent leurs profits en veillant à priver leurs concurrents de l'accès à certaines ressources. [...] Ce qui est en jeu, c'est l'avenir d'un patrimoine éthique que des générations avant nous ont patiemment édifié."

"Nous ne pouvons pas plaider l'ignorance, seulement l'indifférence. Les générations d'aujourd'hui sont celles qui ont appris. Nous avons la charge, mais aussi la chance de vivre au moment où les critiques à l'encontre de l'élevage industriel se sont frayés un chemin dans la conscience populaire. C'est à nous que l'on pourra demander, à bon droit : Qu'est-ce que vous avez fait quand vous avez su la vérité sur le fait de manger les animaux?"

Note finale
4/5
(excellent)

mardi 15 août 2017

No home, Yaa Gyasi

Le premier roman de Yaa Gyasi fait parler de lui, depuis sa parution il y a un peu plus d'un an aux Etats-Unis, et l'accueil chaleureux qu'il y a reçu, conduisant à sa traduction dans de nombreuses langues et à l'attribution de prix reconnus (parmi lesquels un American Book Award très récemment).

Recommandé en outre par Nombre Premier, il ne pouvait que finir entre mes mains.


Libres pensées...

No home raconte l'histoire de deux sœurs qui ne se connaissent pas, Effia et Esi, et le destin de leur descendance, entre l'Afrique et l'Amérique, pris dans des siècles d'histoire.
Alors que certains, victimes de la traite négrière, sont déportés aux Etats-Unis, d'autres l'organisent, et sont les artisans du commerce d'esclaves au Ghana. Mais tout un pan de la famille semble bientôt frappé par une malédiction, se traduisant par l'infertilité et allant jusqu'à la folie.

Je choisis sciemment de ne pas trop vous en dire sur la trame de No home, d'abord parce qu'elle est foisonnante - on y suit la trajectoire de pas moins de sept générations sur trois siècles -, et ensuite, parce que vous allez lire ce livre, et que vous m'en voudriez de tout vous dévoiler par avance.

La plume de Yaa Gyasi est hypnotisante, elle a cette simplicité et cette franchise lumineuse qui fait du lecteur une partie prenante du récit, et se base sur l'art du conte dans lequel excellent les cultures africaines. Chaque personnage a sa singularité, ses nuances, et en dépit des traits hérités et de leur grand nombre, le lecteur parvient, à mon sens, à se repérer dans l'évolution du récit - quand bien même il lui arriverait de nourrir quelques doutes, un arbre généalogique orne les premières pages du livre, et tombe à point!

Le sujet de la traite négrière vu depuis le point de vue africain émerge, depuis quelques décennies, dans la littérature, à mesure que les auteurs africains trouvent une place sur la scène littéraire internationale. C'est le cas de Chinua Achebe et de son chef d'oeuvre Tout s'effondre, le thème était également abordé par Léonora Miano, ou Toni Morrison Outre-Atlantique. Yaa Gyasi apporte beaucoup en décrivant ici la diversité des postures au sein des sociétés africaines, depuis ceux qui, voyant l'opportunité représentée par l'esclavage, en ont fait commerce et se sont enrichis, jusqu'à ceux qui ont purement et simplement disparu, enlevés et vendus, avec, entre les deux, une grande diversité de comportements contribuant à la complexité de la lecture de ce qui semble aujourd'hui être l'une des plus grandes aberrations et l'une des plus grandes indignités de l'Histoire humaine.

Le rythme du récit est maîtrisé, chaque nouveau chapitre introduisant en général un personnage de la génération suivante, clôturant celui de son aïeul.

Bien que la toute dernière partie du roman soit peut-être peu réaliste, ce qui précède convainc, de par le fait qu'il n'y a pas de résolution au drame porté par chacun, et que certains personnages demeurent égarés, brisés, il n'est pas pour eux d'issue heureuse possible dans le contexte qui est le leur. A ce titre, l'illusion est parfaite, la fiction emporte le lecteur comme s'il s'agissait de voyager dans ces derniers siècles, entre deux continents, et en cela, la prise de conscience à laquelle conduit le roman au sujet des blessures infligées durablement, à l'échelle de plusieurs générations, par la traite négrière,
est d'autant plus profonde.

Chapeau bas pour ce premier roman aussi bon sur le plan littéraire qu'il est visiblement documenté, à côté duquel il serait bien dommage de passer...

Pour vous si...
  • Vous vous intéressez au sujet de la traite négrière et aux stigmates laissés aux descendants d'esclaves ;
  • Vous raffolez des fresques familiales.

Morceaux choisis

"Tu veux savoir ce qu'est la faiblesse? C'est de traiter quelqu'un comme s'il t'appartenait. La force est de savoir qu'il n'appartient qu'à lui-même."

"C'est ainsi qu'on vivait ici dans le bush : manger ou être mangé. Capturer ou être capturé. Se marier pour être protégé. Quey n'irait jamais dans le village de Cudjo. Il ne serait pas faible. Il faisait le commerce des esclaves, et cela imposait des sacrifices."

"C'est le problème de l'histoire. Nous ne pouvons pas connaître ce que nous n'avons ni vu ni entendu ni expérimenté par nous-mêmes. Nous sommes obligés de nous en remettre à la parole des autres. [...] Nous croyons celui qui a le pouvoir. C'est à lui qu'incombe d'écrire l'histoire. Aussi quand vous étudiez l'histoire, vous devez toujours vous demander : "Quel est celui dont je ne connais pas l'histoire? Quelle voix n'a pas pu s'exprimer?" Une fois que vous avez compris cela, c'est à vous de découvrir cette histoire. A ce moment-là seulement, vous commencerez à avoir une image plus claire, bien qu'encore imparfaite."

"Tu as toujours été plein de colère. Même enfant, tu étais en colère. Je te voyais me regarder comme si tu allais me tuer, et je ne savais pas pourquoi. Il m'a fallu du temps pour comprendre que tu étais né d'un homme qui pouvait choisir sa vie, mais que tu ne pourrais jamais choisir la tienne, et c'était comme si tu étais né en le sachant."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

lundi 14 août 2017

La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Christophe Guilluy

Je quitte ponctuellement le domaine de la fiction pour évoquer la lecture d'un essai paru en 2014, et écrit par Christophe Guilluy, géographe, dont les théories depuis les années 2010 ont reçu un certain écho dans le monde politique notamment, mais aussi des critiques.

Le titre est provoc à souhait, j'étais très curieuse de voir s'il serait question d'un condensé de phrases choc ou d'analyses sociologiques fondées... (le teasing, mesdames et messieurs, est à son comble!)

Pour l'anecdote, l'essai de Christophe Guilluy paru en 2010 Fractures françaises a notamment inspiré le documentaire La France en face, dans lequel on retrouve des thèmes communs et des témoignages qui ne laissent pas de marbre. 

Libres pensées...

Dans cet essai, l'auteur défend la thèse de l'existence d'une France périphérique enclavée et populaire, à laquelle s'opposerait une France des villes métropolitaines, concentrant les élites et les ressources, et qui serait la vitrine de la mondialisation heureuse. Selon lui, la France périphérique est celle des fragilités sociales et économiques, et regroupe la majorité invisible de la population française, et c'est cette France qu'il faut étudier pour comprendre les fractures sociales et le malaise démocratique qui s'ancre dans le pays.
Cette théorie vient supplanter celle plus communément admise de l'existence d'une classe moyenne large, qui se serait, selon l'auteur, étiolée depuis des années au point de ne plus avoir de réalité concrète, et d'une France des villes par opposition à une France des campagnes.

Pour démontrer le bien-fondé de sa théorie, l'auteur utilise la notion d'indicateur de fragilité sociale, fondé sur sept indicateurs en stock (ratio d'ouvriers dans la population active, ratio d'ouvriers ET employés dans la population active, pourcentage de temps partiels, pourcentage d'emplois précaires, pourcentages de chômeurs, pourcentage de propriétaires occupants précaires, pourcentage de revenus inférieurs à 18700 €) et un indicateur en dynamique (évolution de la proportion d'ouvriers et employés entre 1999 et 2010).
L'exercice conduit à classer dans la catégorie "populaires/fragiles" environ 70% des communes françaises, regroupant 64% de la population du pays. Il s'agit de la France des petites et moyennes villes et des zones rurales, à l'écart des métropoles.

Les métropoles, quant à elles, sont devenues des territoires clivés, où la gentrification s'est renforcée, et à ce titre, les inégalités sociales et culturelles. Peu à peu, ces métropoles se spécialisent dans les secteurs d'activité les mieux intégrés dans l'économie-monde, impliquant l'emploi d'un personnel très qualifié. Le constat est que ce modèle ne permet pas d'intégrer la part majoritaire de la population qui ne vit pas dans ces métropoles.

Les nouvelles classes populaires sont, selon l'auteur, transgénérationnelles, et sont actuellement marginalisées culturellement et géographiquement. Un fait intéressant à noter : la part des catégories populaires dans la population totale est relativement stable depuis les années 1960. Ainsi, le constat de la baisse du pourcentage d'ouvriers-employés dans les métropoles ne signifie pas que la catégorie sociologique a disparu, mais que ces populations se sont retrouvées mises à l'écart des métropoles, évincées, et ont dû se retrancher dans la France périphérique.

Du point de vue politique, il semble inévitable que la France des métropoles en vienne à s'opposer à la France périphérique, car les métropoles sont encore acquises aux partis historiquement majoritaires (UMP et PS), ce qui n'est plus le cas dans les campagnes. Il faut garder en tête que l'élection du candidat Macron à la Présidence du pays n'a pas encore eu lieu lorsque l'essai est publié, et que ce dernier peut aider à comprendre la dynamique à l'oeuvre depuis quelques décennies du point de vue des campagnes électorales successives.
L'auteur analyse ainsi que l'électorat frontiste qui se développe dans les classes populaires se positionne contre les classes dirigeantes, contre la mondialisation libérale et la société multiculturelle car, selon l'auteur, ce sont les classes populaires qui sont directement confrontées à ce multi-culturalisme imposé d'en haut, et qui doit construire une société qui fonctionne là où les élites sont à l'abri de toute promiscuité avec des communautés culturellement distinctes.
Ainsi, pour l'auteur, la mise en avant du "populisme" par les élites serait une façon de décrédibiliser les réactions et revendications des classes populaires, et de ne pas parler du rejet des classes dirigeantes de la part de ces classes populaires.

Analysant le phénomène de la mobilité, l'auteur met en avant le fait que ce soit surtout les classes dirigeantes qui bénéficient de la possibilité de mobilité, et que si tous se comportaient ainsi, cela occasionnerait une catastrophe écologique notamment. Ainsi, les disparités entre classes sociales et entre territoires se creuseraient, y compris dans les modes de vie des uns et des autres.

L'auteur analyse enfin le rejet, par les classes populaires, de l'immigration, que l'on constate dans les enquêtes réalisées auprès de la population française. Selon lui, la cause vient de l'angoisse de devenir minoritaire sur un territoire donné. Ainsi, la domination culturelle d'un groupe majoritaire quel qu'il soit est le moteur de l'insécurité culturelle, domination que les classes dirigeantes évitent, et face à laquelle les classes populaires mettent en place des stratégies de séparation. Les classes populaires en viennent à rejeter l'Etat-Providence dont elles devraient pourtant être bénéficiaires, parce que, piloté par les élites, elles le soupçonnent de privilégier l'immigration plutôt qu'elles.

En conclusion, l'auteur met en avant une nécessaire implosion du système politique traditionnel et le renforcement / la création d'institutions plus locales pour permettre de représenter, et de donner la parole, aux classes populaires, ie la France périphérique.

Il n'est pas inintéressant de se pencher sur la dernière élection présidentielle en utilisant l'éclairage proposé par Christophe Guilluy. Car, si les partis traditionnels de l'UMP et du PS (historiquement le parti de la classe moyenne) ont connu une sévère déroute, laissant la place au FN et à un candidat a priori outsider pour accéder au second tour, il apparaît aujourd'hui que le candidat vainqueur est encore le candidat des classes dirigeantes, les mesures prises au cours des premiers mois de son mandat semblant aller dans le sens de la volonté de ces dernières, et de leur intérêt. Ce qui, immanquablement, devrait conduire à une nouvelle désillusion des classes populaires, et soulever la question des possibles alternatives, en particulier lors de la prochaine élection. Les classes populaires ayant le loisir de constater qu'elles sont encore les oubliées de la politique d'un candidat qui pourtant ne se réclamait de rien ni personne, et voulait incarner un renouveau, le risque est grand qu'elles se reportent plus massivement encore, dans cinq ans, sur le parti du FN...

Je vais laisser là ces sombres suppositions. L'essai de Christophe Guilluy m'a intéressée de par le prisme de lecture très direct et inhabituel qu'il propose, et il me semble que l'on peut en effet mieux comprendre certains enjeux en y ayant recours. Néanmoins, j'ai tendance à penser que la France périphérique dépeinte par l'auteur ne se comporte pas aujourd'hui en classe sociale identifiée, et recouvre une multitude de comportements et de réactions distincts. L'électorat "populaire" a pu, selon moi, se retrouver également dans l'alternative présentée par le candidat de la France insoumise, et pourrait se cristalliser sur d'autres possibilités susceptibles d'éclore d'ici la prochaine Présidentielle. Par ailleurs, la gifle assénée au PS devrait inéluctablement conduire à une refonte du parti, et une redéfinition de ses ambitions. Benoit Hamon, loin de se laisser décourager, a créé le mouvement du 1er juillet, et annonce la reconstruction d'une gauche "plus juste, plus démocratique et plus écologique".
Et, pour ce qui est de l'UMP, "le ventre est encore fécond..."... Bref, je m'égare!
J'espère que cette petite fiche vous aura donné envie d'explorer les thèses de Guilluy, qui forcent la réflexion y compris lorsqu'on ne partage pas les constats avancés par l'auteur ; pour ma part, j'envisage de me tourner vers la source, et de lire prochainement Fractures françaises qui est, je crois, son succès initial. A suivre!

Pour vous si...
  • Vous cherchez des clefs de lecture pour comprendre ce qu'il se passe en France depuis quelques décennies.
  • Quand vous observez l'actualité et les premières actions de Macron, vous avez un peu l'impression qu'on vous l'a fait à l'envers...