mercredi 2 août 2017

Le jour d'avant, Sorj Chalandon

Le grand retour de Sorj Chalandon...
Depuis 2015, je me languissais, une fois passé le contrecoup de Profession du père, qui m'avait laissé sonnée. 
L'auteur poursuit son chemin au cœur de la France invisible, en revenant sur un épisode mal connu (de ma personne) de l'histoire récente, à savoir la catastrophe survenue à Liévin, dans un bassin minier du Nord, en 1974. 


Libres pensées...

Michel a perdu son frère Jojo lors de l'accident survenu en 1974 à Liévin. Car Jojo était mineur, et est décédé des suites de la catastrophe.
Son père s'est suicidé peu après, laissant à Michel une note et une terrible injonction : "Venge-nous de la mine".
Après ces événements, Michel a tout quitté, est devenu chauffeur routier, a rencontré Cécile qu'il a épousé, et qui, des décennies plus tard, disparaît à son tour d'un cancer.
Demeuré seul, Michel décide de retourner dans le Nord, et d'accomplir la mission que lui a confié son père.

Le jour d'avant est un roman d'une extrême puissance. A plusieurs reprises, il change de nature, se transforme, ébranle son lecteur, et le laisse abasourdi.

En se saisissant de la catastrophe de 1974, l'auteur livre une peinture sociologique et historique impressionnante du monde minier, à une époque où la mine ne fait déjà presque plus partie de l'Histoire du pays. Le contexte est travaillé, nous plonge aux côtés des mineurs, de leur famille, de nombreux détails nous donnent l'impression d'appréhender au plus près ce qui a fait l'identité d'une région (si ce n'est du pays dans son entier), et qui a laissé de profondes séquelles.

A cet égard, en racontant Joseph, ses camarades, la catastrophe et son lendemain, l'auteur nous offre un roman social digne de ses plus illustres prédécesseurs - à un siècle d'écart, Germinal n'a jamais été aussi proche : le vocabulaire n'a guère changé, la misère et la fierté des mineurs a traversé les ans.

Et puis, alors que l'on a le souffle court et que l'on se tient frêle aux côtés de Michel face à son destin, tout s'arrête, tout se déforme, et l'on ne sait plus rien de ce que l'on a pourtant lu. Le roman social se transformerait presque en thriller juridique, on se retrouve dans un huis clos dérangeant, et l'on ne sait plus quoi penser.

A plusieurs reprises, l'auteur nous assomme ainsi, nous déroute, nous stupéfie. Nous met face à nos convictions, nous fait prendre conscience de leur fragilité, de notre disposition à croire ce que l'on veut nous montrer, à juger à l'emporte-pièce.

Avec Chalandon, l'humain est toujours infiniment plus complexe que ce qu'il n'y paraît. Les paradoxes se diluent dans la personnalité de ses personnages, les nuances leur donnent un relief qui se dessine peu à peu, et lui s'abstient de nous dicter nos pensées. Bien sûr, les apparences sont là, nous engagent dans une voie, mais la réalité les rattrape. Et ce sont nos propres contradictions qui apparaissent à la lumière du jour : qu'est-ce qu'une victime? Quel est le rôle de la loi? Le jugement n'est-il pas avant tout affaire d'émotion, se fondant avec légèreté sur l'éclairage qui est apporté par un avocat ou un autre?

J'ai retrouvé dans Le jour d'avant l'immense talent de Chalandon pour dire les mille fragments de la personnalité humaine, déjà présent dans Profession du père et Retour à Killybegs, sa maîtrise parfaite de la narration, comme dans Le quatrième mur, sa sensibilité et son intelligence, qui détournent le lecteur de toute facilité ou tout réflexe de pensée, pour le contraindre à s'interroger, à se reconnaître dans l'altérité.

Sans aucun doute l'un des grands romans de l'année. 

Pour vous si...
  • Vous aimez que l'on vous mène en bateau ;
  • Vous ne manqueriez un nouveau roman de Sorj pour rien au monde (et vous avez bien raison).

Morceaux choisis

"La Compagnie a accueilli ce fils de paysans. Le charbon avait gagné, la terre était défaite. Joseph Flavent, mon frère, est devenu mineur à vingt ans."

"Moi aussi, j'étais un ouvrier. Pour toujours. Paris ne changerait rien, je le savais. Mais il fallait que je quitte le bassin. Je ne voulais pas d'un horizon de terrils. De l'air âcre des cheminées. Je ne pouvais plus passer devant les grilles de la mine, croiser les gars sur leurs mobylettes."

"Tout le monde savait, en voyant la miche blanche dépasser du papier froissé, qu'un gamin grignotait son "pain d'alouette", comme l'appelaient les anciens. Les enfants le guettaient au retour du mineur. Ce n'était ni un goûter ni un repas, mais un moyen de partager sa journée au fond. Un délice et une fierté. Mordre dans ce pain voulait dire que le père était rentré, que le frère avait repris sa taillette de lampe. Que les hommes étaient en sécurité sous leur toit."

"_Une blessure que rien ne pourra cicatriser, a aussi dit le maire de Liévin.
C'était cela. Une blessure ouverte. Et une douleur que le pays n'a jamais partagée. Malgré les déclarations et les promesses, le supplice de notre peuple s'est arrêté aux portes de l'Artois. Notre deuil n'a pas été national. A l'heure de dire au revoir à son charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs. Le monde qu'ils incarnaient n'existait déjà plus. Jojo et ses amis sont morts trop tards pour être défendus par la Nation."

Note finale
5/5
(coup de cœur)

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