jeudi 7 septembre 2017

La serpe, Philippe Jaenada

Ô joie, ô bonheur, ô ribambelle de gourmandises encapuchonnées de sucre déversées sur la ville, le nouveau Jaenada est de retour! Arrêtez tout, coupez tout, virez votre mère, isolez-vous pour de bon, c'est le moment de partir à l'aventure!


Libres pensées...

Depuis quelques romans, Philippe Jaenada a inventé une sorte de nouvelle forme romanesque : l'enquête littéraire. Il y a sans doute dans le monde des livres des initiatives approchantes, mais l'approche de Jaenada est très particulière, à savoir qu'il se saisit d'un personnage du XXe siècle, plus ou moins connu, et s'en va exhumer sa vie, ne rechignant pas à aller fouiller les archives et les documents d'époque, analysant les témoignages, les moindres preuves restant de cette période plus ou moins éloignée, pour en offrir une lecture nouvelle. Ainsi avait-il procédé pour Sulak (que je n'ai pas encore lu, mais cela ne saurait tarder) et La petite femelle, et il récidive avec La serpe.

Son sujet lui est venu par le biais d'un ami, descendant d'Henri Girard, qui est au coeur de l'intrigue. Connu sous le pseudonyme de Georges Arnaud, auteur du Salaire de la peur, devenu un film de Clouzot, Henri Girard est accusé, à 24 ans, d'avoir tué son père, sa tante et la domestique dans le château familial d'Escoire. Alors que les preuves semblent être contre lui, à la surprise générale, il est néanmoins acquitté, à la suite de quoi il s'expatrie en Amérique latine dont il reviendra des années plus tard.

D'abord réfractaire, Jaenada, comme toujours, se prend au jeu, et nous y prend avec lui. Son enquête se divise en deux parties, avec un glissement subtil de la première à la deuxième, correspondant à la prise en compte d'indices invalidant la thèse initiale.

Car si l'on se livre à l'exercice en toute bonne foi, il est facile de se faire un avis à l'emporte-pièce, sur la base de traits saillants concernant la situation, et le principal suspect. Henri Girard, disons-le, n'a rien du jeune homme effarouché et meurtri que l'on voudrait se représenter, il adopte un comportement erratique (n'hésite pas à se mettre au piano pour jouer Tristesse de Chopin alors que la police scrute le lieu du crime, quelques heures après la découverte des cadavres), manifeste une certaine arrogance, une froideur qui colle mal avec le drame qui serait celui d'un homme venant de perdre sa famille proche (ce qui, pourtant, est objectivement le cas). En outre, son humeur colérique est connue, tout comme ses disputes avec son père et sa tante, il a le profil d'un mauvais garçon de bonne famille, gâté, ingrat, tire-au-flanc, et, par-dessus le marché, condescendant, en tout cas ainsi est-il perçu par les témoins qui s'expriment lors de son procès.

A la première lecture du procès en question, ayant sous les yeux les preuves avancées par les policiers, la culpabilité d'Henri Girard ne fait pas un pli, et l'on s'indigne de la clémence dont fait preuve à son égard le juge, n'hésitant pas à lui graisser publiquement la patte, l'assurant de l'injustice dont il est victime, et qui, à nos yeux de lecteur exalté, est tout sauf manifeste. Autre source de frustration : la défense du jeune homme est assurée par l'un des plus grands avocats de l'époque, Maurice Garçon, dont on sait déjà qu'il a pu retourner l'opinion lors du procès et garantir la liberté à son client. Ce que l'on ne voit pas d'un bon œil, puisque à ce stade, je vous le rappelle, Henri est coupable, on n'en doute pas une seconde.

Pourtant, peu à peu, alors que Jaenada progresse et exhume de nouveaux éléments, ce doute s'instille, le désagréable sentiment que quelque chose cloche, qu'une aspérité nouvelle vient de surgir. C'est là que brille le mieux l'art de l'auteur : dépouillant les vieux documents, relisant les témoignages, analysant les preuves au point d'aller lui-même tester sur place la véracité de ce qui a été rapporté, il confronte les différentes versions du triple meurtre à la réalité, et débusque les approximations, les allégations infondées, les mensonges.

Notre sang ne fait qu'un tour, notre sens indéfectible de la justice se met en émoi, et nous voilà repartis à la recherche de la vérité, un peu honteux tout de même d'avoir, nous aussi, bien vite condamné Henri, mais bon, il ne s'en formalisera pas, on n'était pas les premiers non plus.

L'enquête est époustouflante, on se croirait dans un épisode des Experts version longue et version palpitante, Philippe Jaenada parvient avec brio à faire surgir le bon sens d'une affaire historique, et avance une thèse dont j'ai, pour ma part, été assez convaincue.

Je ne vous en dirai pas plus, ce serait vous gâcher le plaisir, et ce serait méchant de ma part.

Tout ce que je peux vous dire, c'est que Philippe Jaenada signe ici un livre foisonnant, drôle et pourtant sérieux, et vous embarque dans une expérience de lecture unique, à l'instar de La petite femelle, sur un sujet pourtant très éloigné.
Je ne peux que vous le recommander, et prendre mon mal en patience en attendant les prochaines aventures de Philippe, Anne-Catherine et Ernest... 

Pour vous si...
  • Vous étiez un grand fan de Cold Case, et n'êtes jamais aussi satisfait que lorsqu'un vieux mystère trouve enfin sa résolution.
  • Vous vous attachez facilement aux anti-héros, un peu comme Pauline Dubuisson. 

Morceaux choisis

"En 1941, il songera à vendre le château d'Escoire pour acheter une propriété près de chez elle [Madeleine], dans l'Eure, à Conches-en-Ouche (le saucisson pur porc comme on l'aime chez nouches)."

"Intrigué (je suis l'homme des énigmes, un détective-né, un véritable cochon truffier - ça tombe bien, je vais dans le Périgord), j'ai fouillé un moment dans l'ordinateur de bord et j'ai trouvé, car je suis fort."

"Jacques Lanzmann écrira : "Julliard ne craignait que Georges Arnaud, et il y avait de quoi. Georges inquiétait tout le monde. Il vous plantait son regard de ciel noyé en plein dans les yeux, et ne lâchait prise qu'après avoir obtenu satisfaction. C'était un dur à cuire, qui mangeait tout cru ses adversaires." (La prochaine fois que je demande une avance chez Julliard, je tente le coup. Je leur plante mon regard d'épagneul dans les yeux et je ne lâche pas prise.)"

"Il est troublant de penser que la semaine précédente [ndlr : celle de sa mort], elle [Amélie], la tante de Henri] a dû annoncer plusieurs fois, avec insouciance et plaisir même, que le mardi 28 octobre, elle serait à La Souterraine [où elle devait visiter une amie]."

"L'avocat n'est plus en ville, il a disparu. (On n'apprendra que dix mois plus tard que le brave homme, injustement soupçonné de mollesse ou d'abandon de client par celui-ci, a été déporté au camp de Mauthausen, dont il ne reviendra qu'en juin 1945)"

"Mon livre sur Pauline Dubuisson, La Petite Femelle, s'est retrouvé dans la sélection finale de pas mal de prix littéraires et n'en a reçu aucun, non pas parce qu'il n'était pas terrible (ha ha, jamais de la vie), mais parce que je suis à la poisse ce que la poule cul-de-jatte est au renard. Mais qui a triomphé en terre périgourdine, au nez et à la barbe des favoris du prix Livre Inter? Qui a décroché haut la main le prix Razac-sur-Livre? Gloire aux jurés de la Dordogne!"

"Je ne sais pas si je suis trop sensible, mais c'est une image d'une grande tristesse, non? Disparu, cahin-caha. Pauvre petit Houellebecq, tout seul, avec sa valise trop lourde."

"Dans les deux cent cinquante pages de ce journal qui ont été retrouvées près de son cadavre, que j'ai lues en diagonale (et dans la douleur - oculaire - car Georges écrivait comme un cochon épileptique pressé), j'ai déjà qu'il n'évoquait sa famille qu'une fois, brièvement."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

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