mercredi 28 février 2018

Les rêveurs, Isabelle Carré

Premier roman dont on a beaucoup entendu parler depuis sa sortie en janvier, Les Rêveurs fait figure d'incontournable de cette rentrée littéraire d'hiver...


Libres pensées...

La narratrice (= l'autrice ici) nous raconte son enfance en région parisienne dans les années 1970, et en particulier l'histoire de ses parents, aux parcours cabossés, de sa découverte du théâtre.

Les rêveurs est un joli roman. La tendresse de la narratrice pour ses protagonistes, ses proches, est évidente, et fourmille entre les lignes. Il y a beaucoup d'humanité dans le regard qu'elle porte sur eux, dans sa tentative de reconstitution, de restitution d'une époque, d'un contexte social, de moeurs qui ne sont pas si lointaines.
Elle décrit d'abord sa mère, cette jeune femme naïve, innocente, qui néanmoins décide de mener un combat inattendu, de garder un enfant qui fera d'elle une fille-mère, et l'isolera dans sa propre famille.
Et puis, elle décrit aussi son père, qui rencontre sa mère et lui fera d'autres enfants, avant d'oser assumer son attirance pour les hommes, et, partant, son choix d'une autre vie.

La narratrice met en exergue les hasards, les coups du sort, le heurt brutal avec la réalité, avec la société autour qui pèse, qui juge, mais dont les protagonistes essaient de s'affranchir, ne suivant que leurs élans.

Le travail réalisé autour de la peinture des années 1970 porte ses fruits, car l'on s'immerge avec facilité et plaisir dans ce cadre. L'empathie de la narratrice imprègne le lecteur, l'en emplit à son tour, de sorte que l'on partage les peines, les difficultés, les dilemmes qui surgissent.
Une fois de plus, c'est la tendresse qui émane de ce texte qui m'a le plus marquée, et que je retiendrai. 

Pour vous si...
  • Vous vous plaisez dans les familles atypiques

Morceaux choisis

"Ce parfum n'existe plus. Ils l'ont arrêté au début des années quatre-vingt-dix. On devrait trouver des moyens pour empêcher qu'un parfum s'épuise, demander un engagement du vendeur - certifiez-moi d'abord qu'il sera sur les rayons pour cinquante ou soiante ans, sinon retirez-le tout de suite. Faites-le pour moi et pour tous ceux qui, grâce à un flacon acheté dans une parfumerie ou un grand magasin, retrouvent l'odeur de leur mère, l'odeur d'une maison, d'une époque bénie de leur vie, d'un premier amour ou, plus précieux encore, quasi inaccessible, l'odeur de leur enfance."

"Je devais appeler mon grand-père Bon-Papa. Lui nommait tous ses enfants et ses petits-enfants garçons ou filles confondus : "Mon petit gros". Il aimait inventer des mots qui, aussitôt, devenaient notre vocabulaire usuel. Voulait-il souligner son appartenance à une grande famille qui, comme un pays, aurait sa propre langue ? Ou simplement rendre vivante l'idée du clan ?"

"Je rêve surtout de rencontrer des gens. Je n'ai jamais trouvé simple de faire connaissance, ailleurs que sur un plateau. Mais on se quitte une fois le tournage ou la pièce terminé, et on ne se revoit jamais comme on se l'était promis... Aussi je m'offre une seconde chance, j'écris pour qu'on me rencontre."

Note finale
3/5
(mignon)

mardi 27 février 2018

Le corps des bêtes, Audrée Wilhelmy

Audrée Wilhelmy est une autrice québécoise qui s'est distinguée dès la parution de ses premiers romans, à partir de 2011. Le corps des bêtes est son troisième roman. 


Libres pensées...

A Sitjaq, la famille de Mie forme un clan qui vit de ce que les hommes ramènent de la mer, jusqu’à ce qu’ils y disparaissent. Noé, sa mère, n’a jamais vu revenir son conjoint, le père de Mie, et est restée auprès de la Vieille et d’Osip, le frère de cet homme qui l’aimait brutalement. Mie grandit entre eux, apprend l’hostilité et les secrets de cette terre rocailleuse, la relation tendre qui unit bientôt Noé à Osip, et, alors qu’elle a douze ans, demande à son oncle Osip de lui apprendre le sexe, ce qu’il lui refuse.

Bref bref bref, après cette entrée en matière, je suis certaine, braves amis, que vous êtes prêts à tout entendre. Comme on pourrait s'en douter à la lecture du synopsis, Le corps des bêtes est un récit très (TRES) singulier.
Ne vous attendez pas à trouver une intrigue linéaire, claire et solide. En réalité, vous jonglerez à la lecture entre plusieurs périodes temporelles, et aurez, pour commencer, un mal de chien à distinguer les personnages, qui sont identifiés tantôt par leur nom, tantôt par leur rôle dans la famille. Exemple : Noé est la mère. Ca paraît tout simple, mais ça ne m'est pas apparu limpidement, croyez-moi.

Renoncez, également, à toute norme en matière de relations familiales. Les codes occidentaux classiques sont légèrement transgressés, ce qui s'exprime à travers la relation entre Osip et Noé, qui est techniquement sa belle-soeur, et, de façon plus magistrale encore, à travers la relation entre Mie et Osip (pour sa défense, Osip semble ne pas y être pour grand chose).
Ce qui tombe bien, puisqu'on n'est pas vraiment sûrs de se trouver en Occident. En fait, on est sûrs de rien, puisque Sitjaq n'existe pas sur Google (et, c'est bien connu, ce qui n'existe pas sur Google ne peut pas exister IRL). Tout ce que l'on sait, c'est que Sitjaq est en bord de mer, que la terre est aride, rocailleuse, que ceux qui vivent là vivent chichement, à la dure.

D'ailleurs, les êtres sont avares de paroles, ils s'en tiennent aux choses les plus élémentaires, ne parlent pas de sentiments, d'émotions, ce qui les rend principalement insaisissables.

La progression du récit est un peu chaotique, alternant différentes périodes de la vie de Mie et de ses aïeuls.

L'écriture, enfin, est très particulière, et peu déstabiliser le lecteur. Elle est assez abrupte, donne peu de matière pour voir se dégager une intrigue, peu aidée en cela par la structure, et donne l’impression qu’il ne se passe pas grand-chose. On ne peut néanmoins lui ôter son originalité, et le fait qu'une voix unique se dégage du récit.

Une fois la lecture terminée, le lecteur peut s’interroger sur ce que lui a raconté le roman. L’histoire familiale allant à l’encontre des bonnes mœurs et de toute morale est une réponse, mais cet aspect n’est pas systématiquement au cœur de l’intrigue, et est abordé de biais (la demande incongrue de Mie à son oncle n’intervient qu’en fin de récit). Le corps des bêtes laisse l’impression d’avoir voyagé dans un univers décalé, inconnu, et un sentiment de malaise persistant.

Pour vous si...
  • Vous n'aimez pas qu'on vous mâche le travail. Non, le mieux, c'est quand l'intrigue est tellement diffuse que l'on en vient à douter de son existence. 
  • Vous n'avez pas de limite. Surtout lorsqu'il s'agit des sentiments familiaux. 
Morceaux choisis

"Tu es plus grande que Sitjaq."

"Noé, fille d'un cygne et d'un cerf, est blanche biche, buse, salamandre, louve, sirène, baleine.
Noé est reine des abeilles.
Ces reines qui partent sans attendre de voir si la nouvelle souvereine sera assez forte pour les remplacer."

Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 26 février 2018

Hâte-toi de vivre ! Laure Rollier

Laure Rollier est auteur, blogueuse et caricaturiste, nous dit le blog "Ensemble Maintenant" auquel elle collabore. Elle a déjà à son actif un recueil de poésie, et Hâte-toi de vivre ! est son premier roman. 


Libres pensées...

Léona est professeur de philosophie dans un lycée d’Agen. Un jour, en se rendant au lycée, elle est victime d’un accident de la route. A son réveil, elle réalise qu’elle voit le fantôme de sa grand-mère décédée, Mamie Lina. Son quotidien s’articule désormais avec ce nouveau personnage dans sa vie, dont elle tente de cacher l’existence à ses amis, Louise et Juju. En parallèle, Léona reprend sa vie normale, ponctuée de tribulations ordinaires.

Le roman raconte le quotidien de Léona avec humour, de sorte que son accident et les séquelles peuvent parfois sembler anecdotiques, dans la mesure où ses relations avec ses amis et sa vie amoureuse prennent le pas sur la présence ponctuelle de sa grand-mère, et le secret familial qui s’est noué autour de sa disparition.

La structure est très classique : élément déclencheur, développement, résolution.
Les personnages sont ordinaires, sympathiques, ce qui favorise une proximité, renforcée par l’humour de la narratrice Léona, qui la rend attachante. Les personnages secondaires contribuent à rendre le quotidien de Léona drôle et agréable, qu’il s’agisse de sa colocataire et collègue Louise et de sa fille Tess, des autres collègues et amis, de sa famille (à commencer par Mamie Lina) ou du bel Enrique.

L’écriture est simple, orale, et rend globalement le roman très abordable. Le registre de langue peut par moment être familier, mais ne verse jamais dans la vulgarité et ne met pas mal à l’aise. Le texte est en grande partie constitué de dialogues.

Hâte-toi de vivre repose donc sur une intrigue et une chute convenues, ce n'est pas un roman dont on apprend quelque chose, mais plutôt une lecture divertissante, qui comprend les ingrédients classiques que l'on peut trouver dans les romans grand public, qui se retrouve tout à fait dans la tendance actuelle de la littérature "feel-good".

Un roman, donc, sympathique et sans prétention.

Pour vous si...
  • Vous êtes amateur de feel-good...

Morceaux choisis

"J'ai emballé sept ans de vie, dans vingt-cinq mètres carrés, mais sept ans quand même, et j'ai atterri dans le Lot-et-Garonne. Ouais, moi non plus je ne savais pas que cela existait. Je suis Toulousaine, enfin, j'y suis née, mes parents y vivent. A partir de quand peut-on considérer que l'endroit où vivent tes parents est indépendant du tien ?"

"Oui, je suis pathétique, j'ai confié mon avenir personnel à une de mes élèves. Et parce que je suis aussi une fille courageuse, je lui ai envoyé un SMS."

Note finale
2/5
(pas mal)

vendredi 23 février 2018

The disaster artist, Greg Sestero

Mes chers amis, je vous parle aujourd'hui d'un livre qui me tient beaucoup, beaucoup à coeur.
J'ai nommé : le grand, le fabuleux, le "Oh Hi Mark", s'il vous plaît, The Disaster Artist


Libres pensées...

Pour bien comprendre la teneur et le sens de ce qui va suivre, il est capital, si ce n'est pas déjà fait, que vous vous ménagiez un moment égoïste, un moment où vous serez prêt à tout voir, tout entendre, où vous ouvrirez vos chakras, où vous repousserez les limites du bon sens, un moment que vous consacrerez au visionnage du film le plus génialement nul de toute l'histoire du cinéma, The Room.

The Room est un film américain, sorti sur les écrans en 2003, écrit, réalisé, produit par Tommy Wiseau, qui joue le rôle principal, celui de Johnny, un brave garçon qui travaille à la banque, est fiancé à Lisa, qu'il va épouser dans un mois, et est si heureux dans sa vie de pouvoir compter sur ses amis, surtout Mark, son meilleur ami. Mais voilà, Lisa, cette manipulative bitch, s'ennuie auprès de Johnny, et décide de séduire Mark. Et Mark, bien que meilleur ami, trahit Johnny.
Voilà le topo de The Room. Je ne vous en dis pas plus, ce serait gâcher le plaisir, et là ce serait criminel.

Sachez juste que The Room est un film qui sort de l'ordinaire, qui n'a rien à voir avec tout ce que vous avez pu croiser jusqu'alors en matière de production cinématographique. Intrigue bancale, dialogues de sourds, plans trop longs, moches, qui piquent les yeux, stéréotypes, répétitions, incohérences, répliques tellement nulles qu'elles en deviennent cultes, rien ne nous est épargné. Et le pire, c'est que ce n'est pas volontaire.

Bref, vous l'aurez compris, pour peu que l'on s'arme de second degré, The room vaut VRAIMENT le détour.

A sa sortie, il n'a reçu que peu d'écho, mais sa notoriété n'a cessé de croître, en tant que film génialement nul, le plus puissant nanar de tous les temps, jusqu'à l'année 2013, durant laquelle Greg Sestero, ami de Tommy Wiseau IRL et jouant Mark in The Room, a publié un roman, The Disaster Artist, dans lequel il raconte sa rencontre avec Tommy Wiseau, l'évolution de leur relation devenue amitié, et son expérience du tournage de The Room.

Le livre a reçu un bel accueil de la critique, et a même donné lieu à une adaptation cinématographique réalisée par James Franco (rien que ça), qui sort sur nos écrans en France le mois prochain.

C'est de ce livre que je vous parle aujourd'hui.

Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, The disaster artist est un bon livre.

On y découvre, parmi de multiples anecdotes savoureuses, que Greg Sestero est quelqu'un de lucide, étonnamment normal, ce qui rend nombre de situations d'autant plus douloureuses ou incompréhensibles.

De manière habile, Sestero interroge son amitié avec Tommy Wiseau, qui est la question qui vient naturellement à l'esprit : comment devient-on le meilleur ami de Tommy Wiseau ? Comment se retrouve-t-on à jouer dans le film le plus génialement nul de tous les temps ?
Autant de questions auxquelles il s'efforce de répondre, reconstituant l'histoire de sa relation avec Tommy, et, en creux, l'histoire de Tommy lui-même, entourée d'un halo de mystère.

Car les sentiments qu'inspire Tommy sont ambigus : détestable par moment, gonflé d'un orgueil démesuré, pathétique et triste bien souvent, au point que l'on en oublie son aversion pour le prendre en pitié. Car ce qui caractérise Tommy Wiseau, c'est, bien sûr, son "décalage", sa détermination sans faille à percer dans un milieu qui n'a de cesse de le rejeter, de le renvoyer à son insignifiance, à son inadéquation, son étrange assurance et ses références à dormir debout ("il faut que l'on voie mon cul pour que le film se vende"), mais en filigranes, surtout, sa solitude immense.

The disaster artist est bourré de moments d'anthologie (la première fois que Greg voit Tommy sur scène pendant un cours de théâtre, la rencontre entre Tommy et la mère de Greg, la réalité backstage du tournage de The Room et les anecdotes incroyables...), et est un roman qui n'a de cesse d'interroger son protagoniste, de tourner autour, de reconstituer sa complexité et ses paradoxes, à la manière de grands romans de tous genres et de toutes époques (le Meursault de Camus, le Bardamu de Céline, plus récemment les personnages de Chalandon, et de tant d'autres...). Tommy Wiseau est l'anti-héros inattendu, qui accomplit ce qui est d'ordinaire réservé aux héros ; lui le fait en acceptant de se draper du costume du ridicule, bien que cela n'ait pas été son projet initial.

J'ai apprécié, au-delà de ce qu'il y a de fascinant à pénétrer par le biais de la lecture dans les coulisses de The Room, la sincérité que j'ai ressentie dans la démarche de l'auteur, qui ne cherche pas à dissimuler l'intérêt immédiat qu'il a perçu dans sa relation avec Tommy, et qui l'a longtemps motivé à maintenir cette relation, et qui s'emploie à restituer ce qui a été une expérience éprouvante.

Le style est agréable, on se laisse complètement captiver par l'histoire de Greg et Tommy, par le parallèle réalisé avec les intrigues du Talentueux M. Ripley et de Sunset Boulevard, en bref, The disaster artist est une franche réussite.
Sheep sheep sheep...

Pour vous si...
  • Vous voulez percer le mystère Tommy Wiseau ;
  • Vous voulez savoir comment tout ça a commencé.

Morceaux choisis

"Pour des raisons que personne ne comprenait, même pas moi, à chaque fois que j'arrivais à ma réplique sur la femme battue, Tommy s'esclaffait avant de déclamer la sienne. C'était perturbant. C'était inquiétant. Prise après prise, Tommy/Johnny réagissait toujours à l'histoire de l'hospitalisation de cette femme imaginaire avec le même rire franc."

"Si vous le pouvez, je vous supplie de regarder cette scène. Elle dure sept secondes. Trois heures. Trente-deux prises. Et ce n'était que le second jour du tournage."

"Je faisais confiance à Tommy. Il était mystérieux et d'humeur changeante, mais c'était aussi quelqu'un de généreux, et je pouvais compter sur son soutien. En observant Tommy au cours de Shelton, j'avais eu l'impression qu'on l'avait jugé toute sa vie. En ce qui concerne les relations amicales, tout du moins, je supposais que quasiment personne ne lui avait laissé sa chance. J'avais envie de tenter le coup. Ce que je ne m'abouais pas à ce moment-là, ou que je refusais de m'avouer, c'était que j'avais rencontré Tommy à un moment de ma vie où j'étais désespérément seul. J'avais autant besoin d'un ami que lui. Peut-être même encore plus."

"J'ai le nom de ton personnage, maintenant, a dit Tommy en me regardant. Tu seras Mark, comme ce mec, là, Mark Damon."

Note finale
5/5
(coup de coeur)

jeudi 22 février 2018

Toni, Line Papin

Line Papin nous avait intrigués avec son premier roman, L'éveil, et son style comparé à celui de Duras. Elle revient avec un deuxième roman au cadre plus germanique. 


Libres pensées...

Ezra et Anton sont cousins. Anton, dit Toni, révèle dès l'adolescence une fibre artistique qu'il exprime d'abord à travers la photographie. Il développe une aura, une sorte de fascination qu'il exerce sur son entourage, s'en faisant aimer sans difficulté. A Berlin, Toni et Ezra découvrent la vie nocturne, la fête, l'insouciance. A Rummelsburg, ils transforment un vieil hôtel en boîte de nuit, le Palais, qui devient bientôt incontournable pour la jeunesse berlinoise.

La lecture de Toni m'a laissé un sentiment partagé.

Le thème choisi, et l'intrigue, manquent d'originalité. L'insouciance de la jeunesse, la fête, la drogue, tout cela a déjà été beaucoup écrit, beaucoup filmé, et le personnage de Toni, sorte d'ange déchu, n'est pas sans évoquer certaines grandes figures de la littérature, à l'instar de Gatsby, sans en avoir la puissance.

A cet égard, Toni m'a déçue, je m'attendais à plus d'audace, plus de cran.

Cependant, Line Papin développe dans ce roman son art du récit, qui m'a semblé inégal, mais réserve quelques moments de grâce, des tournures et des passages où perce une vérité qui nous frappe soudain, nous transcende, et donne alors au texte l'allure du sublime.

Je reste donc persuadée que Line Papin peut nous en remontrer, et nous réserve de très belles surprises, cependant Toni est à mon sens un deuxième roman en demi-teintes, qui ne révèle pas l'ampleur de son talent.


Pour vous si...
  • Vous vous perdriez bien dans la folie des nuits berlinoises. 

Morceaux choisis

"Et la première chose à laquelle il a pensé, quand on lui a annoncé sa mort, c'est qu'il se souviendrait toute sa vie de ces murs en carrelage blanc, de cette lumière crue aussi, jaune, de néon, qui tombait dessus et y marquait un sinistre reflet, au milieu de chaque carreau, vitreux, glissant."

"Nous étions les rois dans l'enceinte du Palais. Or la réputation de celui-ci allait grandissant, et nous devenions ainsi les rois de Rummelsburg, de Berlin, croyions-nous, de l'Europe enfin, du monde ! La fête n'avait de sens qu'au Palais, semblait-il, était possible en son enceinte uniquement. Nous possédions les clés de la joie. En dehors, ils n'oseront jamais rire. Tout ce qui est au-dehors, d'ailleurs, est morne. La brillance est à l'intérieur. C'est ce que disait cette queue alignée, devant. Le Palais n'est plus une proposition parmi d'autres : il est le point obligé, si l'on ne veut pas mourir d'ennui."

"Toni, rien ne lui paraissait impossible, et ce n'était pas du courage, c'était une inconscience enfantine. Il inventait tout, écartait tout, faisait de ce qui l'entourait son terrain, taillé à sa façon : tout lui appartenait ; et l'étendue de ses possibilités était immense. Toni était à la taille de Berlin, aussi étendu, et il pouvait la parcourir en un claquement de doigts : il était l'ange de la ville."

"Je monte les marches et sais, marche après marche, que j'ai fait de lui un héros. C'est pour moi qu'il joue. Kambrera, c'était pour moi, et Reeperbahn aussi, et le Palais encore, tout était pour moi. Lequel des deux cousins est le plus fou, le plus artiste ? Une dernière marche. Lequel de nous deux le plus pinceau ou le plus muse ? Le grenier est plongé dans la pénombre. J'ai besoin d'appeler quelqu'un. J'ai besoin d'entendre qu'une vérité a eu lieu, qu'il n'a pas tout inventé et moi non plus."


Note finale
2/5
(pas mal)

mercredi 21 février 2018

Marina, Carlos Ruiz Zafon

Je vais faire cet aveu rapidement, et puis on n'en parlera plus : il y a quelques jours encore, je n'avais jamais rien lu de Carlos Ruiz Zafon. Mais maintenant, ça va mieux, puisque j'ai lu Marina


Libres pensées...

Oscar, quinze ans, est pensionnaire à Barcelone. Un jour, il s'abandonne dans une demeure qu'il croit abandonnée, dérobe une montre, et s'enfuit. Mais le destin le ramène sur les lieux de son méfaits, et il fait la connaissance du propriétaire des lieux, German, et de sa fille, Marina, dont il se rapproche et avec laquelle il devient ami. A ses côtés, ils investiguent sur un mystère qui les conduit devant une tombe engravée d'un papillon noir. Entraînés de rebondissement en rebondissement, ils vont découvrir le sinistre secret gardé par un savant fou...

Marina s'apparente à un roman d'aventure, les protagonistes se retrouvant pris dans un engrenage qui les mène de découverte en découverte, avec une intrigue habilement ficelée, flirtant avec le fantastique au point de valoir au lecteur quelques suées.

A cet égard, l'action est très présente, rythme l'intrigue, et tient le lecteur en haleine. L'univers créé par Zafon est sinistrement efficace, favorisant l'angoisse et rendant palpable la tension qui émane du récit. L'introduction, figurant un Oscar perdu dans une gare, indifférent aux avis de recherche lancés à son endroit, facilite une immersion immédiate, et fait naître la curiosité.

Les personnages permettent de mettre en scène une large palette de sentiments, depuis la peur jusqu'à l'amour, et le style, abordable, permet au roman d'être accessible au plus grand nombre.

Marina est donc un roman susceptible de plaire au plus grand nombre, qui a l'audace d'aller se promener sur les lisières du fantastique, mais qui, à mon goût, repose sur des mécanismes un peu trop évidents, comme si l'auteur s'était employé à cocher toutes les cases des ingrédients pour best-seller.

Je n'ai pas passé un mauvais moment, loin de là, mais le récit m'a paru manquer d'authenticité et de fougue. Dommage ! 

Pour vous si...
  • Vous êtes du genre footballer, droit au but et sans les mains, et en la matière, l'efficacité est reine. 

Morceaux choisis

"Mon meilleur ami au collège était un garçon au regard pénétrant et au tempérament nerveux qui insistait pour se faire appeler JF, bien que ces initiales n'aient que bien peu à voir ou même rien du tout à voir avec son vrai nom. JF avait une âme de poète libertaire et un esprit si aiguisé qu'il lui arrivait parfois de se couper la langue avec."

"En temps de guerre, changer d'identité signifie naître une seconde fois. Laisser derrière soi un passé indésirable. Vous êtes très jeunes, et vous n'avez pas vécu une guerre. On ne connaît pas vraiment les gens tant qu'on n'a pas vécu une guerre..."

Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 20 février 2018

L'indolente, Françoise Cloarec

Françoise Cloarec est psychanalyste, peintre et écrivain. Son dernier ouvrage conjugue ces trois domaines, puisqu'elle part à la recherche de Marthe Bonnard, et tâche de percer son mystère. 


Libres pensées...

Derrière Marthe Bonnard, l'épouse discrète du célèbre peintre post-impressionniste, se cache Maria Boursin, de son vrai nom, une jeune fille qui a fait table rase de son identité et de son passé lors de sa rencontre avec celui qui allait devenir son mari, et qui ne s'est jamais retournée.
Marthe et Pierre Bonnard vont vivre toute leur vie ensemble, jusqu'à la mort de Marthe, après quoi, par souci de facilité, Pierre crée un faux testament (il a alors plus de soixante-quinze ans et est assez isolé, les deux époux n'ayant pas eu d'enfant) pour ne pas affronter la montagne administrative qui l'attend pour pouvoir continuer à jouir de ses biens, qui est dénoncé à sa propre mort, lorsque la famille de Marthe, avec laquelle elle n'avait plus de contact depuis des années, se manifeste pour hériter.

La démarche de Françoise Cloarec n'est pas évidente : elle se fixe sur le personnage de Marthe Bonnard, déterminée à en percer le mystère, alors que la matière qu'elle récolte est bien maigre. Des tableaux de Marthe, elle en trouve à la pelle, ils pavent l'oeuvre de Bonnard. Mais sur l'identité, les pensées, les motifs réels de Marthe, elle ne peut que spéculer.

Elle exhume la correspondance, les quelques éléments qui ont survécu au temps, et il apparaît que la vie de Pierre et Marthe a été tout ce qu'il y a de plus rangé, de plus simple, loin des feux de la rampe et de la vie dissolue d'autres peintres de la même époque.

A ses côtés, on s'interroge sur ce qui a poussé Marthe à s'imaginer aristocrate déchue, orpheline de surcroît, lorsqu'elle croise Pierre Bonnard et qu'elle est encore toute jeune fille, les raisons qui ont pu l'éloigner de sa famille à ce point. Passé sordide ? Rêve d'ascension sociale ? Passion amoureuse exclusive ?
L'auteur ne peut guère nous apporter de réponses, mais dresse un portrait avec ce qu'elle possède, explore ce que nous disent les tableaux de Bonnard de l'intimité du couple, du regard de Pierre sur Marthe, de celui de Marthe sur Pierre, alors même que leur vie de couple a connu des remous par moment (Pierre s'étant fendu de quelques infidélités).

L'indolente est donc un récit volontaire, qui peine à bâtir du fait du manque de matière, mais qui essaie consciencieusement, qui creuse, explore, envisage, et a le mérite de prendre pour sujet la muse, la femme, faite de courage et de fragilités.


Pour vous si...
  • Vous êtes toujours curieux de découvrir la femme derrière l'artiste.
  • Vous vous demandez comment on peut être l'un des plus grands artistes du XXe siècle, et négliger un truc aussi élémentaire que son testament (comme quoi, la phobie administrative, ça ne date pas d'hier). 

Morceaux choisis

"Cette solitude avec Marthe, pour ne pas être étouffante, il la confie aux autres grâce à la peinture. Il la libère. Le quotidien enferme, la peinture ouvre. Il nous raconte la vie banale, répétitive, monotone, avec beauté. Grâce à des tons originaux, un point de vue et une composition décalés, une lumière travaillée, il se rassure, il nous rassure.
Il nous livre son monde connu, le sublime, en fait une oeuvre.
Qu'est-ce qu'un couple ?"

"Seul, âgé, Bonnard peint, toujours dépouillé de toutes les passions qui ne sont pas la peinture. Il se délivre du noir intérieur dans la couleur."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 19 février 2018

La débrouillardise, Lucie Land

Lucie Land est une baroudeuse comme on n'en fait plus. Ancienne circassienne, voyageuse insatiable, son premier roman, Gadji! est publié en 2008. La débrouillardise s'apparente à la suite de cet opus, dans lequel on retrouve sa protagoniste Katarina. 


Libres pensées...

Katarina a 17 ans, elle est rom, originaire de Roumanie, et vit avec son père Zeus et ses quatre frères. Son quotidien est rythmé par ses errances dans la ville, la musique jouée par sa famille, les rencontres au gré du hasard, le temps passé avec Chavolo, son ami d’enfance, et les livres qu’elle dévore. Entre Paris et Marseille, elle tente de s’évader, de goûter à la liberté de son adolescence, vécue à la marge de la société.

De par le style et la personnalité de la narratrice, le roman m’a rappelé des livres comme Bianca de Loulou Robert. Le ton est très actuel, et j’ai apprécié dans La débrouillardise le choix d’un milieu peut-être peu représenté habituellement, ce qui permet d’aborder la situation d’êtres laissés « à la marge », qui se « débrouillent » pour survivre et ont des aspirations, l’espoir d’échapper à un avenir étriqué.

Le récit évolue au fil des vagabondages de Katarina, et si certaines rencontres le font progresser (notamment celle de Robin, un jeune homme de bonne famille qui la séduit, puis de Benti, un vieil homme avec lequel elle se lie d’amitié à Marseille), on peut avoir le sentiment par moment que la trame est absente.

Katarina est au cœur du récit, et suscite très rapidement l’empathie et la sympathie. Elle est directe, vive, impulsive, elle a aussi sa part d’originalité. Autour d’elle, les membres de sa famille, bien qu’esquissés, permettent de souligner l’affection qui unit Katarina à ses proches – en particulier son père -. Les personnages de Chavolo, Robin, Mathilde puis Benti, viennent apporter de la densité au roman, et ont leur propre autonomie.

Mais c'est encore le style qui constitue, à mon sens, la grande force du roman. Le point de vue adopté est celui de Katarina, protagoniste et narratrice, et utilise une langue très vivante, énergique, qui emprunte beaucoup au langage familier et moderne, et peut se faire également très poétique. On se plaît dans les phrases de Lucie Land. 

Aussi, alors que le roman se compose surtout des errances d’une jeune fille, sa personnalité et son environnement suffisent à les rendre intéressantes, et à maintenir le lecteur en haleine : les pensées fusent dans l’esprit de Katarina, qui ne nous laisse aucun répit, et avance dans sa vie coûte que coûte, avec l’énergie et l’audace d’une jeune fille de 17 ans.

A découvrir ! 
Pour vous si...
  • Vous ne lisez que les deuxièmes tomes, passer par le premier est totalement surfait.
  • Vous collectionnez les auteurs atypiques - et les protagonistes aussi ! 

Morceaux choisis

"Je laisse passer deux métros à m'éjecte à regret du coeur de la ville. Pourquoi les riches ici, les pauvres là-bas ? Vous fatiguez pas, j'ai la reponse."

Note finale
4/5
(très cool)

vendredi 16 février 2018

La patience du baobab, Adrienne Yabouza

Adrienne Yabouza est originaire de la République centrafricaine. Lorsque la guerre s'y déclare en 2013, elle se réfugie au Congo puis obtient l'asile politique en France. Un parcours qui présente quelques similitudes avec celui d'Aïssatou, la protagoniste de son dernier roman, La patience du baobab...


Libres pensées...

Aïssatou vit en Centrafrique avec sa famille. Un jour, son amie Ambroisine lui apprend qu’elle va épouser un Français, qui va venir la marier à Bangui et l’emmener avec lui en France. Aïssatou organise le mariage de son amie en enviant sa chance, et fait à son tour la connaissance de Rémi, un ami du marié qui s’éprend d’elle et lui promet de l’épouser et de la faire venir chez lui, en Bourgogne. Rémi tient sa promesse, revient et épouse Aïssatou, avant de rentrer en France en attendant qu’elle le rejoigne. Mais Aïssatou est contrainte de fuir la Centrafrique et de se réfugier avec sa famille dans un pays voisin, avec l’argent envoyé par Rémi. Commence pour elle un long parcours du combattant pour obtenir les papiers nécessaires à son départ.

La patience du baobab aborde un thème actuel avec simplicité et franchise.
Le récit suit les difficultés rencontrées par Aïssatou pour partir en France, si bien que l’on a le sentiment de s’enliser avec elle face aux lenteurs administratives. Le lecteur peut alors s’essouffler et se détacher du récit. Paradoxalement, certaines parties semblent un peu « expédiées » et auraient mérité d’être plus développées.

Cependant, la proximité avec Aïssatou est immédiate. J'ai regretté pourtant que l’intégralité du récit soit tributaire de sa personnalité et de la sympathie que le lecteur éprouve pour elle : la famille et les amis d’Aïssatou, Ambroisine incluse, sont de lointaines figures, et même Rémi donne l’impression de faire office de figurant. 

En outre, la langue peut par moment être rédhibitoire, bien que l'on puisse apprécier son oralité, et j’ai regretté que le récit accorde une grande importance aux obstacles administratifs rencontrés par Aïssatou plutôt qu’à la dimension « sociologique » du récit : les conditions de vie que Aïssatou quitte, et ce qui la fait entrevoir une vie en France auprès d’un époux vivant d’une situation « modeste » comme une chance. Aïssatou est fixée sur un objectif, quitter l’Afrique, mais l’on ne sait guère ce qui l’a conduite là, si ce n’est ce que l’on peut se représenter soi-même. 

Le thème abordé est donc très intéressant, mais il est traité sous un angle qui diminue selon moi l’impact sur le lecteur. Il aurait été pertinent de développer les raisons pour lesquelles Aïssatou s’attache à Rémi, la mesure dans laquelle il représente pour elle un futur désirable, et, à l’inverse, ce qui pousse Rémi vers Aïssatou (le coup de foudre soudain immédiatement suivi de la demande en mariage laisse perplexe), ou encore les conditions de vie d’Aïssatou et de sa famille en tant qu’exilés, qui ne sont qu’effleurées. 

L'auteur mérite toutefois d'être lue, et je serais curieuse de m'aventurer davantage dans son oeuvre !

Pour vous si...
  • Vous ignoriez jusque-là qu'il s'était passé quoi que ce soit à Bangui (d'ailleurs, vous seriez bien embêté de devoir indiquer la République centrafricaine sur une carte du monde - par chance, il n'est jamais trop tard pour apprendre).
  • Vous cherchez un roman à offrir à votre oncle Michel, persuadé qu'on entre en France comme dans un moulin et que c'est un scandale (variante : au lieu de lui offrir un livre, vous pourriez simplement offrir un aller simple pour la République centrafricaine ou encore le Soudan du sud).
Morceaux choisis

"C'est comme ça, les mères sont inquiètes, elles savent que c'est bien pour leurs filles de se marier, mais elles pensent aussi que tous les maris sont des voleurs, des profiteurs, des malfaiteurs, des bouba zo, comme dit si bien la langue sango."

"Elle savait comme moi que presque toutes les filles de notre quartier, ici à Brazza comme à Bangui, auraient choisi d'être blanches si un génie leur avait adressé la parole et offert de choisir. Blanche c'est pas "mieux", c'est pas "pire" non plus, mais c'est plus facile dans le monde.
La preuve de ça, c'est que si tu demandes à un Blanc ou une Blanche de choisir, il ou elle répond toujours que c'est mieux de laisser les choses comme elles sont : "Je suis blanche, tu es noire, restons-en là." Facile à dire...
Choisir une femme noire ! Il était fou ou quoi, ce moundjou-là ?"


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 15 février 2018

Vivre vieux et gros, les clefs du succès, Leslie et Michel Plée

Petite pause BD, je vous livre avec Michel les secrets de la vie éternelle, ou presque.

Qui serait assez bête pour résister à une telle invitation ?

Libres pensées...

Michel est un chat. Et comme, en prime, il est sympa, il nous a concocté un petit guide de tout ce qu'il faut faire pour survivre dans un environnement hostile, auprès d'êtres un tantinet diminués dont il dépend hélas (ie, les humains), et surtout, parvenir à manger en quasi-permanence.

En suivant le guide, vous apprendrez donc tout plein d'astuces utiles, sur la façon d'entretenir des relations de domination cordiale avec votre humain, sans jamais aller trop loin cependant, parce que cela vous serait néfaste, sur la façon dont vous pouvez vous empiffrer à volonté si tant est que vous y mettiez du vôtre, à savoir, que vous mettiez votre dignité de côté, et sur tout un tas d'autres choses du quotidien.

Bref, c'est LE guide pour tous ceux qui veulent masteriser leur vie, être les badass du quotidien, s'épanouir harmonieusement en entretenant toujours plus de gras et de caresses.

A ne pas manquer ! 

Pour vous si...
  • Vous avez un minimum de bon sens et savez ce qui compte vraiment, dans la vie.

Morceaux choisis



Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 14 février 2018

Sulak, Philippe Jaenada

Il y a longtemps que je ne vous ai pas parlé de Jaenada, je profite donc de ce début d'année pour combler mes lacunes, et découvrir l'histoire de Bruno Sulak, revisitée par mon cher Philippe. 


Libres pensées...

Jaenada retrace le parcours de Bruno Sulak, braqueur apôtre de la non-violence, qui a sévi en France au début des années 1980. S'évadant de prison à plusieurs reprises, nouant une relation presque cordiale, et teintée de respect, avec l'inspecteur en charge de son arrestation, Sulak fascine, incarne un Arsène Lupin attachant qui questionne nos définitions du bien et du mal.

En bref, un objet d'étude parfait pour Philippe.
Avec Sulak, Philippe Jaenada s'aventure sur un terrain nouveau, puisqu'il avait jusqu'alors surtout écrit à partir de sa propre vie, évoluant donc sur l'auto-fiction. A partir de Sulak, il s'attaque à explorer la biographie de personnages malmenés par l'Histoire, menant une enquête posthume et démontant à coups de stylo les préjugés tenaces souvent passés à la postérité.

Dans Sulak, on remarque que son style est encore hésitant, sérieux, il ose l'humour, mais le trait est fin, par rapport à ce que l'on trouvera dans ses oeuvres suivantes, La petite femelle, et, en 2017, La serpe.
Néanmoins, on reconnaît dans Sulak son goût pour une certaine forme d'anti-conformisme, sa volonté de pointer du doigt les incohérences judiciaires (par exemple, le fait que des violences physique ou un meurtre n'aggrave que peu la peine prononcé pour un braquage, soulignant que, ce qui compte, c'est avant tout l'argent, auquel il ne faut pas toucher), et son attachement aveugle au personnage dont il a entrepris de raconter l'histoire. Il passe tout à Sulak, comme il passe tout à Pauline Dubuisson, et il s'érige en quelque sorte en ami indéfectible de Sulak, son meilleur avocat, son plus grand admirateur.

Pourtant, l'image qu'il restitue de Bruno Sulak n'est pas d'Epinal, Jaenada cherche l'humanité en lui, il voudrait partager sa vision singulière des choses, il donne voix aux non-dits qui entoure sa mort lors d'une évasion manquée de la prison de Fleury-Mérogis en 1985, les anomalies dans les rapports des témoins, et l'on sent poindre en lui une immense tristesse, à la pensée de la disparition de Sulak.

Sulak nous en dit autant sur le braqueur gentleman que sur Philippe Jaenada, et ouvre le champ aux chefs d'oeuvre dont il nous a depuis gratifiés. Pourvu qu'il vive encore au moins 150 ans, c'est bien là mon seul souhait. 

Pour vous si...
  • Vous vous laissez facilement attendrir par les bandits au grand coeur. 

Morceaux choisis

"Avec du recul, si l'on essaie de regarder de haut par exemple, comme si on observait une maquette, la vie de Bruno ressemble à un labyrinthe - toutes les vies, je suppose, mais dans la sienne, à chaque intersection, il n'y a qu'une seule porte ouverte. Il change souvent de direction - je le vois marcher, petit bonhomme, dans les couloirs du labyrinthe - mais il n'y a en fait qu'un chemin possible. Il ne s'en rend peut-être pas compte, en bas. Si certaines portes avaient été ouvertes, il aurait pu, comme tout le monde, exercer une sorte de libre-arbitre."

"Le temps qu'il se retourne, Albert a ouvert la fenêtre et sauté. ("Non, pas ça!" s'écrie Jacques Peyrat, qui n'a qu'un sens approximatif du timing : Spaggiari est déjà dans le vide, et même s'il se laissait finalement convaincre, de manière surprenante, par le cri de désespoir de son avocat, rien n'est plus difficile que de remonter quand on a sauté.)"

"Elle remarque une petite cicatrice sur son ventre. Un tatouage sur la face externe de son poignet gauche : "B.B." (Il lui explique que c'est un souvenir de ses dix-sept ans, une femme plus âgée que lui dont il a été follement, quoique brièvement, amoureux. Brigitte.)"

 "La malchance dégage sa rivale d'un coup de pompe au cul et reprend le pouvoir."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 13 février 2018

L'obscure clarté de l'air, David Vann

Vous connaissez mon amour irraisonné pour David Vann, cet écrivain américain chantre de la relation de l'homme à la nature, de la bestialité humaine dissimulée, auquel on doit  le chef d'oeuvre Sukkwan Island, ou encore Goat Mountain et, plus récemment, Aquarium. L'obscure clarté de l'air est son dernier petit. 


Libres pensées...

Pour Jason, Médée a tué son frère et l'a dépecé, lançant à la figure de son père des morceaux de son corps, sa propre chair trahie. Elle invoque Hécate, défie les dieux, est redoutée de tous, y compris de son mari, tour à tour magicienne et esclave, celle qui punit, qui trahit, qui est méprisée et reniée, celle qui aime Jason et lui sacrifie tout, jusqu'à ce qu'il se détourne d'elle, en épouse une autre, entreprenne de lui voler leurs enfants. Alors, alors, Médée commet l'irréparable.

David Vann repousse encore les limites du dicible. Il nous terrassait avec Sukkwan Island, nous écoeurait avec Impurs, se jouant des interdits, des tabous, nous donnant à voir ce que les sociétés occidentales ont circonscrit à l'ombre, décrivant l'inacceptable, nous interrogeant sur la moralité, sur le bien et le mal, surtout sur le mal.

Avec L'obscure clarté de l'air, il se saisit d'un mythe odieux, l'histoire de Médée assassinant ses enfants, l'acte symbolique et physique le plus extrême, supposé le plus contre-nature provenant d'une mère, s'attaquant aux fondements de la société, aux conditions mêmes de sa pérennité. Médée est sans doute, de toute la mythologie, l'une des figures les plus honnies, les plus dérangeantes, plus encore que Phèdre.
Etant donné le goût de Vann pour les tabous, il n'est donc, d'une certaine manière, pas étonnant de le retrouver ici.

Son écriture change encore ; elle s'était faite plus accessible dans Aquarium, elle est ici acérée, pointue, elle nous fait violence tout autant que les actes de Médée. Et pourtant, elle resplendit également, donne au mythe l'étoffe qu'il mérite, un écrin à sa mesure.

Sous la plume de Vann, Médée n'est pas la femme cruelle et sans coeur que l'on aurait pu croire. Amoureuse, libre, révoltée, païenne, oui. Elle va jusqu'à dire qu'il n'est pas de dieux, elle qui a pourtant gagné les faveurs d'Hécate, elle remet en cause la fatalité divine, elle crée la possibilité du libre-arbitre. Face à la tragédie, Médée trahit son humanité, et lui donne un autre visage, car elle lui confère soudain la liberté.

On peut, bien sûr, s'arrêter à cette aridité, cette charge violente qui se dégagent de ces pages, mais ce serait passer à côté d'une interprétation puissante et audacieuse, porteuse de vérité et de sens.

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas fan des versions polissées des mythes antiques, et aimez quand ça heurte.
  • Vous trouvez qu'on ne rend pas assez justice à Médée. 

Morceaux choisis

"Un nouveau monde, ou une ouverture dans l'ancien.
Elle ne trouve plus les constellations, ces formes familières.
En regardant les étoiles en contrebas, elle découvrira peut-être un nouveau dieu, tout comme les premiers dieux furent découverts en observant le ciel. Un dieu est tout ce qui demeure inatteignable."

"Quel mythe résiste, lorsqu'on est agenouillée dans la dépouille dépecée de son frère ? Qu'on lui a tranché la gorge soi-même ? Quelle histoire peut bien nous guider si l'on est capable de tout trahir ?"

Note finale
4/5
(très bon, mais un poil traumatisant)

lundi 12 février 2018

Appelle-moi par ton nom, André Aciman

Appelle-moi par ton nom est le premier roman de l'écrivain américain d'origine égyptienne André Aciman, paru en 2007 et traduit en français en 2008. L'adaptation cinématographique a remis le roman sur le devant de la scène...


Libres pensées...

Elio a 17 ans, il vit avec ses parents sur la côte italienne. L’été, ils accueillent des écrivains en quête d’un havre pour écrire. Cet été-là, il voit débarquer Oliver, jeune universitaire américain de 24 ans, dont il tombe sous le charme. Incertain lui-même de comprendre le désir qu’il éprouve, il cherche et fuit Oliver tour à tour, dont il peine à décrypter le comportement à son égard. Il trouve auprès de son père un regard plein de sagesse et de bienveillance.

Appelle-moi par ton nom est un roman d'une intense sensualité : le récit se développe autour des sensations d'Elio, entremêlées de pensées qui reflètent la confusion de ses sentiments adolescents, là où ce qu'il ressent physiquement est très clair. Elio est en effet en proie aux affres adolescentes des premières amours, qui le tourmentent vivement.

La première partie du roman est à ce titre éblouissante, car le lecteur est immédiatement plongé dans le cadre édénique du bord de mer italien en plein été, propice à la paresse et au foisonnement des sens.

Cependant, la progression peut paraître lente au lecteur, qui entrevoit dès les premières pages le cœur du sujet et ce vers quoi tend Elio. L’auteur joue sur la tension qu’il fait naître, qui se développe, et la confusion qui l’entoure, mais peut parfois perdre le lecteur en route. 

Le personnage d’Elio, le protagoniste, inspire l’empathie, de par les doutes qui l’habitent et son authenticité.
Face à lui, Oliver est plus difficile à cerner, certainement parce qu’il est vu à travers les yeux d’Elio; il intrigue, intéresse.
Autour de ces deux protagonistes, on apprécie le comportement bienveillant du père d’Elio, qui constitue une présence apaisante dans le récit. Les femmes, en revanche, sont très peu présentes, et constituent principalement un obstacle entre Elio et Oliver.

Je me suis plu auprès d'Elio et de sa famille, au coeur de ce petit village italien en plein été, et j'ai apprécié la richesse du roman qui aborde, au travers de la romance d'Elio, de nombreux sujets : l’écart d’âge (même s’il n’est que de 7 ans, Elio est encore adolescent), l’homosexualité, la judéité (l’auteur insistant sur ce point à certains moments, soulignant qu’il s’agit pour Elio d’un attrait d’Oliver), et, en creux, la relation entre Elio et son père, faite de confiance et d’ouverture.

A l'issue de la lecture, le cadre enchanteur me manque déjà, au point de me prendre à vouloir voir l'adaptation cinématographique, en espérant qu'elle soit à la hauteur...

Pour vous si...
  • Vous n'entendez rien aux étiquettes sexuelles que l'on se colle les uns aux autres (pas littéralement).
  • Vous êtes prêt à ne plus jamais voir les pêches de la même manière...

Morceaux choisis

"Immobile, serrant dans ses bras ses genoux repliés, il écoutait le clapotis des vaguelettes contre les rochers au-dessous de lui. Le regardant maintenant de la balustrade, je ressentis quelque chose de si tendre pour lui que cela me rappela avec quelle ardeur j'avais pédalé jusqu'à B. pour le rattraper avant même qu'il ne fût entré dans le bureau de poste. C'était la meilleure personne que j'eusse jamais connue. Je l'avais bien choisi."

"Pendant des semaines j'avais cru voir dans ce regard une impudente hostilité. J'étais loin de la vérité. C'était simplement la façon dont un homme timide soutient le regard de quelqu'un d'autre.
Nous étions, je commençais enfin à le comprendre, les deux êtres les plus timides au monde."

"S'il y a du chagrin, chéris-le, et s'il y a une flamme, ne l'éteins pas, ne sois pas brutal avec elle... Le manque peut être une chose terrible quand il nous tient éveillé la nuit, et voir les autres nous oublier plus vite qu'on ne voudrait être oublié n'est pas mieux... Nous arrachons tant de nous-mêmes pour guérir plus vite qu'il ne le faut, qu'à trente ans nous sommes démunis et avons moins à offrir chaque fois que nous commençons avec quelqu'un de nouveau. Mais ne rien ressentir pour ne rien ressentir - quel gâchis !"

"Des taches de vieillesse. Elles me brisaient le coeur, et j'aurais voulu enlever d'un baiser chacune d'elles."

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 9 février 2018

L'enfant perdue, Elena Ferrante

Un an déjà que je refermais la page du troisième opus de la saga affolante d'Elena Ferrante, et voici déjà le temps de la fin, de la conclusion, le dernier tome de l'amie prodigieuse


Libres pensées...

Nous avions quitté Elena et Nino convolant avec une légèreté toute adultérine, nous les retrouvons amoureux, mais confrontés aussi à la triste réalité : Elena est taxée de mauvaise mère, rejetée par sa propre mère qui condamne fermement son départ du foyer conjugal, et même Lila ne se prive pas de lui dire qu'elle fait "une belle connerie". Elena se sépare officiellement de Pietro, ses filles restent plusieurs mois chez leurs grands-parents, le temps pour Elena de mettre de l'ordre dans sa vie. Elle décide finalement de revenir vivre à Naples, où elle tombe enceinte en même temps que Lila.
Lorsque sa relation avec Nino se détériore, elle se rapproche de son amie, et elles donnent naissance à quelques semaines d'intervalle à deux petites filles, Imma et Tina, qui grandissent près l'une de l'autre, puisque Elena emménage bientôt dans le même immeuble que Lila, à l'étage supérieur.

Difficile de décider quoi dire du synopsis, pour ne rien vous en gâcher, et toutefois restituer les grands pans de l'intrigue...

Les vies d'adulte de Lina et Lila les mènent là où elles n'auraient jamais cru se retrouver. Pour la première, à Naples, en écrivain à succès mais mère divorcée, souffrant de l'éloignement et du ressentiment de ses filles, et pour la seconde, en mère éplorée lorsqu'un drame la touche qui détruit tout ce que l'on connaissait d'elle.

La moindre des choses à dire, c'est que l'on ne s'attendait pas à de tels développements. Certains passages sont douloureux, laborieux, et l'on retrouve ici la plus grande qualité de la plume d'Elena Ferrante : elle imite la vie avec une puissance inouïe. Lina et Lila avancent à l'aveugle, rien n'est garanti, rien n'est acquis, et leur vision des choses est sans cesse modelée par les événements qu'elles traversent, qui les affectent.
Ainsi, la relation entre Elena et Nino se révèle toxique, là où l'on s'attendait à voir se concrétiser un amour de jeunesse tendre. Nino dévoile un visage inquiétant, détestable, et cela n'est cependant pas incompatible avec ce que l'on savait de lui : il s'agit de réinterpréter le passé au travers d'un prisme nouveau.

Lina évolue, et avec le temps, on apprend à déceler chez elle certains mouvements d'humeur, certaines pensées noires mesquines qui l'accaparent dès lors que Lila entre dans le tableau : elle craint sans cesse la supériorité de Lila, une rivalité jamais dépassée, alors que Lila ne semble pas même vouloir jouer. C'est cette Lina que l'on devine, lors de l'entrevue réunissant les trois protagonistes, Lina, Lila et Nino, en début de roman, une Lina maladivement jalouse, qui ne peut se réjouir de retrouver son amie, et craint d'entrée de jeu de paraître moins à son avantage que Lila, et que Nino ne se rappelle la passion jadis éprouvée pour Lila.

La dernière partie de l'intrigue désarçonne : Lila n'est plus elle-même, et l'on comprend pourquoi, tandis que Lina suit le cours de sa vie et devient une femme âgée obsédée par cette amitié qui l'a suivie depuis son enfance, et dont elle s'est éloignée, laissant Lila disparaître dans la nature, s'interrogeant sur ce qu'il reste d'elles deux.

Difficile, de terminer une telle saga. Je vous mentirais si je vous disais que je n'étais pas restée sur ma faim, que les dernières pages ne m'avaient pas laissé un sentiment d'inachevé. Quelle tristesse, de voir cette amitié complexe, teintée de mille couleurs et d'autant de sentiments paradoxaux, se diluer ainsi, prendre un visage qu'on ne lui connaissait pas... Une pointe de déception, une pointe d'amertume.
Ce qui est sûr, c'est qu'Elena Ferrante parvient, une fois de plus, à ne pas nous laisser de marbre. Un point final différent de ce que j'espérais, mais il n'est jamais facile de dire au revoir à un roman, n'est-ce pas ?

Pour vous si...
  • Vous voulez connaître le fin mot de l'histoire. 
Morceaux choisis

"Une fois, je tentai de le démasquer devant tout le monde, avec une ironie affectueuse :
"N'écoutez pas ce qu'il dit ! Au début il m'aidait à débarrasser et faire la vaisselle, aujourd'hui il ne ramasse même plus ses chaussettes !
_Ce n'est pas vrai ! protesta-t-il.
_Mais si, c'est exactement ça. Il veut libérer les femmes des autres, mais pas la sienne.
_La libération, ça ne doit pas forcément passer par la perte de ma liberté." (OO.... #lejouroùNinoaperdutoussespoints)

"_C'est une expérience.
_Une expérience de quoi ?
Nous nous trouvions dans son bureau, Tina lui tournait autour et Imma jouait de son côté. Je lui dit :
_Une expérience de recomposition. Tu as réussi à garder toute ta vie ici, pas moi : je me sens faite de morceaux éparpillés."

"Je me dis, comme toujours dans ces cas-là : Maintenant qu'il n'est pas obligé d'être père tous les jours, c'est un excellent père, et même Imma l'adore ! Peut-être que les choses ne peuvent se passer qu'ainsi avec les hommes : il faut vivre un peu avec eux, leur faire des enfants, et puis voilà. S'ils sont superficiels comme Nino, ils s'en vont sans éprouver aucune sorte d'obligation. S'ils sont sérieux comme Pietro, ils ne manqueront à aucun de leurs devoirs, et, à l'occasion, donnent le meilleur d'eux-mêmes. De toute façon, l'époque des fidélités et des longues vies communes est finie, pour les hommes comme pour les femmes."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 8 février 2018

Une fille, au bois dormant, Anne-Sophie Monglon

Le tout dernier des 68 premières fois, édition d'automne, était signé Anne-Sophie Monglon, et me promettait de m'en conter des vertes et des pas mûres...


Libres pensées...

Bérénice, 33 ans, travaille dans une agence de communication. Lorsqu'elle rentre de congé maternité après la naissance de Pierre, elle réalise qu'elle est gentiment mise au placard par son manager qui s'en dit contrit, et réalise la rivalité qui l'oppose à la jeune femme qui l'a remplacée et semble avide de récupérer sa place.
Bérénice réagit avec distance, ne manifeste guère d'émotion devant le spectacle de sa rétrogradation.
Lors d'une formation, elle fait la connaissance de Guillaume, musicien, dont elle se rapproche, et qui lui offre un échappatoire hors de son quotidien qui la dépasse.

L'histoire d'Une fille, au bois dormant, est tristement actuelle, et pourrait même sembler banale. Néanmoins, peu illustrée jusqu'alors dans la littérature, il n'est pas inintéressant de proposer une plongée dans la vie des "femmes modernes", qui tâchent de mener de front une carrière professionnelle ascendante et supposément épanouissante, et une vie de famille stable.

La théorie de la belle au bois dormant m'a néanmoins troublée, dans la mesure où son application à Bérénice ne m'a pas réellement convaincue : on pourrait deviner un baby blues dans ce que traverse Bérénice, cependant son comportement attentiste, détaché, intrigue. Alors qu'elle est victime d'injustices crasses, elle décide de s'en accommoder, non pour se consacrer à sa famille, car on la voit distance face à son fils, mais pour se repaître dans cette étrange léthargie dans laquelle elle s'est coulée peu à peu.

La rencontre avec Guillaume est intéressante, mais à mon sens pas assez percutante, trop anecdotique, pour que l'on y voit un événement décisif. En réalité, j'ai manqué d'empathie envers Bérénice, alors que tout dans sa situation m'interpelle.
Je pense que c'est l'écriture qui ne m'a pas convaincue, et que j'ai ressentie comme un obstacle plutôt que comme le liant, le véhicule de cette histoire à la fois dramatique et commune.

Rendez-vous manqué, donc, avec cette fille au bois dormant, dommage !


Pour vous si...
  • Vous ne voyez de quel problème on vous parle lorsqu'une conversation se porte sur l'inégalité d'accès des femmes aux postes à responsabilité, ou encore sur les discriminations à l'encontre des mères en entreprise
  • Vous êtes persuadé que la musique adoucit les moeurs. 

Morceaux choisis

"Ton sommeil c'est d'abord ça, la tentation d'être ailleurs, l'obsession par moments, à d'autres la dispersion, l'engagement comme un mot abstrait, le voyage dans le passé, le futur, la vague, le refuge dans la forêt. Le monde, une paroi avec peu de prises, les trouver en tâtonnant, s'y accrocher, en espérant qu'elles te feront déboucher sur du plat, des autoroutes, des tapis roulants par lesquels se laisser porter, les émotions atténuées."

"Et te voilà à tenter de lui faire comprendre des codes professionnels que tu ne maîtrises pas : on ne dit pas tout ce qu'on pense aux gens qu'on ne connaît pas, tu t'entends même prononcer ces mots, il faut un minimum jouer le jeu. Et, tandis qu'il ne te répond rien, que ses yeux balaient l'espace devant lui et que son regard s'opacifie, tu passes de la consternation à l'agacement et de l'agacement à une véritable colère, contre lui qui ne joue pas le jeu, contre ta propre impuissance vis-à-vis de lui."


Note finale
2/5
(pas mal)

mercredi 7 février 2018

La mémoire de Babel, Christelle Dabos

Enfin, le voici, le tant attendu, le troisième tôme qui vient clôturer la formidable trilogie de La passe-miroir !! Thorn, finie la compta, nous voici ! 


Libres pensées...

A la fin du deuxième tome, nous avions laissé Thorn et Ophélie en fâcheuse posture, Thorn sur le point d'être exécuté par Farouk, son propre esprit de famille (on ne peut donc compter sur personne), s'était évadé in extremis de sa prison pas lustrée suite à une entrevue peu fructueuse avec Dieu (rien que ça), et Ophélie s'en était retournée chez elle, ignorant ce qu'il était advenu de celui qu'elle venait tout juste d'épouser (elle aurait pourtant pu être plus fringuante, les épousailles en prison ne se terminent habituellement pas pour le mieux, nous diront Grace et Joseph Plunkett). Bref, trois ans plus tard, Ophélie se trouve lasse d'attendre le retour de ce mari auquel elle s'est, il faut bien l'admettre, terriblement attachée, et elle se rend donc sur Babel, aiguillée en cela par son bon ami Archibald, afin de retrouver la trace de son bien-aimé. Mais sur Babel, des épreuves peu reposantes l'attendent, annoncées par des événements mystérieux qui se déroulent peu de temps après son arrivée.

Le troisième opus de la saga est toujours aussi savoureux, mais également, il faut bien l'admettre, un poil déroutant. Comprenez-moi : voilà que l'on m'apprend soudain l'existence d'un endroit jusqu'alors inconnu, Babel, et qu'il s'avère que la majorité de l'intrigue s'y déroule. Cela m'a paru moins évident et logique que ce qui s'était produit dans les précédents tomes, ce pourquoi j'ai peut-être été moins conquise à la lecture de ce livre-ci.

Ne dramatisons pas, l'autrice est talentueuse et sait nous faire miroiter monts et merveilles, affliger toutes sortes de galères à Ophélie, que l'on plaint sincèrement, pour finalement lui apporter la clef aux maux qui la taraudent. En bref, l'intrigue reste bien menée, en dépit d'une accélération un peu essoufflante sur la fin, et l'on se plaît toujours dans l'univers tricoté pour nous par Christelle Dabos.

En fin de compte, cette conclusion se tient, et la qualité du tome est loin d'être médiocre (et pourtant, je ne suis pas franchement fromageophile), de sorte que l'on n'a qu'une hâte en refermant le roman : que Christelle Dabos nous concocte une nouvelle de ses merveilles, et une belle saga de son cru !

Pour vous si...
  • Vous vous demandez ce qu'il a diantre pu advenir de ce grand dadais de Thorn.
  • Vous ne laisseriez pas Ophélie affronter seule ce grand mystère.

Morceaux choisis

"_Sais-tu pourquoi l'orange est un fruit reaaaally important ?
Elle ne s'était pas attendue à cette question-là.
_Euh... Il guérit du scorbut ?"

"_Vous... vous devez me trouver très émotif, Miss Eulalie, dit-il en s'essuyant la bouche d'un geste humilié. La vérité est que j'ai la phobie des chats. Celui-là était... particulièrement gros."

"Saviez-vous que les gauchers étaient autrefois persécutés ? demanda-t-il à brûle-pourpoint. On les appelait les "sinistres" à cause de cette perception qu'ils avaient - que nous avons - de l'univers qui nous entoure ! " (hum... est-ce qu'on ne les appelait pas plutôt "les sinistres", du latin "sinistra", "gauche"?...)

Note finale
3/5
(cool)

mardi 6 février 2018

La distance de courtoisie, Sophie Bassignac

J'ai découvert Sophie Bassignac il y a un peu plus d'un an, avec Séduire Isabelle A., un roman familial cocasse et décalé. Je la retrouve donc avec plaisir avec son dernier roman, La distance de courtoisie


Libres pensées...

Etienne Bellamy est un homme dont on pourrait croire qu’il a raté sa vie. Sa femme, Sylvana, l’a rejeté, il souffre depuis d’une dépression dont sa psy, Judith Hoffmann, peine à le tirer, et a échoué dans un musée de province, où il travaille auprès de l’inépuisable et moquée Adélaïde Ozenfant. Lors d’une exposition attendue autour de l’article Albrecht, Etienne fait la connaissance d’Héloïse Gassien, comédienne à succès, qui lui propose de le revoir. Mais, à l’issue de l’événement, une toile est déclarée volée, et les soupçons de Canari, l’inspecteur de police local, se portent rapidement sur Etienne.

La distance de courtoisie est plaisant pour la prose humoristique reconnaissable de son auteur, déjà éprouvée dans ses précédents romans, qui rend l’intrigue et les personnages pétillants.

De fait, les nombreux personnages forment une galerie de portraits distrayants, aux traits parfois un peu excessifs mais qui garantissent de ne pas s’ennuyer. L’auteur excelle en effet à brosser des portraits caustiques de figures colorées et imparfaites, les petits défauts étant bien entendu mis en exergue avec panache. Le personnage d’Etienne est finalement le plus difficile à saisir, et peut agacer, tant il semble être victime de tout ce qui lui arrive, et ne parvient pas à prendre les choses en main.

On peut d'ailleurs se perdre parfois dans les circonvolutions autour de ce personnage, entre ses séances auprès de sa psychologue et les pensées qui le taraudent quant à ce qu’il doit faire – il semble, pour finir, se complaire dans une certaine inertie. Passée la première moitié du livre, la résolution tarde à venir.   

J'ai en effet déploré un manque de rythme dans le récit, contrebalancé heureusement par l’écriture ironique, corrosive à souhait, qui présente à mon sens l’atout principal du livre, et nous rend le moindre personnage intéressant et attachant, à sa manière. 

En fin de compte, l’histoire de La distance de courtoisie est finalement assez secondaire, en dépit des efforts de l’auteur pour nous maintenir en haleine quant à l’identité du voleur de tableaux. Le roman consiste surtout en des chroniques d’un microcosme social formé pour partie des personnes travaillant au musée, et pour partie des personnes qui gravitent autour d’Etienne – Héloïse, Sylvana, et les habitants de la ville, parmi lesquels Ivan ou encore la baronne.   


Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte de la prose de Sophie Bassignac ;
  • Vous aimez les intrigues portés par des personnages excentriques.

Morceaux choisis

"Ses douze années de vie commune avec Sylvana avaient la noblesse respectable d'une oeuvre d'art. Les artistes sont des salauds, murmura-t-il à son reflet. Ils ont la même conscience de classe que les grands bourgeois et ils jouissent du privilège rare de transformer leur désespoir en or, se dit-il tout en plaquant un épi rebelle planté comme une idée fixe au sommet de son crâne."

"A cause de lui, elle ne s'aimait plus beaucoup et il fallait bien admettre que jouer les intellectuelles frondeuses n'était décidément pas dans sa nature. Adélaïde était une sensuelle qui rêvait qu'on l'aime pour son corps. Son aventure avec le maire avait restauré son orgueil malmené ainsi qu'une certaine lucidité."

"Héloïse s'était réveillée fataliste avec le pressentiment très fort que son histoire avec Etienne Bellamy était vouée à l'échec. Son coming out auprès de l'inspecteur avait été comme un dernier geste avant de disparaître de sa vie. Le voir assis face à elle dans l'intimité de sa loge remettait tout en question et elle constata qu'elle était toujours aussi attirée par cet homme plus décevant que tous ceux qu'elle avait connus."

"La vieillesse est un crime commis par les autres. Ils nous l'imposent alors que nous ne devrions jamais y penser. La vieillesse est un cliché et je ne veux pas en entendre parler. Si je te dis que je n'aimerai plus, ce n'est pas parce que Luzia a emporté ma jeunesse mais parce que l'amour est rare, tout simplement. On ne tombe pas amoureux tous les jours, Etienne. Deux ou trois fois dans une vie quand on a beaucoup de chance."

Note finale
3/5
(cool)