vendredi 29 septembre 2017

Eden Utopie, Fabrice Humbert

Le nom de Fabrice Humbert figure dans ma PAL depuis un bon moment; je me suis finalement décidée pour Eden utopie, un de ses derniers romans, paru en 2015.


Libres pensées...

J'ai découvert en débutant la lecture d'Eden utopie qu'il s'agissait d'un roman à vocation biographique, retraçant l'histoire de la famille maternelle de l'auteur. Dans un de ses précédents livres, L'origine de la violence, l'auteur avait exploré le volet paternel de son arbre généalogique, et reproduit donc une démarche similaire dans ce nouvel opus.

Fabrice Humbert établit un parallèle entre sa démarche et l'entreprise de Zola rédigeant les Rougon-Macquart, soulignant la similitude du fait d'une branche familiale bourgeoise et d'une branche populaire, faite de paysans, d'artisans, de petits commerçants. Il balaie les destins de sa grand-mère Madeleine et de son amie Sarah, ainsi que ceux de leurs descendants directs, traversant ainsi une grande partie du XXe siècle. On découvre les débuts à Clamart, les désillusions et les coups du sort, mêle des anecdotes tirées de sa propre expérience, s'en tient autant que possible au réel en décrivant les faits, n'allant pas explorer les hypothétiques états d'âme de ses ancêtres.
Les chemins décrits sont cabossés, ancrés dans une temporalité précise, l'embourgeoisement de certains sensibles, mais ne protège de rien : la petite-fille de Sarah, adorable pianiste lorsqu'elle était enfant, se retrouve militante d'Action Directe et emprisonnée.

Le roman de Fabrice Humbert n'est pas dénué d'intérêt : la démarche est intéressante, tâchant de réduire autant que possible la fiction et l'imaginaire alors que l'on est dans le domaine du romanesque. Le cadre historique est très présent, c'est l'histoire du XXe siècle que l'on revisite en partie en se plongeant dans les vies des aïeuls de l'auteur.
Néanmoins, la lecture ne m'a guère transportée.
Si certains livres ont cet étrange pouvoir de nous captiver quel que soit le contexte dans lequel ils sont lus, je pense que, pour la grande majorité d'entre eux, tout est question de moment, de kairos. Il y a des lectures qui feront écho à certains éléments de notre vie si elles interviennent dans une période précise, et rien du tout, si elles interviennent cinq ans plus tard. Parfois, le timing est bien plus serré, il peut s'agir d'une question de mois, voire de jours.

Depuis plusieurs mois, je me montre peu réceptive aux romans d'auteurs qui entreprennent de remonter le fil de leur généalogie, et de nous dire les "vies minuscules" (dans un sens positif, donc) de ceux qui les ont précédés.
Je ne nie pas l'importance de ces témoignages, de ces travaux qui peuvent constituer un apport historique, sociologique, mais il me semble qu'ils sortent quelque peu du cadre de l'entreprise romanesque, et qu'ils résultent parfois d'un effet de mode souffrant d'un biais auto-centré. Le jugement est rude, je vous l'accorde, et ne s'applique pas spécifiquement à Fabrice Humbert, dont le roman intéressera sans doute de nombreux lecteurs, mais plus généralement à plusieurs lectures qui n'ont pas trouvé crédit à mes yeux : je pense à Appartenir, Outre-mère, Nous les passeurs, La suture, Grand-père, Une allure folle...

Pourquoi donc, me direz-vous, s'acharner à lire de tels romans s'il est évident que je ne les apprécie pas? D'abord, parce que je tombe sur eux parfois par hasard, sans savoir qu'ils ressortissent de cette catégorie, mais aussi parce que mes goûts changent, et qu'il n'est pas impossible que je les apprécie dans un an, deux mois, deux jours... Quel dommage, partant, de rater le coche!

Ainsi donc, rendez-vous manqué, mon cher Fabrice, mais la prochaine occasion sera peut-être plus fructueuse!

Pour vous si...
  • Vous êtes accro aux fresques familiales
  • Et le rapprochement avec les Rougon-Macquart, réalisé par l'auteur lui-même, ne vous semble pas blasphématoire.
Morceaux choisis

"Oui, c'était l'Eden, c'était l'Utopie. Parce que c'était dur, parce que c'était intense, parce que les CRS envoyaient des grenades, parce qu'il y avait, surtout, cette grande houle de la foule, lame furieuse et folle, qui enveloppait chaque individu et le haussait au-dessus de lui-même."

"Une remarque de ma mère qu'aurait malgré tout adoré AD. C'est tout de même gênant, disait-elle. On passe un été, deux étés avec des gens et puis voilà qu'on les retrouve dans les journaux, condamnés à plusieurs années de prison pour abus de biens sociaux ou autre délit de corruption. Elle disait cela d'un ton faussement ingénu, très drôle."

"Des fantasmes de Résistance. Beaucoup, en retard d'une guerre, voulaient avoir un vrai destin et surtout pas la vie d'employé modèle et de père de famille qu'on leur fixait. Égarés dans la société bourgeoise de Valéry Giscard d'Estaing, ils regrettaient de ne pas vivre d'époque dangereuse. Ils voulaient la révolution comme d'autres veulent s'engager pour le front."

"Qu'est-ce qu'un milieu social? Une pénétration irrésistible de l'être par mille détails, mille conceptions du monde, mille pressions inconscientes qui nourrissent, forment, sanglent, enserrent, étranglent, pour le meilleur et pour le pire."

Note finale
2/5

mercredi 27 septembre 2017

Parmi les miens, Charlotte Pons

La danse des premiers romans de la rentrée littéraire se poursuit, avec le roman de Charlotte Pons, Parmi les miens. L'auteur vient du monde du journalisme, et a récemment fondé des ateliers proposant des services en lien avec la littérature et l'écriture. 


Libres pensées...

Manon est une jeune maman, qui apprend un jour que sa propre mère vient d'avoir un grave accident. Après plusieurs semaines de coma, cette dernière se réveille dans un état végétatif. Autour d'elle, la famille, fragile, se déchire, tandis que des interrogations naissent au sujet de son mystérieux passé.

L'incipit du roman est l'un des meilleurs que j'ai lus au cours des derniers mois, si ce n'est de la dernière année. On note dans certains romans cette attention portée aux premières phrases, tout à fait légitime d'ailleurs, et qui prend le risque de décevoir ensuite, car cette précision chirurgicale dans le choix de chaque mot ne se décline généralement pas dans le reste du récit. C'est un peu l'impression que j'ai eue en lisant, il y a quelques années, Au-revoir là-haut, qui proposait un premier chapitre absolument mythique, sans que les suivants n'atteignent cette puissance.
L'effet est présent, à la lecture de Parmi les miens, mais il est beaucoup moins sensible, et j'ai globalement eu le sentiment d'une qualité égale tout au long du récit.

Bien entendu, de par le thème et l'écriture au plus proche de l'intime au sein du cercle familial, le roman m'a fait penser à La téméraire, un premier roman publié en janvier 2017, qui avait reçu un accueil très chaleureux et m'avait personnellement beaucoup plu.

Mon sentiment est proche, à la lecture de Parmi les miens, avec, peut-être, l'effet de surprise en moins. L'auteur parvient avec brio à rendre ses personnages vivants, et à instaurer une proximité avec le lecteur. Pour ma part, le trouble dans lequel est jetée Manon m'a traversée aussi, me conduisant à imaginer l'effet que pourrait avoir de tels événements dans ma vie. Le drame narré est, d'une certaine façon, terriblement banal, il s'agit pourtant du genre de drame auquel nul n'est jamais préparé. En toile de fond, la réflexion autour de l'euthanasie, avec ici des circonstances particulières, parce que la mère n'a pas formalisé son souhait que sa famille mette fin à ses jours si une telle situation survenait, et la démarche est différente de celle consistant à "débrancher" un proche plongé dans le coma, et maintenu artificiellement en vie.

L'auteur développe des points de vue alternatifs sur la question, au moyen des différents protagonistes, qui ont chacun une vision personnelle. Manon est brutale dans son appréhension des faits, elle va jusqu'à verbaliser durement l'état de sa mère, alors que sa sœur Adèle est plus mesurée, elle nourrit l'espoir d'un retour à la normale qui semble illusoire pour Manon. Entre les deux, Gabriel, qu'un comportement erratique rend difficile à cerner, et le père, en creux, dont le silence, si l'on écoute bien, est pourtant éloquent.

Parmi les miens forme un tableau éprouvant, questionne les limites de la liberté individuelle et le poids de l'engagement des proches, en mettant en mots une disparition aussi singulière que violente. 


Pour vous si...
  • Vous aviez été sensible à La téméraire

Morceaux choisis

"Il y a peu de choses que je n'acceptais pas venant de maman. La voir mourir en faisait partie. Mais quoi? Penser à maman comme à un légume. Je n'étais jamais aussi désemparée que lorsqu'elle ne me comprenait pas et voilà qu'elle ne m'aurait plus reconnue?
_Autant qu'elle meure.
J'avais dû le dire à voix haute car dans le regard de mes frère et sœur, j'ai lu l'effroi, j'ai deviné le gouffre qui menaçait toujours de surgir entre nous. Nos liens étaient si ténus.
Mais que croyaient-ils? Que nous avions les épaules pour cela? Affronter l'humanité de notre mère dans ce qu'elle avait de plus vain. Un corps, juste un corps. Qui se dégrade et que l'on maintient en vie coûte que coûte.
Je ne pouvais pas, s'agissant de maman, imaginer l’œil vide et mort qu'elle nous jetterait lorsqu'on lui donnerait la becquée, imaginer les soliloques que l'on tiendrait en espérant qu'un mot l'atteigne.
Tu m'entends, dis, tu m'entends? Je ne pouvais pas envisager que la peau contre laquelle elle nous serrait enfants en vienne à nous dégoûter."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 25 septembre 2017

Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkola Estes

Voici un roman qui m'a été chaleureusement recommandée par ma sœur. Et comme elle ne vient jamais sur mon blog, je vais pouvoir dire librement tout le mal que j'en pense. 


Libres pensées...

Dans la famille, on a un petit côté intéressé à la cause féministe. Mais on est loin de tomber d'accord sur tout, en la matière. Ce qui ne nous empêche pas de partager quelques lectures.

Le titre du roman de Clarissa Pinkola Estes n'éveillait pas grand intérêt en moi : Femmes qui courent avec les loups, mais qu'est-ce qu'elles foutent?
Mais comme j'adore ma petite sœur, je ne me suis pas limitée à ce détail, et ai entrepris la lecture du livre.

Le projet de Clarissa Pinkola Estes est le suivant : dans les contes populaires de tous pays, elle tâche de cerner le féminin sauvage, cette nature féminine instinctuelle (le mot revient en boucle) que nous, femmes, portons toutes en nous, qu'elle soit ou non assumée, et qui ne demande qu'à s'exprimer.

Ainsi, l'auteur analyse successivement des versions de Barbe-Bleue, Vassilissa la belle, la petite fille aux allumettes, et d'autres encore que je n'avais jamais entendus. Malheureusement, il s'agit là de la partie qui m'a le plus intéressée, car, à l'issue de chaque conte, l'auteur entreprend une analyse qui s'apparente à un commentaire de texte manquant à mon sens de profondeur, une sorte de récit psychologisant, pâle copie des textes de Bruno Bettelheim, finalement assez pauvre.
Les messages transmis sont redondants, l'auteur n'apporte pas de grande nouveauté dans l'appréhension que l'on peut avoir de la condition féminine, et fait référence systématiquement à la Femme Sauvage, figure qui ne m'a, personnellement, pas du tout parlé.
Le concept n'est pourtant pas dénué d'intérêt, mais il m'a semblé que l'auteur profitait de ce contexte pour divulguer des vérités générales et des conseils assez basiques, sans prendre de risque dans l'exercice de sa pensée.

Ce recours récurrent au féminin sauvage, à vrai dire, a même fini par m'agacer, parce qu'il me sembler se référer à une construction sociale, qui certes peut trouver un écho dans les contes, mais que l'auteur exploite de manière un peu grossière. J'imagine que l'on ne manquera pas de me dire que mon féminin sauvage est trop profondément enfoui, refoulé même, et que ça va forcément faire beaucoup de tort à ma pauvre psyché qui souffre car mon féminin sauvage veut s'exprimer et me conduire vers l'émancipation. Moui.
Ou alors, tout ceci est tout à fait inepte, et il y a d'autres choses à faire pour soutenir et faire avancer la cause féministe.

Pour vous si...
  • Vous rêvez de gambader dans les près avec des chiens errants ;
  • Vous êtes à la recherche de votre féminin sauvage.

Morceaux choisis

"Dans le cadre de l'individuation de la femme, il est très important qu'elle établisse une relation avec la nature sauvage. Pour ce faire, elle doit s'aventurer dans l'obscurité, sans pour autant être irrémédiablement prise au piège, capturée, ou tuée à l'aller ou au retour."

"La femme auparavant naïve doit affronter ce qui s'est passé. En assassinant toutes ses épouses "curieuses", Barbe-Bleue tue le féminin créatif, le potentiel de développement d'une existence nouvelle, riche sous tous ses aspects. Le prédateur se révèle particulièrement agressif à l'égard de la nature sauvage féminine. En dernière instance, il cherche à accabler sous son mépris la femme dans sa relation avec son inspiration, sa perspicacité, la poursuite de ses objectifs et peut aller jusqu'à tenter de couper ces liens."

"Si nous devions résumer la Femme Sauvage, nous parlerions de sa façon de réagir, de répondre à la vie."

Note finale
1/5
(flop)

vendredi 22 septembre 2017

Miniaturiste, Jessie Burton

Premier roman d'une jeune auteur britannique que les éditeurs se sont arrachés, Miniaturiste me faisait du pied depuis un moment...


Libres pensées...

En 1686, Petronella a dix-huit ans lorsqu'elle quitte sa province et sa famille pour rejoindre son mari, Johannes Brandt, à Amsterdam. Accueillie par la sœur de ce dernier, Marin, et les domestiques Cornélia et Otto, elle éprouve d'abord une grande solitude, et souffre de la distance affichée par Johannes, souvent absent pour affaires. Lorsque ce dernier lui offre une maison de miniatures comme cadeau de noces, Nella est charmée par la délicatesse des figurines, et entreprend de la meubler en requérant les services d'une miniaturiste. Mais bientôt, elle commence à recevoir des figurines non sollicitées, qui dévoilent peu à peu les secrets bien gardés de la famille Brandt...

Difficile de croire que Miniaturiste est un premier roman, tant le rythme et la structure narrative sont maîtrisés! Ce livre est de ceux qui ne se lâchent pas une fois la lecture entreprise, grâce à plusieurs effets qui se conjuguent : un mystère qui met en place une atmosphère oppressante et intriguante, des relations de famille étranges où les secrets se révèlent petit à petit, et une protagoniste au regard naïf, envers laquelle les lecteurs ressentent immédiatement de l'empathie.

Le cadre historique est en outre passionnant : Amsterdam à la fin du XVIIe siècle, avec l'essor de son commerce, ses mœurs très croyantes, le poids de la religion et des apparences. On imagine facilement des intérieurs ressemblant aux peintures de Rembrandt (un peu précoces néanmoins, dans la mesure où le peintre meurt à Amsterdam en 1669), ou de Vermeer, tissés de lumière et d'obscurité, dans un clair-obscur propice aux non-dits et à la dissimulation. Ce contexte aurait sans doute pu être encore davantage développé, mais l'ambition du roman n'est pas historique, et est plutôt de l'ordre du divertissement, c'est en tout cas mon sentiment une fois la lecture achevée.

Les mœurs, en question, sont un étau qui étouffe les personnages de Miniaturiste, qu'il s'agisse de Johannes ou de Marin. Quant à Nella, qui serait sans doute naturellement plus conventionnelle dans ses goûts et ses aspirations que la famille Brandt à laquelle elle est désormais associée, elle s'interroge peu à peu sur sa propre vie, celle de ses parents, et les choix qui s'offrent à elle, la mesure dans laquelle elle peut effectivement exercer sa liberté, nourrir des envies et des projets différents de ceux attendus d'une épouse à l'époque qui est la sienne.

Les développements familiaux répondent à l'élan de curiosité créé chez le lecteur, là où l'intrigue liée à la miniaturiste en question s'essouffle peu à peu. J'ai par moment eu le sentiment que l'auteur avait cherché à courir plusieurs lièvres à la fois, ce qui donne de la consistance à son livre, mais peut peut-être décevoir ceux qui mordront à son aspect mystérieux, et espéreront une résolution semblable à celle qu'offrent les thrillers.

Quant à l'écriture, elle est tout à fait secondaire, fluide sans être sophistiquée ni même singulière, son ambition est de servir l'intrigue, sans créer d'aspérité, et en cela elle atteint tout à fait l'objectif qui lui est fixé.

Miniaturiste offre donc une lecture distrayante, qui effleure certains sujets de fond en lien avec une époque où les convenances étaient le ciment de la société.

Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte du précepte : "plus c'est petit, plus c'est mignon!"

Morceaux choisis

"Marin descend lentement vers Nella, au bas de l'escalier, une marche après l'autre, avec une étrange précision. "Savez-vous ce que Johannes me disait? demande-t-elle, le venin dans sa voix tranchant l'air hivernal au point que Nella en a la chair de poule. "La liberté est glorieuse. Libère-toi, Marin! C'est toi qui forges les barreaux de ta cage." C'est très bien de se libérer, mais quelqu'un en paie toujours le prix."

"L'amour a changé de forme, un rayon de soleil qui parfois obscurcit le cœur. Apparemment, Marin considère que le mariage implique de renoncer à quelque chose, alors que, pour tant d'autres femmes - y compris ma propre mère, se dit Nella -, c'est le seul moyen d'acquérir de l'influence."

"En échange de leurs lettre, la miniaturiste leur a donné la force de croire en elles-mêmes. Elles ont le pouvoir de déterminer leur existence et peuvent choisir de l'échanger, de le conserver ou d'y renoncer."

Note finale
3/5
(cool)

mercredi 20 septembre 2017

Ostwald, Thomas Flahaut

Le tout premier roman de la sélection de rentrée des 68 premières fois m'est arrivé, et la saison débute par un livre très attendu, Ostwald de Thomas Flahaut!


Libres pensées...

Dans l'Est de la France, les parents de Noël et Felix se sont séparés lorsque leur père a perdu son emploi, suite à la fermeture de l'usine d'Alstom. Des années plus tard, lorsqu'une défaillance est détectée à Fessenheim, la population est évacuée, abritée dans des camps temporaires, s'organisant comme elle le peut. Noël est parmi eux, il observe ce qui se passe autour de lui, assiste à un drame, s'enfuit avec Felix. Tous deux, ils partent à la recherche de leur père, demeuré à Ostwald, et traversent les paysages alsaciens désertés et comme hallucinés.

Ostwald est un premier roman surprenant, dans lequel on trouve mêlées une dimension sociale évidente, et une dimension presque fantastique, à travers les visions qu'ont les protagonistes d'un environnement qui semblerait presque post-apocalyptique.

Comme je n'ai de cesse de le répéter, vous avez sans doute remarqué mon intérêt pour les auteurs qui s'aventurent dans l'époque actuelle, et n'hésitent pas à écrire sur des événements dont nous sommes contemporains.
Bon point, donc, pour Thomas Flahaut, qui, de surcroît, choisit des protagonistes qui sont habituellement invisibles : cette frange de population qui n'apparaît pas dans la littérature, le cinéma, rarement à la télévision, qui est absente de la scène publique et à laquelle on ne donne pas vraiment la parole. Les salariés installés dans des territoires relativement enclavés (Belfort, bien que l'on puisse bien sûr trouver plus enclavé encore en France), complètement dépendants d'une entreprise qui prend un jour la décision de fermer l'usine / de délocaliser, et qui licencie en masse, avec la conséquence évidente que cela va avoir dans la vie des gens.

Une fois le cadre dressé, l'intrigue se précise avec l'accident de Fessenheim, qui oblige les habitants des alentours à sortir de leur quotidien, à réagir à une situation dangereuse et incertaine.

La relation entre Noël et Felix et entre les deux fils et leur père soutient le récit, tout comme la figure de Marie, ravivée par les souvenirs de Noël au moyen de flashbacks ponctuels, qui hante les pages et le parcours de ce dernier.

J'ai goûté la sensibilité qui se dégage à la fois du style et de la pudeur émanant du récit, qui m'ont donné le sentiment que Ostwald était un premier roman réussi, touchant et perturbant, un peu lunaire aussi, mais c'est ce qui, à mon sens, fait tout son charme.


Pour vous si...
  • Vous vous souvenez du "h" de Alsthom
  • Vous vous délectez de paysages dévastés (petit coquin)

Morceaux choisis

"On disait qu'en enlevant le h de Alsthom, c'était le h de humains qu'ils avaient effacé.
Malgré les semaines de grève, les cortèges traversant la ville, les slogans criés au mégaphone et les trompettes de stade, devenus aussi familiers à la saison que la pluie d'octobre et le sifflement de la bise noire, la production des TGV a bien été arrêtée. Altom est parti. L'usine s'est vidée de ses humains. Mais la ville n'est pas morte.
Il fallait pourtant vivre, et pour Félix et moi grandir, près d'un cadavre sans odeur, le squelette rouille et vert-de-gris de l'usine laissé là, pourrissant lentement au milieu de Belfort, comme un fantôme du passé ou un avant-goût de l'avenir."

"Ils parlent tous les même langage, mêlant à leurs phrases des termes anglais à la signification très vague pour moi. Même Félix qui, après avoir terminé l'université, semble s'être décidé à ne faire que dormir. Tous sont sortis de la vie d'étudiant, se tiennent au bord de l'avenir. Moi, je ne trouve rien à dire, les yeux dans la nuit striée par les flocons de neige qui s'écrasent sans bruit sur les vitres du tramway. Dans quelques années, je serai à leur place. Je vois la catastrophe arriver. Marie nage avec assurance dans un océan où je ne vois que la possibilité de la noyade."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 19 septembre 2017

Innocence, Eva Ionesco

Les procès intentés par Eva Ionesco à sa mère entre 2012 et 20015 ainsi que leurs rebondissements ont exposé sur la place publique une relation complexe, et ont posé la question de la licence artistique face au consentement de l'enfant utilisé dans ce cadre. Innocence est le premier roman d'Eva Ionesco, il est autobiographique, et apporte un éclairage un peu différent sur l'histoire de la petite fille d'antan.  


Libres pensées...

Alors que je lisais Innocence, j'ai discuté avec mon entourage du contexte dans lequel je découvrais le livre : le procès Ionesco était encore présent à mon esprit, notamment grâce à la lecture d'Eva il y a deux ans, lors de la parution du roman de Simon Liberati qui avait conduit à un nouveau procès, opposant l'époux d'Eva Ionesco à sa mère, qui ne voyait naturellement pas d'un bon œil l'intérêt de son beau-fils pour le passé d'Eva.
Une réaction a été récurrente, à l'évocation de tout cela : il y en a, du monde, qui s'est fait de l'argent sur le dos de cette femme.
Au moins, cette fois, c'est elle qui tient les rênes.

Je dois confesser que je m'attendais à un roman au style un peu criard, qui essaierait peut-être de poursuivre la confrontation à laquelle les procès ont donné lieu, de répondre à un besoin de faire entendre la voix tue jadis, de réclamer justice - parce qu'il arrive, sans doute, que la décision d'une cour d'appel ne suffise pas à faire la paix avec un tel passé.

J'ai donc été très surprise par ce que j'ai trouvé dans ce premier roman : une voix singulière, directe, un style incisif et oral qui m'a immédiatement immergée dans la jeunesse d'Eva, dans l'atmosphère très particulière qui régnait à l'époque, entre Vincennes, Saint-Mandé et le 12e arrondissement, où Eva a grandi près de sa mère et de sa grand-mère.

La confrontation entre Eva et sa mère constitue la toile de fond du roman, une tension insoluble qui se décline au fil des ans, tout comme l'attente du père, sa recherche désespérée, les tentatives nombreuses d'Eva pour se rapprocher de lui en dépit de la posture réfractaire de sa mère.

La relation entre Eva et Irina est à la fois complexe et dérangeante, car la petite fille semble ressentir une défiance continuelle envers sa mère, qui se transforme par moment en mépris, bien plus souvent en colère, voire en haine, avec ce sentiment de contrainte mêlé de légèreté, derrière certaines attitudes enfantines d'Eva qui se trouve être une enfant très seule, adulte avant l'heure. D'une certaine manière, le récit m'a fait penser à La maladroite, non par son style, mais plutôt par cet attentisme ambiant autour de l'enfant à la merci d'un parent nocif, dangereux.

J'ai été sensible au regard porté par la narratrice, à savoir Eva enfant, sur les événements qui surviennent, un regard farouche et parfois brutal qui ne verse pas dans la niaiserie, biais potentiel évident dès lors qu'un auteur écrit à partir d'un point de vue d'enfant.
Eva est consciente de son impuissance, elle apprend à user du chantage et des maigres armes dont elle dispose, et l'on voit à travers ses yeux un monde injuste, égoïste, frivole, incarné par des personnages aussi colorés qu'instables, auprès desquels elle fait facilement figure d'adulte.

Le parti pris à travers le choix narratif est évident, car Eva n'est pas tendre envers sa mère, de même que la figure du père semble idéalisée. Cependant, ce n'est pas ici le fait divers qui m'intéresse, pas le récit factuel d'une enfance abîmée, mais l'objet littéraire que tire l'auteur d'une expérience personnelle, la vérité et l'émotion qui en émanent.
Et, à cet égard, Innocence est un roman très réussi, qui évite les écueils du sensationnalisme et de l'écriture fade. Je lui ai trouvé au contraire beaucoup de cachet, et le recommande pour cela à tous les lecteurs qui seront sensibles à l'entreprise littéraire plus qu'à la tentation voyeuriste qu'offre sa lecture. 

Pour vous si...
  • Vous êtes un nostalgique de l'est parisien des années 70 ;
  • Vous appréciez une écriture vivante, orale ;
  • Vous êtes prêt à aborder le roman sans les préjugés qui accompagnent "l'affaire Ionesco".

Morceaux choisis

"_Regarde-moi oui sois très séductrice, Bibou à mort oui comme ça...
Elle a fait une petite tête, la bouche en cul de poule, les yeux renversés. On aurait dit un mime. J'avais l'impression d'avoir affaire à une inconnue.
_J'ai vu une robe à traîne, belle, toute brillante, je vais te l'acheter si tu es gentille.
J'ai imaginé une traînée de lumières électriques dans la nuit noire.
Elle m'a prise en photo, j'avais une crampe, j'ai changé de position.
J'ai fait plusieurs poses et chaque fois, j'étais séductrice."

"Ma mère allait montrer "mon sexe proéminent", "ma fleur venimeuse", "ma petite tirelire", bref, des parties tout à fait intimes de mon corps en évolution à des inconnus. Elle venait de décider ça avec Pinsson. Sans doute jugeait-elle que j'étais trop jeune et innocente pour émettre un avis qui puisse être considéré, c'était une manière de me préserver. De préserver ma joyeuse innocence."

"A mesure que je recherche mon père cela me semble de plus en plus clair, les femmes ont souvent besoin de retrouver leur innocence perdue et ce palais qui était cet été-là un refuge leur permettait d'accéder à une nouvelle jeunesse, une autre vie."


Note finale
4/5
(excellent)

lundi 18 septembre 2017

Histoire d'une mère, Amanda Prowse

Quand on tombe par hasard sur un roman dont on n'avait jamais entendu parler, et qu'il vous met une claque (pas littéralement, sinon ma journée serait vraiment moisie, et mon avenir s'annoncerait sous de sombres auspices, parce que je ne suis pas sûre de vouloir vivre dans un monde où les livres sont physiquement violents)...


Libres pensées...

Jessica est une épouse comblée, heureuse aux côtés de Matt, un jeune et brillant avocat qui l’aime passionnément, et voit en elle davantage qu’une compagne, la mère de ses futurs enfants. Aussi, lorsque Jess tombe enceinte, le bonheur de Matt est manifeste. Pourtant, le sien est moins évident : rapidement, la grossesse s’avère difficile, et la naissance de Lilly conforte le malaise de Jess, qui ne ressent pas d’attachement pour sa petite fille et est assaillie d’idées noires. Autour d’elle, son entourage n’a de cesse de souligner sa situation idéale et son bonheur indiscutable, ignorant les difficultés que traverse Jess.

Histoire d’une mère est un récit dérangeant, qui bouscule son lecteur en créant une proximité avec un personnage d’anti-héros par excellence, la mère matricide. La rupture est brutale, entre l’idylle heureuse vécue par les deux protagonistes avant qu’ils n’aient un enfant, et le quotidien de Jessica une fois enceinte, puis maman. L’auteur aborde un sujet grave, la dépression d’une jeune femme qui ne parvient pas à établir un lien émotionnel avec son bébé, et la culpabilité qui la ronge, encouragée par un entourage qui ne comprend pas ce qui lui arrive. La solitude et les émotions paradoxales sont habilement retranscrites, et le récit est suffisamment bien mené pour que le lecteur ne soit pas dans une posture de juge manichéen.

Grâce à une progression maîtrisée, basée sur l’alternance entre le récit suivant les événements chronologiques, et les extraits d’un journal rédigé dans un « temps présent » par Jessica, et qui fait allusion aux extrémités qu’elle a atteintes, l'auteur crée un effet d'annonce qui est en réalité une tension à laquelle le lecteur est sensible.

En outre, alors que l’on aurait pu être prompt à juger Jess, qui paraît tantôt immature et égoïste, tantôt meurtrie et isolée, le récit tend plutôt à encourager la compréhension, l’empathie, sans pour autant justifier les actes commis par la protagoniste. En effet, le lecteur ne reste pas de marbre face à l'histoire de Jess, qui fait référence à une expérience partagée par beaucoup - le fait de devenir parent -, et en offre une vision moins enchanteresse que ce qui est habituellement transmis dans la littérature, le cinéma, ou tout simplement les mœurs. Il n'était pas évident de livrer ainsi un personnage à la vindicte populaire, car l'on peut poser l'hypothèse qu'une femme ne démontrant pas d'instinct maternel constitue pour certains une aberration de la nature, et c'est pourtant ce qui fait l'intérêt du récit, qui repose sur un parti pris courageux, et nous pousse dans nos retranchements : est-il si naturel que cela d'être une mère ou un père?

A ceux que la question titille, je vous invite à lire le livre d'Amanda Prowse...

Pour vous si...
  • Vous hésitez un peu sur la question des bébés (pour ou contre)
  • Vous cherchez une blague à faire à votre cher et tendre

Morceaux choisis

"Peu importe. Il n'y a qu'une règle : reste allongée sur le dos et pense à la grandeur de l'Angleterre. Ne dis pas un mot, ne bouge pas, et ça devrait être fini avant que tu aies réussi à chanter le deuxième couplet de God save the Queen. Dans ta tête, bien sûr. Pas à haute voix, ça, c'est totalement interdit. Pigé?"

"_On ne peut pas savoir à l'avance combien les enfants changeront notre vie, pas vrai? Je veux dire, on se représente seulement le bon, la joie, le bonheur, mais suppose qu'ils apportent du malheur, de la tristesse, un deuil... C'est un pari, non?
_Oui, sans doute. Mais le jeu en vaut la chandelle, Jess, répondit-il en lui pressant la jambe.
_Oh, oui! convint-elle en plaçant sa main sur celle de Matthew. Ça vaut le coup."

"Ce qui ennuyait le plus Jessica, c'est que tout le monde semblait trouver facile, instinctif, de s'occuper d'un nouveau-né, même Polly. Pourtant, pour elle-même, rien de tout ça n'était naturel. Pendant sa grossesse, elle avait supposé qu'elle ressentirait ce que tout le monde lui prédisait : qu'après un seul regard à son bébé, sa chair et son sang, elle tomberait amoureuse.
A moins que..."

Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 15 septembre 2017

La tanche, Inge Schilperoord

Le roman a fait fureur dans son pays d'origine, les Pays-Bas, la traduction débarque en France sans fanfare, mais avec une couverture et un titre qui titillent.

Non mais dites-moi un peu qui n'aurait pas envie de fanfaronner dans le métro avec un tel livre à la main?

Libres pensées...

Aux Pays-Bas, Jonathan sort de prison et retourne vivre chez sa mère, dans un quartier menacé par la démolition. Suivi par un psychologue lors de son internement, il applique rigoureusement les conseils qui lui ont été prodigués, pour organiser son quotidien au mieux, et prévenir toute possible rechute. Lors de son absence, une fillette du voisinage a pris soin de son chien, et insiste pour continuer à le promener avec Jonathan, à présent qu'il est rentré. Elle incarne pourtant précisément ce dont Jonathan doit se tenir à distance pour ne prendre aucun risque.

La tanche aborde le sujet de la pédophilie, ce que l'on comprend rapidement à la lecture, pressentant l'attraction qu'exerce la petite fille sur Jonathan. Les événements passés constituent une toile de fond toujours présente, qui ne quitte jamais réellement l'esprit de Jonathan, rode comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Le récit est constitué de la succession des journées de Jonathan, faite de mécanismes censés le tenir à l'écart de la récidive, étouffer ses pulsions. Car si Jonathan s'acharne à réussir sa "réinsertion", son retour à la vie normale, le lecteur garde en tête, même malgré lui, les sombres prédictions du psychologue, qui a estimé à 80% le risque que Jonathan "recommence".
Le personnage de sa mère est ambivalent, elle semble à la fois heureuse du retour de son fils, mais est bientôt une ombre qui habite la maison, elle ne perçoit pas le danger imminent qui se dessine. Au fur et à mesure des jours, Jonathan passe du temps avec la petite fille, mais personne ne s'en soucie, personne n'y prête attention : la petite fille est souvent seule, et la mère de Jonathan est malade, préoccupée par le déménagement à venir.

Dans l'agitation ambiante, se forge ce lien qui devient une tension, le lecteur craint à chaque instant que Jonathan se laisse aller à ses pulsions, comme Jonathan le craint lui-même. L'auteur restitue avec finesse la tentation qu'il ressent, grandissante, les menus détails qui ancrent son désir dans la réalité, font de lui un funambule qui pourrait tomber à tout instant.
Le style restitue une atmosphère, la solitude des personnages, les choses du quotidien, avec franchise et simplicité.

La lecture du roman met mal à l'aise, et l'on est frappé par l'absence d'accompagnement de ce jeune homme qui a pourtant été soigné pendant sa rétention, et qui se retrouve soudain seul, dehors, face à ses démons.
Le roman n'est pas fait pour juger, il donne à voir deux personnages qui se retrouvent proches par la force des choses, leur embryon de relation sort de toute forme de cadre social sain et rassurant, et il règne une tension que l'on ne saurait nommer, qui provient pour partie de Jonathan, mais plus encore de cet environnement hostile, qui conduit à la mort du poisson pêché par Jonathan. Le récit est tissé de symbolisme, ce qui apporte une profondeur à son apparence factuelle.

La tanche est donc assurément l'un des romans incontournables de l'année, une expérience de lecture singulière qui hante durablement. 

Pour vous si...
  • Vous avez compris qu'il ne s'agit pas d'un documentaire sur la pêche 
  • Vous prenez à la lettre toute prédiction sinistre

Morceaux choisis

"Il devait se focaliser sur maintenant. Maintenant, tout était différent. Il était différent de celui qu'il était à l'époque, et cette fillette était différente aussi. Il songea de nouveau au calme qu'il avait éprouvé en sa présence. Il n'avait jamais connu une pareille expérience. Au fond, c'était une bénédiction qu'il ait fait sa connaissance. Tant qu'il n'approchait pas trop près d'elle, il pouvait s'entraîner. C'était pourtant précisément ce dont il avait besoin, non?"

"Quand il ouvrit les yeux, il sentit les larmes. Il savait, même si cela pouvait paraître absurde, que sa fin était venue. Maintenant que l'animal était mort, c'en était aussi fini de lui."


Note finale
4/5
(très bon)

jeudi 14 septembre 2017

King Kong Theory, Virginie Despentes

Je poursuis mon exploration de l'oeuvre de Despentes, aujourd'hui avec un essai qui est resté, il me semble, une référence, King Kong Theory.


Libres pensées...

Lorsque j'avais lu Baise-moi, je me souviens d'être restée sonnée devant l'audace inouïe, la liberté rageuse qui transparaissait à chaque ligne.

King Kong Theory met des mots sur l'état d'esprit qui est celui dans lequel Virginie Despentes écrit, invente ses personnages, et les fait évoluer. On pourrait parler d'un récit qui théorise sa pensée féministe, mais force est de constater à la lecture que l'on est loin des essais classiques, répondant à une forme très conventionnelle, là où Despentes mêle sa propre expérience, versant parfois dans l'autobiographie, pour en venir à la façon dont elle voit la place des femmes dans la société, et dont elle explique certains de leurs comportements parfois irrationnels, comme le fait, éprouvé elle-même, de subir un viol sans se défendre tout en étant armée.

Parmi les éléments que je garderai de cette lecture, il y a en effet cette posture de victime, inculquée aux femmes dès leur plus jeune âge, distillée tout au long de leur éducation, qui les prépare à l'idée qu'elles ne devront pas se défendre face à des hommes qui les agresseront.
Egalement, des femmes pouvant être les égales des hommes sur le terrain de l'intelligence, des affaires, dans le monde professionnel, se diminueront en jouant la carte de la séduction, qui les ramène au rôle de satisfaction des besoins exprimés par l'homme, au choix de plaire alors qu'elles ont d'autres moyens d'obtenir ce qu'elles veulent.

Despentes propose une réflexion intéressante sur la place des femmes dans l'espace public, cet extérieur où elles sont en danger et ne peuvent s'aventurer qu'accompagnées d'un homme, et en aucun cas seules, de nuit. S'inspirant de la sociologue américaine Camille Paglia, Despentes dit le viol comme un risque à prendre pour occuper cet espace hostile aux femmes, pour disposer de leur liberté de mouvement. Le viol n'est plus le traumatisme irréversible redouté par les femmes de tout temps, dans cette vision les femmes sont fortes et s'en remettent. Attention à ne pas conclure non plus à une normalité acceptable, car le viol ne l'est pas, néanmoins cette approche peut permettre d'adoucir la culpabilité portée par les femmes qui craignent le viol ou l'ont subi, en soulignant sa dimension de risque inhérent à l'espace public. Intéressant, aussi, de se dire que les femmes ont appris à le subir sans se défendre, plutôt que de répondre par le même degré de violence.

Le dernier sujet marquant abordé par Despentes est celui de la prostitution. Là aussi, l'auteur nous force à nous hasarder hors des sentiers battus, hors de nos réflexes de pensée et du carcan mental avec lequel on a grandi concernant ce thème-là. La prostitution, c'est tabou. L'interdit surgit dès lors que l'on essaie de penser sur le sujet, et dans l'opinion générale, la pratique est honteuse, forcément dégradante et non réellement consentie, et à proscrire par tous les moyens (reste à définir s'il faut pour cela punir les clients ou les prostituées).
L'auteur, de nouveau à partir de son expérience, nous offre un autre regard sur la prostitution, qui l'envisage comme un métier qui peut être librement choisi (et qui n'est pas plus subi qu'un autre, cf extrait ci-dessous), possible outil d'émancipation et de domination financière des femmes.

Je n'ai pas adhéré pleinement à l'ensemble des positions de Despentes dans sa vision du féminisme, néanmoins elle a le mérite, à mon sens, de se confronter à des non-dits, à des tabous, en apportant une vision et une compréhension qui bousculent, qui forcent à se poser des questions. Le livre est publié en 2006, il me semble que les mouvements féministes ont beaucoup œuvré depuis pour défendre les droits des femmes et sensibiliser les femmes (mais aussi les hommes, dans certains cas) à la problématique de leur place dans la société et de leurs libertés, et l'essai de Despentes constitue à mon sens une bonne mise en bouche pour tous ceux qui s'interrogent et sont dérangés par les injonctions actuelles auxquelles on peut se heurter au quotidien (les femmes ne doivent pas être provocatrices, elles doivent éviter les zones à risque le jour comme la nuit, ne doivent pas porter de vêtements voyants, etc, la litanie est longue de ce qu'elles doivent faire ou pas).

Pour vous si...

Morceaux choisis

"J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf."

"Les femmes se diminuent spontanément, dissimulent ce qu'elles viennent d'acquérir, se mettent en position de séductrices, réintégrant leur rôle, de façon d'autant plus ostentatoire qu'elles savent que - dans le fond - il ne s'agit plus que d'un simulacre. L'accès à des pouvoirs traditionnellement masculins se mêle à la peur de la punition. Depuis toujours, sortir de la cage a été accompagné de sanctions brutales."

"Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n'était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l'être quand on les agresse. [...] Pagla nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu'elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu'il faut s'attendre à endurer si on est femme et qu'on veut s'aventurer à l'extérieur."

"Mais des femmes sentent la nécessité de l'affirmer encore : la violence n'est as une solution. Pourtant, le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions "masculines" et comprendre ce que "non" veut dire."

"Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelées à l'ordre chaque fois qu'elles dérogent à la règle. Personne n'aime savoir à quel point il est lâche. Personne n'a envie de le savoir dans sa chair. Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser un homme s'il m'écarte les cuisses de force alors que cette même société m'a inculqué l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre."

"Echanger un service sexuel contre de l'argent, même dans de bonnes conditions, même de son plein gré, est une atteinte à la dignité de la femme. Preuve en est : si elles avaient le choix, les prostituées ne le feraient pas. Tu parles d'une rhétorique... comme si l'épileuse de chez Yves Rocher étalait de la cire ou perçait des points noirs par pure vocation esthétique. La plupart des gens qui travaillent s'en passeraient s'ils le pouvaient, quelle blague!"

"Après plusieurs années de bonne, loyale et sincère investigation, j'en ai quand même déduit que : la féminité, c'est la putasserie. L'art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un machin glamour. Ça n'est un sport de haut niveau que dans très peu de cas. Massivement, c'est juste prendre l'habitude de se comporter en inférieure."

Note finale
4/5
(très cool)

mercredi 13 septembre 2017

Dragonville, Michèle Plomer

Petite incursion dans la saga d'une auteur canadienne, passionnée par la Chine...



Libres pensées...

En 1910, en Chine, Li est le fils d’une opiomane, réputé pour sa grande beauté. Il attire les regards des femmes et nourrit les rumeurs, jusqu’à ce que sa route croise celle de Lung, dragon-femme qui tombe sous son charme.
Un siècle plus tard, en 2010, Sylvie rentre au Québec après avoir vécu en Chine, et décide de rénover une ancienne blanchisserie sur les murs de laquelle elle découvre des inscriptions dont elle devine qu’elles sont chinoises. Elle décide de convaincre Jean, chargé de la rénovation, de remettre à plus tard la destruction de la fresque, et essaie de percer le mystère de ces étranges idéogrammes.

L’intrigue imaginée par Michèle Plomer est avant tout rafraîchissante, car elle est assez atypique. Le retour de la protagoniste, Sylvie, dans la demeure familiale, après un séjour à l’étranger est un thème assez fréquent dans la littérature (le retour aux origines, la réflexion sur les liens et l’histoire familiale), néanmoins l’intrigue située en 1910 l’est beaucoup moins, et présente cette originalité de fixer le récit dans une dimension fantastique, à travers le personnage du dragon-femme, Lung, qui s’éprend de Li et change le cours de sa trajectoire, et qui contribue à instaurer une atmosphère singulière et envoûtante. 

Les chapitres alternés permettent la progression parallèle des deux intrigues ; néanmoins, le rythme demeure relativement lent, ce qui distingue le récit de ses comparses épiques. 

En outre, si les personnages secondaires semblent parfois caricaturaux (à l’instar de Madeleine, l’agent immobilier qui cherche à convaincre Sylvie de vendre sa maison familiale et ne montre aucun scrupule pour parvenir à ses fins), les personnages principaux sont en revanche réussis, dévoilant chacun une fragilité qui les rend attachants, notamment à travers leurs relations familiales.  

Le style est fluide ; j'ai cependant été déroutée par certains passages parlés qui m'ont paru un peu abrupts (registre familier québécois, qui peut surprendre).     

Ainsi, la construction de deux intrigues parallèles, avec, en toile de fond, l'histoire familiale de Sylvie, contribue à apporter une densité au récit, dans lequel transparaît la passion de l’auteur pour la Chine, son histoire et ses légendes. 
Un bémol à souligner : le lien entre les deux intrigues n’est pas explicité dans ce premier tome… 
Il faudra donc prendre son mal en patience et dévorer le suivant pour en savoir plus sur ce qui lie Sylvie à Li!

Pour vous si...
  • Vous êtes persuadé que les vieilles blanchisseries recèlent des trésors sublimes ;
  • Vous adorez les dragons (RIP Viserion).

Morceaux choisis

"Une petite couleuvre s'était enroulée autour de sa cheville et l'avait chatouillée délicieusement. La couleuvre déliée avait poursuivi son chemin entre les barreaux de fer de la grille, et s'était faufilée entre les pieds des jeunes."

"Li avait hérité de ces richesses. Il s'habitait avec la désinvolture des créatures remarquables. Il émouvait avant de titiller. Il exsudait la tranquillité d'une oeuvre d'art, l'humilité de la composition parfaite. Pas besoin de criant, de feint, de faux pour attirer le regard où l’œil se pose d'emblée.
Si Li avait su qu'il était beau, il aurait dit que cette beauté ne lui appartenait pas, qu'elle n'existait que pour les autres, qu'il n'était qu'un testament au génie qui l'avait engendré."

"J'ai hésité avant de reprendre mes clés d'auto. Je n'avais pas envie d'accepter cette faveur offerte sans gentillesse. C'était les décisions du genre que je trouvais difficiles à prendre. Vendre et acheter de la marchandise, c'était de la petite bière à côté des relations humaines."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 12 septembre 2017

Une fille dans la jungle, Delphine Coulin

Quoi de mieux qu'un titre exotique pour aborder un sujet sérieux ?
Delphine Coulin nous amène à Calais (au temps pour l'exotisme), et nous assomme copieusement au passage, en nous confrontant à nos démons.

Libres pensées...

Hawa est éthiopienne. Comme d'autres, elle a fui, a quitté sa famille dans l'espoir de rallier un pays où elle pourrait vivre libre, avoir des droits, les chances qu'elle n'a pas eues ailleurs.
Avec Milad et son frère Jawad, Elira, Ali et Ibrahim, ils sont bloqués à Calais, et rêvent de rejoindre l'Angleterre, de la vie qui les y attend, ils sont tendus vers cet objectif à la fois proche et inatteignable.

Une fille dans la jungle aborde un sujet à la fois très médiatisé et peu connu : la situation des migrants en Europe, massés dans des camps de fortune la plupart du temps, sans savoir comment et quand ils pourront en sortir, et en particulier les adolescents, enfants parfois, laissés pour compte, traités comme leurs aînés.

Certains auteurs se sont frottés au sujet, à l'instar de Pascal Manoukian, qui publiait il y a deux ans Les échoués, et sensibilisait au thème en proposant une démarche proche de celle de Delphine Coulin, bien que les personnages présentés soient très différents, consistant à humaniser ceux qui sont réunis malgré eux sous le titre de "migrants", dont la presse nous martèle des dangers qu'ils augurent, du laxisme du gouvernement (surtout le précédent) à l'égard de cet afflux concentré à Calais notamment, et au contact desquels la population française a finalement peu été - si ce n'est dans des territoires très délimités.

Diabolisés, réifiés, les "migrants" sont devenus une menace latente, une brèche dans notre belle société qui prend l'eau, le début de la fin. Sauf que les discours qui fleurissent de part et d'autre sur le supposé danger qu'ils incarnent oublient de montrer le visage de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants que l'on ne connaît pas, et dont on se méfie comme de la peste. Delphine Coulin décide certes de nous prendre par les sentiments, en retraçant le parcours de ceux qui incarnent la vulnérabilité, de jeunes adolescents à peine sortis de l'enfance, et en mettant les mots sur les obstacles qu'ils surmontent, les dangers qu'ils encourent. Sa démarche n'en est pas moins salutaire, pour ne pas se complaire dans une posture de rejet, niant l'identité et la légitimité de la présence de ceux qui se retrouvent à Calais en transit, avant d'être bloqués sans possibilité de retour - qui, à ce stade du périple, n'a plus grand sens-.

L'intérêt du récit réside en outre dans le fait que la lecture ne donne pas de sentiment de surenchère ni ne force le pathos (en dépit d'événements rapportés évidemment très durs), et laisse le soin au lecteur d'apprivoiser ses propres émotions face au sort d'Hawa et de ses comparses, et d'en tirer ses propres conclusions.

Une fille dans la jungle est un choc, car l'auteur nous met face à ce qui est tabou, à une réaction sociétale de rejet qui est indigne - car, si un certain accueil a été réalisé pour un nombre somme toute réduit de migrants, les conditions dans lesquelles celui-ci s'est mis en place ne sont pas toujours décentes, et l'on peut interroger les capacités du pays à faire mieux, et différemment. J'ai souvenir d'avoir reçu, l'an passé ou même l'année précédente, un édito de la mairie de ma ville, dénonçant la pression exercée par le gouvernement sur la ville pour accueillir des migrants. J'habite dans une ville franchement à droite, et je doute fortement qu'un seul migrant y ait été accueilli dernièrement. Mais la mairie a brandi la peur en étendard devant les habitants sans doute indifférents, présageant d'une menace, d'un risque pour les bonnes familles confortablement installées dans l'est parisien, les incitant à rejoindre la cause de leur propre protection, sans considérer un instant le fond du problème, et l'indigence à laquelle condamne le refus des mairies.

Delphine Coulin ne met personne en cause, elle se contente de donner un visage à la foule anonyme et redoutée des "migrants", les traits d'une enfance abusée, impuissante et pourtant acharnée, qui vit ce que l'on ne tolérerait jamais pour quiconque de notre connaissance, et en réalité, pour tout être humain. C'est d'ailleurs pourquoi il est si facile de fermer les yeux et de blâmer les autres, voire les migrants eux-mêmes, qui viennent troubler notre quiétude et présentent un cas de conscience. Ils deviennent une menace de par leur proximité géographique, parce qu'ils nous confrontent à notre indignité, à notre immobilisme face à leur sort, qui pourrait être celui de n'importe qui (argument insidieux visant à convaincre les nantis qu'ils ne sont pas à l'abri d'une déconfiture, sans quoi on est tentés de croire que l'on pourrait bien se brosser pour qu'ils lèvent le petit doigt - nantis, charge à vous de démentir), et c'est cela qui est si dérangeant, cet œil dans la tombe qui nous regarde.

Je me suis renseignée sur les possibilités d'action dans le domaine, et le nom d'Utopia56 est souvent revenu dans mes recherches. Si vous êtes aussi désireux de ne pas rester dans l'attentisme, je vous encourage à les contacter, eux ou d'autres. Je n'en sais pas encore davantage à ce stade, car l'équipe semble être sous l'eau et a peu de temps pour répondre aux sollicitations. Si vous avez expérimenté ou si vous recommandez d'autres moyens d'actions, n'hésitez pas à partager!

Et pour ce qui est du livre de Delphine Coulin, je vous le conseille vivement.

Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte d'Aristote, et vous intéressez à la question de la responsabilité individuelle
  • Vous cherchez un livre à offrir à tonton Claude, le vieux conservateur de la famille qui craint pour l'intégrité de la France et crie à qui veut l'entendre que le pays n'a pas les moyens d'accueillir qui que ce soit.  

Morceaux choisis

"Les quelques habitants à qui elle avait pu parler l'avaient tous regardée avec une sorte de méfiance. Quand il n'y avait pas de grillage, il y avait des barrières, visibles ou non, entre elle et les gens, alors qu'ici, dans la jungle, elle avait ses repères. Même si les allées étaient vides depuis quelques heures."

"Ils venaient d'Asie, d'Afrique, d'Europe, et parlaient des dizaines de langues différentes. Certains, qui avaient six ou sept ans, étaient aidés par leurs aînés, d'autres au contraire paraissaient avoir plus de dix-huit ans et semblaient déplacés dans cette classe ouverte à tous. Chacun voulait à présent marquer lui aussi sa trace sur la carte. Et chaque arrivée du stylo-feutre sur le cercle crayonné en rouge de Calais était saluée par des vivats. Tout au long du chemin ils avaient laissé des éclats d'existence, des espoirs déçus, des amis oubliés - et parfois un doigt, ou un rein. [...] Et toutes ces routes aboutissaient au même endroit, un point rouge sur la carte du monde. Leur point commun, c'était Calais, la jungle, leur pays, qu'on le veuille ou non."

"C'était le plus gourmand d'eux tous, et le plus flemmard aussi. Il était toujours fatigué comme une boulette, il disait. Une boulette, parce qu'on la pétrissait encore et encore, et qu'on la roulait dans la farine."

"Ils étaient six solitudes. Aucun d'eux n'atteindrait peut-être jamais les côtes de l'Angleterre mais tous y allaient d'un pas tellement décidé qu'elle les aimait pour ça."


Note finale
4/5
(très bon)

lundi 11 septembre 2017

Les yeux de Sophie, Jojo Moyes

Jojo Moyes a été à l'origine de l'une des grandes découvertes livresques de 2015, avec Avant toi, qui ne payait pas de mine (on sentait venir la romance acidulée) et traitait avec sensibilité un sujet plus grave que ne le laissait paraître la frivole première de couverture.
Lorsque j'ai vu son dernier petit disponible à la lecture sur la plateforme NetGalley, autant vous dire que je me suis ruée dessus. 


Libres pensées...

En 1916, à Saint Péronne, Sophie lutte pour la survie de sa famille, alors que son époux Edouard Lefèvre a été envoyé sur le front, que le village est occupé par les Allemands et que les villageois peinent à trouver de quoi se nourrir, du fait des réquisitions systématiques par l'occupant. Bientôt, l'auberge familiale, Le coq rouge, devient le lieu de prédilection du Kommandant et de ses sbires, qui obligent Sophie et sa sœur Hélène à cuisiner pour eux des repas de fête. A l'occasion d'un de ces dîners, le Kommandant découvre le portrait de Sophie peint par Edouard, qu'il trouve fascinant.
Un siècle plus tard, à Londres, le portrait est entre les mains de Liv, cadeau que lui a offert son mari décédé, David. Lorsqu'elle fait la rencontre de Paul, elle ignore que ce dernier oeuvre pour la restitution des œuvres d'art volées pendant la guerre. Il reconnaît le portrait, et un procès s'engage, opposant la famille Lefèvre, qui souhaite récupérer l'oeuvre, et Liv, qui y est très attachée et clame qu'elle a acquis légalement. Cette bataille judiciaire va permettre de faire la lumière sur le sort de Sophie, demeuré incertain après son envoi dans un camp allemand.

Avec Les yeux de Sophie, Jojo Moyes se confronte à un contexte historique déjà très présent dans la littérature (la Première Guerre Mondiale), et à un sujet qui a été quelquefois évoqué (au cinéma par exemple, dans Monuments men ou La femme au tableau), mais qui présente l'intérêt majeur de ne pas comporter de réponse évidente, la spoliation d’œuvres d'art et de biens durant les périodes de guerre. Car si l'opinion publique est favorable à la restitution du fait du préjudice subi par les familles des propriétaires initiaux, la situation est plus complexe dès lors que l'oeuvre a été revendue et que ses propriétaires actuels l'ont acquise de manière légitime.

L'auteur propose donc une intrigue faite de rebondissements et engageant le lecteur à réfléchir. Comme dans Avant toi, sous des abords légers, on découvre un sujet plus grave, exempt de facilité. Le style fluide, très vivant, est un atout essentiel pour capter la curiosité du lecteur, qui a tôt fait de s'attacher à Sophie en particulier, et est impatient de savoir ce qui a pu lui advenir : une idylle s'est-elle nouée avec le Kommandant? Est-elle restée fidèle à Edouard? Ce dernier est-il rentré de la guerre? L'éloignement temporel rend difficile la récupération de témoignages, et constitue un parti pris de l'auteur : l'amalgame est fait, lors du procès, avec le vol d’œuvres d'art par les nazis, tandis que l'histoire de Sophie date de 1916, et est très différente. Cependant, en contrepartie, les acteurs de l'époque ont tous disparu, ou presque, et le fait d'en convoquer quelques-uns est susceptible de décrédibiliser le réalisme du récit (ces protagonistes ayant alors au moins cent ans).

Un bémol, à mon sens, réside dans l'attitude acharnée de Liv, qui la rend très ambivalente : elle s'acharne à défendre que le portrait lui appartient, et veut croire qu'il est arrivé entre ses mains en toute légitimité, mais le dénouement final montre qu'il n'existait pas de preuve tangible qui aurait pu la porter à croire cela dès le début du procès, la situation contraire aurait tout aussi bien pu avoir lieu. En outre, si l'on pourrait comprendre l'attachement de Liv au tableau en tant que souvenir qui la lie à son époux disparu, il m'a semblé que cette dimension demeurait peu explorée, et aurait méritée de l'être davantage - ce qui, néanmoins, rendait difficile la progression de toute romance entre Liv et Paul.

En conclusion, Les yeux de Sophie est un roman qui se lit d'une traite, avec plaisir et non sans une certaine tension créée par l'intrigue haletante, néanmoins il présente certaines facilités dans l'intrigue qui pourront sembler peu crédibles aux lecteurs les plus soucieux de cohérence. Il conforte cependant le talent de Jojo Moyes et l'aisance avec laquelle elle nous entraîne dans l'illusion romanesque. 

Pour vous si...
  • Vous raffolez des histoires de trésors perdus...
  • ...et d'intrigues juridiques!

Morceaux choisis

"_Oh, Sophie! Je pourrais vous peindre tous les jours de ma vie, murmura-t-il contre ma peau.
Je ne savais pas avec certitude s'il avait prononcé "peindre" ou "prendre", mais, à ce stade, il était trop tard pour m'en préoccuper." (uh_uh)

"Il s'exprimait comme un juriste : rapide, intelligent, impatient quand on ne saisissait pas immédiatement où il voulait en venir."

"Son sourire est un rictus. Elle se surprend à observer les couples, les fissures domestiques de plus en plus visibles à chaque verre de vin supplémentaire."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 8 septembre 2017

Gazoline Tango, Franck Balandier

Parmi la foultitude de romans qui paraissent à l'occasion de la rentrée littéraire, celui de Franck Balandier se distingue au premier regard grâce à son titre improbable et oxymorique : quoi de plus éloigné que de l'essence et un tango? Bon, je vous le concède, la traduction était peut-être un poil trop littérale, sans doute faut-il voir davantage une référence à un tango explosif (un peu comme dans Zorro, ahhhhh Antooonio!!). Bref, en selle, allons voir de quoi il en retourne. 


Libres pensées...

Benjamin n'a pas de chance : il est né doté d'une sensibilité extrême au son, si bien que le moindre bruit l'insupporte, lui dont la mère est batteuse dans un groupe de rock féminin. Dans la cité où il grandit, il est bientôt connu pour ses manies bizarres, son allure étrange, avec son casque sans cesse vissé sur les oreilles qu'il ne quitte en aucun cas. Son entourage hétéroclite s'inquiète pour lui, depuis Isidore et Yolande, les voisins qui prennent soin de lui dès qu'ils en ont l'occasion, jusqu'à Mémé Lucette, qui le recueille lorsque sa mère part en tournée. Il devient un adolescent décalé, solitaire, et les relations qu'il noue sont systématiquement affectées par la "maladie" qui le touche. Un jour cependant, il fait la rencontre de Noémie, sourde et muette.

Vous l'avez sans doute deviné au synopsis, Gazoline Tango est un gentil roman, qui s'appuie sur des forces évidentes, à savoir, la personnalité un peu lunaire d'un protagoniste souffrant d'une "condition" rare, une galerie de personnages colorés, et un lieu dans lequel s'ancre l'histoire, à savoir, le quartier de banlieue dans lequel Benjamin vit. L'intrigue regorge de bons sentiments, elle est à la fois légère (de nombreuses anecdotes sont décrites avec humour, et donnent le sourire) et grave (de par la situation de Benjamin, et sa mélancolie doublée d'une certaine solitude).

Le récit pourrait donc être de ceux qui plaisent au grand nombre, de par ces ingrédients efficaces, néanmoins, il souffre d'une structure un peu trop audacieuse à mon goût, et à laquelle je n'ai trouvé aucune explication : le mode de narration est alterné, certains chapitres répondent à une narration interne (depuis le point de vue de Benjamin qui devient "je") et d'autres à une narration externe (Benjamin n'est plus le narrateur, il est observé, et devient "il"). Cette technique m'a laissé circonspecte, j'ai en tout cas manqué d'imagination et n'ai pas saisi la raison pour laquelle la narration n'était pas stable, en particulier parce que la façon dont est abordé Benjamin par le narrateur externe ne tranche pas nettement avec la façon dont Benjamin se perçoit lui-même, ce qui rend le narrateur externe caduc à mes yeux : sa vision ne présente pas d'intérêt spécifique par rapport à celle de Benjamin, qui est satisfaisante pour suivre le cours de l'histoire.

L'intrigue est par ailleurs plaisante, cependant j'ai senti mon intérêt se diluer au fil de la lecture, à mesure que la vie de quartier laissait place aux interrogations de Benjamin et à l'évolution de sa "maladie", ainsi qu'à la "résolution" finale.

Il y a donc de belles choses dans ce roman tendre, à côté duquel j'ai le sentiment d'être passée, à regret. Je vous souhaite d'y être plus réceptif que je n'ai pu l'être!


Pour vous si...
  • Vous êtes fasciné par la synesthésie 
  • Vous n'êtes pas pointilleux sur le choix du mode narratif

Morceaux choisis

"Je m'étais très vite attaché à ce Jean-Sébastien Bach. Il aurait pu être mon père. Je l'avais cru au début. Mais ça ne collait pas au niveau des dates. Je ne comprenais pas non plus comment on peut enregistrer un disque quand on est mort depuis deux siècles et demi. Le père Germain m'avait alors expliqué l'arnaque : sur le disque, ce n'était pas Jean-Sébastien qui jouait, mais des remplaçants."

"A la cité des peintres, on s'aime d'abord par peur de se retrouver seul, vraiment tout seul. La solitude nous fait nous rapprocher, nous donner la main, puis nous unir. J'ai aimé pareil, à reculons, pour empêcher la mort d'avancer. J'ai aimé pour vaincre ma solitude. J'aurais dû retenir la première fille qui passait par là. Elle n'est jamais passée. Ou alors, je n'ai pas su la reconnaître. Je suis parti à sa recherche, longtemps, je suis parti."

"Ces gens-là n'ont pas besoin de nous! C'est évident! Nous n'avons plus rien à faire avec eux!
Elle semblait appuyer sur ce "eux" d'une façon particulière, comme pour indiquer que tous ses engagements jusque-là n'avaient été que des subterfuges pour marquer sa supériorité, sa domination, la nécessité d'elle, partout où elle passerait, où elle était passée. L'humanitaire envisagé comme une forme moderne de colonisation. La continuation, version soft, pour se donner bonne conscience, de celle d'hier."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 7 septembre 2017

La serpe, Philippe Jaenada

Ô joie, ô bonheur, ô ribambelle de gourmandises encapuchonnées de sucre déversées sur la ville, le nouveau Jaenada est de retour! Arrêtez tout, coupez tout, virez votre mère, isolez-vous pour de bon, c'est le moment de partir à l'aventure!


Libres pensées...

Depuis quelques romans, Philippe Jaenada a inventé une sorte de nouvelle forme romanesque : l'enquête littéraire. Il y a sans doute dans le monde des livres des initiatives approchantes, mais l'approche de Jaenada est très particulière, à savoir qu'il se saisit d'un personnage du XXe siècle, plus ou moins connu, et s'en va exhumer sa vie, ne rechignant pas à aller fouiller les archives et les documents d'époque, analysant les témoignages, les moindres preuves restant de cette période plus ou moins éloignée, pour en offrir une lecture nouvelle. Ainsi avait-il procédé pour Sulak (que je n'ai pas encore lu, mais cela ne saurait tarder) et La petite femelle, et il récidive avec La serpe.

Son sujet lui est venu par le biais d'un ami, descendant d'Henri Girard, qui est au coeur de l'intrigue. Connu sous le pseudonyme de Georges Arnaud, auteur du Salaire de la peur, devenu un film de Clouzot, Henri Girard est accusé, à 24 ans, d'avoir tué son père, sa tante et la domestique dans le château familial d'Escoire. Alors que les preuves semblent être contre lui, à la surprise générale, il est néanmoins acquitté, à la suite de quoi il s'expatrie en Amérique latine dont il reviendra des années plus tard.

D'abord réfractaire, Jaenada, comme toujours, se prend au jeu, et nous y prend avec lui. Son enquête se divise en deux parties, avec un glissement subtil de la première à la deuxième, correspondant à la prise en compte d'indices invalidant la thèse initiale.

Car si l'on se livre à l'exercice en toute bonne foi, il est facile de se faire un avis à l'emporte-pièce, sur la base de traits saillants concernant la situation, et le principal suspect. Henri Girard, disons-le, n'a rien du jeune homme effarouché et meurtri que l'on voudrait se représenter, il adopte un comportement erratique (n'hésite pas à se mettre au piano pour jouer Tristesse de Chopin alors que la police scrute le lieu du crime, quelques heures après la découverte des cadavres), manifeste une certaine arrogance, une froideur qui colle mal avec le drame qui serait celui d'un homme venant de perdre sa famille proche (ce qui, pourtant, est objectivement le cas). En outre, son humeur colérique est connue, tout comme ses disputes avec son père et sa tante, il a le profil d'un mauvais garçon de bonne famille, gâté, ingrat, tire-au-flanc, et, par-dessus le marché, condescendant, en tout cas ainsi est-il perçu par les témoins qui s'expriment lors de son procès.

A la première lecture du procès en question, ayant sous les yeux les preuves avancées par les policiers, la culpabilité d'Henri Girard ne fait pas un pli, et l'on s'indigne de la clémence dont fait preuve à son égard le juge, n'hésitant pas à lui graisser publiquement la patte, l'assurant de l'injustice dont il est victime, et qui, à nos yeux de lecteur exalté, est tout sauf manifeste. Autre source de frustration : la défense du jeune homme est assurée par l'un des plus grands avocats de l'époque, Maurice Garçon, dont on sait déjà qu'il a pu retourner l'opinion lors du procès et garantir la liberté à son client. Ce que l'on ne voit pas d'un bon œil, puisque à ce stade, je vous le rappelle, Henri est coupable, on n'en doute pas une seconde.

Pourtant, peu à peu, alors que Jaenada progresse et exhume de nouveaux éléments, ce doute s'instille, le désagréable sentiment que quelque chose cloche, qu'une aspérité nouvelle vient de surgir. C'est là que brille le mieux l'art de l'auteur : dépouillant les vieux documents, relisant les témoignages, analysant les preuves au point d'aller lui-même tester sur place la véracité de ce qui a été rapporté, il confronte les différentes versions du triple meurtre à la réalité, et débusque les approximations, les allégations infondées, les mensonges.

Notre sang ne fait qu'un tour, notre sens indéfectible de la justice se met en émoi, et nous voilà repartis à la recherche de la vérité, un peu honteux tout de même d'avoir, nous aussi, bien vite condamné Henri, mais bon, il ne s'en formalisera pas, on n'était pas les premiers non plus.

L'enquête est époustouflante, on se croirait dans un épisode des Experts version longue et version palpitante, Philippe Jaenada parvient avec brio à faire surgir le bon sens d'une affaire historique, et avance une thèse dont j'ai, pour ma part, été assez convaincue.

Je ne vous en dirai pas plus, ce serait vous gâcher le plaisir, et ce serait méchant de ma part.

Tout ce que je peux vous dire, c'est que Philippe Jaenada signe ici un livre foisonnant, drôle et pourtant sérieux, et vous embarque dans une expérience de lecture unique, à l'instar de La petite femelle, sur un sujet pourtant très éloigné.
Je ne peux que vous le recommander, et prendre mon mal en patience en attendant les prochaines aventures de Philippe, Anne-Catherine et Ernest... 

Pour vous si...
  • Vous étiez un grand fan de Cold Case, et n'êtes jamais aussi satisfait que lorsqu'un vieux mystère trouve enfin sa résolution.
  • Vous vous attachez facilement aux anti-héros, un peu comme Pauline Dubuisson. 

Morceaux choisis

"En 1941, il songera à vendre le château d'Escoire pour acheter une propriété près de chez elle [Madeleine], dans l'Eure, à Conches-en-Ouche (le saucisson pur porc comme on l'aime chez nouches)."

"Intrigué (je suis l'homme des énigmes, un détective-né, un véritable cochon truffier - ça tombe bien, je vais dans le Périgord), j'ai fouillé un moment dans l'ordinateur de bord et j'ai trouvé, car je suis fort."

"Jacques Lanzmann écrira : "Julliard ne craignait que Georges Arnaud, et il y avait de quoi. Georges inquiétait tout le monde. Il vous plantait son regard de ciel noyé en plein dans les yeux, et ne lâchait prise qu'après avoir obtenu satisfaction. C'était un dur à cuire, qui mangeait tout cru ses adversaires." (La prochaine fois que je demande une avance chez Julliard, je tente le coup. Je leur plante mon regard d'épagneul dans les yeux et je ne lâche pas prise.)"

"Il est troublant de penser que la semaine précédente [ndlr : celle de sa mort], elle [Amélie], la tante de Henri] a dû annoncer plusieurs fois, avec insouciance et plaisir même, que le mardi 28 octobre, elle serait à La Souterraine [où elle devait visiter une amie]."

"L'avocat n'est plus en ville, il a disparu. (On n'apprendra que dix mois plus tard que le brave homme, injustement soupçonné de mollesse ou d'abandon de client par celui-ci, a été déporté au camp de Mauthausen, dont il ne reviendra qu'en juin 1945)"

"Mon livre sur Pauline Dubuisson, La Petite Femelle, s'est retrouvé dans la sélection finale de pas mal de prix littéraires et n'en a reçu aucun, non pas parce qu'il n'était pas terrible (ha ha, jamais de la vie), mais parce que je suis à la poisse ce que la poule cul-de-jatte est au renard. Mais qui a triomphé en terre périgourdine, au nez et à la barbe des favoris du prix Livre Inter? Qui a décroché haut la main le prix Razac-sur-Livre? Gloire aux jurés de la Dordogne!"

"Je ne sais pas si je suis trop sensible, mais c'est une image d'une grande tristesse, non? Disparu, cahin-caha. Pauvre petit Houellebecq, tout seul, avec sa valise trop lourde."

"Dans les deux cent cinquante pages de ce journal qui ont été retrouvées près de son cadavre, que j'ai lues en diagonale (et dans la douleur - oculaire - car Georges écrivait comme un cochon épileptique pressé), j'ai déjà qu'il n'évoquait sa famille qu'une fois, brièvement."


Note finale
5/5
(coup de cœur)